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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes courts (Modérateur: Claudius) » L'appel du Bosphore

Auteur Sujet: L'appel du Bosphore  (Lu 1506 fois)

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L'appel du Bosphore
« le: 02 octobre 2011 à 18:34:30 »
Oui, j'avais fait le défi de mars, mais la pièce ne faisait pas 5000 mots.
Sous vos yeux éblouis, voici ce que j'ai toujours (depuis qu'elle existe) considéré comme mon chef-d’œuvre, comme le texte de ma vie.




L’appel du Bosphore (drame sans acte)



Les personnages


ANTONIN ARTAUD (dans la salle)
LE GARDIEN DE NUIT
L’HOMME-PELOUSE
IEFIM IAKOVLEVITCH
LE JOURNAL TELEVISE
LA VIERGE MARIE
INNA, sa sœur (?)
DEUX MORTS
LA REGIE
WIKIPEDIA






Un parking souterrain en périphérie d’une mégalopole d’Europe orientale. L’entrée donne sur une artère animée, la sortie sur les ruines d’une ville morte.

Frottements. Le son se rapproche. L’homme-pelouse apparait.


L’HOMME-PELOUSE, vert : Que les jours me sont aigres, et les nuits froides et vives.

En surplomb, la régie crie les dernières directives.

LE GARDIEN DE NUIT, jouant dans son coin avec sa lampe-torche : Il ne se passe rien dans ce parking. Il y a de temps en temps des morts qui émergent des ruines, là-bas (il montre la sortie), et qui tentent de remonter le cours de leur néant jusqu’à la rue, là-haut (il montre l’entrée, lointaine). Ils échouent toujours. Ils auraient besoin de ravitaillement mais personne ne vient jamais se garer ici aux heures de marée. Sauf ce soir mais c’est une exception. (Il fait tomber sa lampe et porte le regard sur l’Homme-Pelouse, suspectant quelque chose.) Etes-vous rayé ? Je n’aime pas les gens qui se raient le corps. Surtout quand c’est en vert, surtout quand... c’est la couleur de la Bête.

L’HOMME-PELOUSE : Je ne souhaite à personne ce que j’endure. Non, je ne suis pas rayé. Je suis rendu lépreux par ces mottes d’herbe qui me couvrent le corps.

LE GARDIEN DE NUIT, soufflant de soulagement, ramassant sa précieuse lumière et s’éloignant d’un pas de patapouf : J’ai fini mon petit discours, tralala. Je reviendrai plus tard, tralala, quand il faudra chasser de la carne pourrie, crch, et ramasser la petiote grande-brulée, frouh.

L’HOMME-PELOUSE, montrant le plafond de la tête : Je ne sais pas pourquoi je dois emprunter ce chemin de souffrances. Suis-je le Christ ? Suis-je un malfrat que l’enfer arraisonne ?

Une femme, dissimulée derrière un pilier en béton : Le Christ n’est pas venu.

L’HOMME-PELOUSE : Je connais cette voix.

La femme : Tu ne la connais pas mais l’attends. Moi aussi je me suis créé des attentes. Mais mars est passé désormais. Je n’ai pas eu de visiteur.

L’HOMME-PELOUSE : Cette voix est désertique. Il y a un cercle d’or au-dessus de ton visage.

La femme : Peut-être que dans ce souterrain noir enfin un être de lumière descendra et battra des ailes.

L’HOMME-PELOUSE : Montre-toi !

LA VIERGE, Se voilant le visage avant de S’écarter du pilier : Sur ces plaques de goudron viendra bientôt un messager d’or. Qui peut le dire ?

L’HOMME-PELOUSE, tombant sur ses genoux gazonnés : Vous !

LA REGIE, actionnant des projecteurs qui diffusent des lueurs dorées : Gloria, gloria.

L’HOMME-PELOUSE : Miracle.

LA REGIE, envoyant sur le public des pétales de roses : Elle mourra pour les péchés d’un tiers.

LA VIERGE : Non pour les Miens.

Une voix s’élève dans la salle. Quelqu’un remonte l’allée de droite.
ARTAUD (on ne voit pas ses traits) : Je suis Artaud. Je ne crois pas en la Vierge (la Vierge montre les dents), je ne crois pas en la Nature (l’Homme-Pelouse commence à se brouter), je ne crois qu’en mes textes.

LA REGIE : Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, pour vous ce soir, l’hologramme de feu Antonin Artaud.

Lueurs rouges. On entend dans les coulisses un grand bruit, des objets choient. « Feu » est répété en anglais. Chapelet de négations.

