Au fond des draps épais, Robin se tourne et se retourne. De son corps irradie une chaleur qu’il ne connaît pas et sa peau se couvre de gouttelettes de transpiration salée. Le jeune homme se mord les lèvres, roule sur lui-même et rejette la lourde couverture sur ses pieds.
« Comment chasser ce feu qui m’envahit ? »
La clarté de la lune pénètre dans la chambre à travers la fenêtre à petits carreaux, dessinant sur le sol des motifs géométriques qui se superposent aux tapis de laine tissés par les dames du village. Les dames du village, c’est ainsi que son père lui a toujours parlé des femmes qui peuplent le voisinage. Robin a remarqué depuis qu’il a dépassé l’adolescence que ce vocable est bien inadapté, qu’il s’applique aux jeunes filles aussi bien qu’aux vieilles femmes. Comme si son père, le Patriarche, le guide de la petite cité voulait par ce terme – les dames du village – englober toute féminité dans une abstraction inatteignable. Jamais Robin n’a connu l’intimité, avec aucune d’entre elles. Le vieux Plétarque n’a pas eu besoin d’interdire à son fils de s’approcher des femmes, depuis toujours elles ne paraissent dans la Grande Maison que pour les servir.
Bien sûr, la Prêtresse a le pouvoir d’invalider toute décision que le Patriarche pourrait prendre ; évidemment que le conseil des Muses se réunit tous les mois pour offrir à la cité les jours de vacances à venir et organiser les fêtes. Et la Grande Apothicaire a le pouvoir sur tous les soins dispensés à travers la cité. Les femmes de pouvoir existent. Aucune femme, aucun homme ne sert sans l’avoir choisi, sans être dûment rémunéré…
Lorsque Robin a la chance de croiser la gente féminine, c’est toujours parce que son père l’a autorisé, parce qu’il a validé que telle ou telle pourrait s’approcher de son fils. Alors, évidemment, les femmes que Robin côtoient sont triées sur le volet. Par le Patriarche. La transpiration colle sous les aisselles du jeune homme. Ses rêves éveillés le font souffrir de plus en plus souvent, de plus en plus violemment. Il se mord les lèvres en pensant à la jeune Noémie. La mécanicienne. Celle qui mieux que personne graisse les engrenages de son autovapeur, qui sait régler l’incinérateur à déchets pour que l’engin produise sans à-coups l’énergie nécessaire. Parce que Robin n’est pas enfermé. Non. Quand il le souhaite, il peut parcourir la campagne, avec son fidèle compagnon Bertrand. Le jeune homme qui dort dans la pièce à côté, le jeune homme qui partage ses jours, participe à son instruction physique et morale. Bertrand n’a que quatre années de plus que lui. Robin ne se souvient pas d’avoir vécu de journée sans que son compagnon ne se tienne à côté de lui, du lever du soleil au coucher.
Mais les images, ce soir, reviennent sans cesse rebondir derrière les paupières de Robin. Il voit Noémie. Ses fines mains aux ongles noircies, aux crevasses emplies de graisse. Ses bras noueux et bronzés, ses épaules larges et sa crinière de cheveux blonds. Qu’est-ce qu’il aimerait passer une simple après-midi auprès d’elle, poser ses doigts contre son dos nu. Robin frissonne. Son corps humide va prendre froid s’il reste ainsi, nu au-dessus des couvertures, avec la fenêtre entrouverte. Le jeune homme se lève, le parquet grince. Debout à la fenêtre, il regarde la cour de la Grande Maison. L’autovapeur est là, en bas, sur le pavé. Le galbe de la toiture de zinc brille sous les étoiles. Robin ferme la fenêtre et contemple encore un instant le véhicule en pensant à la mécanicienne, à son cou et ses bras puissants. Le parquet grince à nouveau tandis qu’il s’approche du baquet pour s’asperger d’eau. En attrapant la grande étoffe de coton pour s’essuyer, il projette au sol une bouteille métallique qui rebondit avec fracas. Il la ramasse, s’éponge le visage et se précipite dans son lit, le corps glacé.
