Ils sont enfin partis. Les encyclies sur le lac ont cessé. Sa respiration se fait plus lente, évanescente. Ne reste plus que la plénitude et la beauté de cet endroit.
Les promeneurs et navigateurs d’un jour ont repris le chemin de leurs hôtels. J’entends les barques et certains endroits de la maison grincer encore un peu, rééquilibrant leur densité avec la venue de l’humidité du crépuscule. Se délectant de ce calme revenu après avoir été le théâtre de balancements hasardeux de jeunes enfants - et de moins jeunes - de demandes en mariages timides, surprises ou tant attendues, de mots doux échangés d’amoureux comme au premier jour ou prenant conscience que l’amour d’avant est remplacé peu à peu par le plaisir d’être simplement ensemble. Sentiment accueilli avec plus ou moins de gravité, d'appréhension ou de sérénité. La diversité de ces voyageurs, et de leurs histoires, m’ouvre une passerelle avec le reste du monde. La dernière.
Je sens davantage la fumée du poêle envahir la terrasse. Les nuages recouvrent déjà lourdement les cimes de leurs douces rondeurs. Il fera froid cette nuit. Je prends conscience une dernière fois du froid sur mon visage, remonte mon col et rentre dans la chaleur du foyer. Alfred ne semble pas avoir terminé sa journée, il rentrera quand l’appel du ventre se fera plus vif que celui de l’aventure.
J’ai longtemps cru que la perspective me manquerait, qu’il me fallait une position plus “dominante”. Qu’il n’y avait que les courageux qui s'aventurent jusqu’au sommet, qui avaient la chance d’épouser du regard et de contempler pleinement l’immense beauté, la perfection de ce lieu.
Mais je n’ai, finalement, jamais ressenti ou éprouvé ce sentiment, cette jalousie. Je suis même convaincue d’être plus en veine encore. Ces hommes et ces femmes, je les vois, je les devine. S'arrêtant, admirant cette immensité qui de par sa simplicité sans fard ni extravagance leur coupe le peu de souffle qui leur reste après cette ascension fastidieuse. Je les devine ébahis, à court de mots. Avec leur envie fougueuse de saisir toute la complexité et la plénitude de ce qui s’offre à eux. De jouir de tous leurs sens. De cette étendue insondable au travers les yeux d’un seul homme, ou d’un seul coeur. Le souffle puissant s’imposant à leur odorat, la rugosité délicate et puissante de la roche. Je les devine tentants avec fièvre de mémoriser tout cela, de photographier ce réel de l’instant présent. En gardant l’espoir de pouvoir se replonger dans ce tendre souvenir, quand le sentiment d'échapper à l’essentiel s’imposera à eux.
Chanceuse de pouvoir, quand l’envie m’en prend, quand la vie me libère de certaines obligations, si futiles finalement, contempler à loisir ce joyau. D’avoir l’oisiveté de juste… Contempler. Quelle richesse que celle-ci.
J’entends des pas sur la terrasse. J’ouvre la porte. Alfred. Il se secoue, sait que je n’aime pas quand il met de l’eau partout, me jette un regard avec des étoiles pleins les yeux et pourtant j’y devine la fatigue. Il a dû courir et donner toute l'énergie qu’il avait en réserve au cours de cette journée. Demain il retrouvera toute la force et l’envie pour de nouvelles affaires. Sa capacités de récupération m’étonnera toujours. Puis il file gaiement vers sa gamelle. Tellement prévisible!