LA VIERGE, Se signant (front, nombril, sein gauche, sein droit) : Surtout, maitrisez-la. Elle ne doit pas paraitre sur scène.

Entre un homme barbu habillé de noir, les manches cousues de fils d’or. C’est Iéfim Iakovlévitch. Il regarde de tous les côtés, apeuré.

IEFIM IAKOVLEVITCH : Elle arrive !

L’HOMME-PELOUSE, cessant de prier : Quel est ce nouveau prodige ?

ARTAUD : Son pouvoir est supérieur à ceux de toutes les personnes présentes sur cette estrade.

LA VIERGE, s’élançant vers les coulisses : Ne la laissez pas approcher !

ARTAUD, l’entravant : Ce n’est plus de votre ressort.

LA VIERGE : Aaah…

Entre Inna. Elle lance un regard dans un coin de la salle où un projecteur s’allume instantanément.

INNA, l’appel du Bosphore : Le soleil est haut !
Aux visages noirs dans la salle : Levez vos mains vers le ciel ! Levez vos bras, les vibrations vous hisseront dans les nuages !

Chaloupe jusqu’à un pilier (cylindre surbaissé en béton) et commence à danser en le serrant contre elle (peau). La distance pilier-bord de la scène vaut 3m05, présenté arête au spectateur (orientation NO/SE vers Jérusalem). La Vierge a porté les mains à ses tempes. Artaud est reparti arpenter la salle. Iéfim reste apeuré. L’Homme-Pelouse n’est plus que physiquement sur scène.

Le soleil est haut !

Les angles du pilier sont tranchants, finissent par l’érafler.
De la régie, on dispense quelques gouttes de sang sur le public.


Dansez dans les nuages, levez les vibrations du soleil et sentez-les dans vos mains…

Jetant un coup d’œil à ses bras et ses cuisses éraflés : Ce ne serait pas plus dangereux si je dansais avec un serpent. Dans le ciel et les vibrations…

IEFIM, en aparté : Qu’elle est belle, et la lune est si pâle… qu’on lui apporte sur un plateau d’argent…

ARTAUD, dans une des loges : Un pèse-nerfs.

LA VIERGE : Ne prononce plus de telles choses.
(S’adressant à Inna) Et toi, n’ouvre plus la bouche.

INNA : Non non non non…

LA VIERGE : Je me demande souvent pourquoi tu es là à vivre à Mes crochets. A Mes crochets de sainteté ! Aaah…

INNA : … non non non pas de feu…

LA VIERGE : Tu vas blasphémer encore ?

INNA : … pas d’Œil de feu !

LA VIERGE, hurlant : Blasphème !

INNA : Je veux sentir…

LA VIERGE, s’époumonant : … le serpent gobant son cli*o*is ! (Elle articule correctement. Seul le script est entravé.)

INNA : … plus haut la musique et toucher le…

LA VIERGE : … le serpent qui s’insinue pour ronger toutes les semences rances que tes replis gardent solidifiées !

INNA, tournant la tête : … le ciel ?
Elle fixe un instant la bouche de la Vierge d’où les insanités sont sorties une à une et de soudains sanglots la font suffoquer. Elle se retire du pilier juste avant que l’angle sud-est ne lui porte la dernière éraflure. Ses poignets sont assez violacés pour que le public en témoigne.

Du fond de la scène arrivent les Morts, paisibles, habillés de rouge. Sur scène, personne n’y prête attention.


LA VIERGE, rejoignant le pilier et dansant à Son tour : Non non non… non tu Me rends folle…
(A Artaud) Sale fou, Je veux…
(Ne sachant plus à qui S’adresser, Elle finit par laisser Son regard sur Iéfim) … vivre avec toi un déjà-vu.

IEFIM, les yeux injectés de sang : Moi, ma Reine ?...

LA VIERGE : Je ne veux pas mentir. Je me sens si…

LE PREMIER MORT, d’une voix de brigadier : Morte.

LE VIVANT : Vide.

LE SECOND MORT, sur un ton d’albatros : Noire.

ARTAUD : Loin…

Le serpent dans la tête de LA VIERGE : Déflorée.

LA VIERGE, grimaçant : Fleur. Alors enlève-moi, emmène-moi…

INNA, ravalant sa peine, à Iéfim : Hé, le mystérieux. Si Elle te tombe dans les bras, je te…

LA VIERGE, loin : Je vis ce soir Mon dernier déjà-vu.

Elle vacille jusqu’à un coin de la scène et tombe à genoux, Se tenant le ventre. Fin de la danse.