Bertrand n’apparaît pas et Robin s’en étonne. Depuis des années, au moindre cauchemar, au moindre bruit d’un livre qui tombe sur le plancher, Bertrand s’est toujours précipité dans sa chambre pour s’enquérir de sa santé. Pas ce soir. Robin sent la chaleur du lit qui l’enveloppe et la chaleur de Noémie qui afflux dans ses veines, dans sa poitrine et jusque dans son ventre. Comment est-ce donc possible qu’il n’ait jamais pris la peine de discuter seul à seul avec elle ? Et s’il l’avait voulu, son père l’aurait-il laissé faire ? Encore une fois, il n’en est pas sûr. Aucun interdit, aucune autorisation non plus. La courbe des reins de Noémie… Le galbe de ses cuisses dans ses pantalons de cuir… et ses yeux noirs, profonds comme la nuit, pétillants comme des braises… Robine pousse un long soupir. Et puis, sans savoir pourquoi ni comment, il pousse un petit cri et s’exclame :
— Quand donc pourrai-je l’approcher ?
Ses mots résonnent contre la muraille épaisse de la maison. La veilleuse au gaz tremble doucement, comme pour se moquer de cet appel dérisoire. Mais Bertrand, lui, n’apparaît pas.
— Je vous en prie, faites que je puisse l’approcher ! Faites que nous puissions partager un peu d’intimité !
Toujours pas de Bertrand. Robin s’inquiète un peu, mais son fantasme grandit, Noémie se fait de plus en plus présente, là derrière ses paupières lorsqu’il ferme bien fort les yeux.
— Noémie ! Veux-tu me parler ? Veux-tu partager quelques pas dans le jardin avec moi ? Là, sous la glycine, veux-tu t’enivrer de ce parfum lourd entre mes bras ?
Plus il parle seul et plus il sent que Noémie est là, près de lui. Et lorsqu’il élève la voix, de plus en plus fort, personne ne réagit dans la maison. Alors, la jeune mécanicienne est comme présente auprès de lui, il sent l’odeur de sa peau, parfumée d’essence et d’huile de lin ; sur sa peau, la sensation graisseuse de ses doigts ; contre son torse, le tissu rêche de sa veste de tulle. La température grimpe encore sous la couverture rouge et Robin ne sait plus si les mots qu’il prononce sortent de sa bouche ou s’ils sont échangés avec Noémie, sous la glycine, sous les lilas, derrière le mur de pierre du potager. La tête du jeune homme s’enfonce dans l’oreiller, ses divagations amoureuses s’échappent en longues plaintes à chaque fois que son visage s’extrait du coussin fourré de plumes. Voilà qu’il se frappe le crâne, doucement d’abord, en appelant la belle mécanicienne. Et puis plus fort, en hurlant.
Rien ne bouge dans la maison.
Robin se lève, traverse en courant sa chambre et descend quatre à quatre les deux étages jusqu’au rez-de-chaussée. Là, il fouille dans la veste de son père et y trouve la clé de son coffre. Avec celle-ci, il déverrouille le meuble blindé et y subtilise la clé de la cave. Enfin, il ouvre la porte épaisse de la cave et se précipite dans les escaliers qu’il dévale à moitié nu. Les vieilles machines sont là. Cubiques, parallélépipédiques, rongées par le temps. Comme de vieux clavecins aux touches minuscules, faits d’une matière qui n’existe plus. Tout est resté comme dans son souvenir, lorsqu’il était enfant et qu’il avait suivi sans bruit son père jusque cette pièce secrète. Il appuie sur un gros bouton rond qui s’enfonce dans la surface plate. Un grésillement se fait entendre et la surface rectangulaire devant lui s’éclaire. Une image apparaît : c’est Noémie. Ou une autre femme, c’est tout comme. Robin la regarde en s’en faire brûler la rétine. Et puis, il sait qu’il a pris trop de risques, alors il appuie sur le bouton à nouveau, remonte les escaliers, cache les clés dans le coffre et la veste et se jette dans son lit, hagard.
Tout ça n’est pas un rêve. Tout ça existe, a existé. L’image de la mécanicienne sur l’écran se fond avec celle de Noémie. Robin est en fusion, son corps se liquéfie sous la couverture rouge. Son cœur bat en sautant des mesures, l’arrière de sa tête frappe contre l’oreiller tandis que se yeux écarquillés fixent le plafond. Il en s’en rend plus compte, mais un cri continu sort de sa gorge. Et Bertrand n’apparaît pas. Alors que le jeune homme croit devenir fou, alors qu’il sent que son cerveau va brûler comme une machine mal graissée, alors que l’image de Noémie clignote devant ses yeux, la porte de sa chambre s’ouvre. Le parquet grince et Robin s’apaise avant de se redresser, plein d’espoir.
Noémie vient de rentrer dans sa chambre.
Bonjour Remi,
un commentaire sur ton texte
B
Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.
Au début je pensais que ca se passai a une époque ancienne, ensuite, j'ai pensé que ca se passe a une époque inventé, pseudo-moderne.
Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.