IEFIM, murmurant : N’ai-je déjoué la tentation de cette frêle fille que pour céder à celle, innommable, de posséder la Madone ? Que dois-je comprendre, Seigneur ?

ARTAUD : Rabelais a souvent répété que conchiures valaient mieux qu’ermitages.

IEFIM, tendant une tunique élimée à Inna : Que l’on m’explique tout. Pourquoi tu as quitté la rue ?

INNA, s’épongeant le front : Elle me rendait triste.

LA VIERGE : Tout t’a toujours fait pleurer.
A Iefim : Tout l’a toujours fait pleurnicher.

IEFIM : Que faisais-tu quand tu n’avais pas de refuge ?
Reformulant au bout d’un moment :
Quand ta vie te créait du chagrin et que tu ne pouvais pas en sortir, comme tout à l’heure quand tu t’es dit que tu allais chercher du repos dans cet endroit.
Explicitant :
Loin de la rue et de la foule. Des gens qui s’amassent et se souillent les uns les autres de leurs mauvais sentiments. Hein, que faisais-tu ?

INNA : Avant il y avait ma mère.

LA VIERGE, à Iéfim : La Mienne est restée au kibboutz.

INNA : Elle est au kolkhoze. Kol-khoze. Comme la colle et ensuite qu’ose.

LA VIERGE : Chht. Dieu parle tout bas.

INNA : Ou une cause, par exemple, une phrase telle que « Je suis la cause de tous Tes malheurs ».

LA VIERGE : Cesse de te bricoler des excuses.

INNA, finissant dans une résurgence d’accent roumain : Voilà. Bricole-causes et pas lait qui bout’s.
Elle éclate de rire.
Artaud circule dans les allées pour expliquer aux spectateurs les jeux de mots.


IEFIM, indifférent : Tu as déjà vu l’homme qui vend ses casseroles sur le boulevard des Puisards ?

LA VIERGE : Nous n’habitons pas en ville. De toute façon, Nous venons de l’étranger.

WIKIPEDIA : Le boulevard des Puisards n’existe pas.

IEFIM : Bien sûr qu’il existe, il ne faut pas croire ce qu’il dit.

WIKIPEDIA, parlant par la bouche des spectateurs : Le déni est passible de mort.

La télévision grésille.
LE JOURNAL TELEVISE : Cette jeune balbynienne de vingt-deux ans, de parents immigrés, était en concubinage depuis huit mois. Elle a fait un déni de grossesse et est allée accoucher dans le canal de l’Ourcq. Comment ses proches et son gynécologue ont-ils réagi ? « Elle était plus belle qu’avant ouais elle mettait des habits larges en plus j’ai rien vu et maintenant le petit bout est parti dans l’eau comme si c’était un échappement d’égouts là… ça m’a pas fait grand-chose au début comme j’ai pas eu le temps de m’attacher. Maintenant à y réfléchir, ouais c’est chaud, j’aurais pu être en train de l’emmener à l’école. Enfin pas tout de… »

IEFIM : Quoi que vous prétendissiez, c’est un marchand honorable quoiqu’un peu biaiseux. Il prétend que le lait bout spontanément dans ses casseroles. La chaleur vient du métal qui a servi à les fabriquer.

LA VIERGE : J’aimerais faire des choses spontanément.

Iéfim, la regardant avec de grands yeux, se tait.

WIKIPEDIA : Lien vers l’article sur la combustion spontanée.

INNA, pensive : Les flammes et pffuit dans un chaudron de rien-du-tout…

Iéfim, muselé, s’agenouille en position d’orant.
Le journal télévisé est coupé par des pages de publicité.


INNA, se massant les poignets : Iéfim, qu’est-ce que tu as ?

WIKIPEDIA : Créez l’article « Crise mystique » sur ce wiki.

LA VIERGE : Lèpre soit des encyclopédies en ligne.

IEFIM, hypnotisé par la Vierge : J’ai… c’est le… Gabriel et, Vous…

INNA : Ne La regarde pas.
La Vierge lève vivement les yeux vers elle.
Ne regarde pas Ma sœur, je te dis, Iéfim.

LA VIERGE, hurlant soudain d’une voix rauque : Assez ! Je ne suis pas ta putain de sœur, Je n’ai rien qui puisse faire penser à toi, Je préfèrerais qu’on Me baise plutôt que d’avoir en Moi un relent de cette pisse qui te coule dans les veines, tu as compris la Roumaine, tu as compris la glaiseuse, c’est bien clair au fond de tes yeux, de tes petites joues gonflées, pute, tu as compris, pute, que sous aucun prétexte Je ne suis ta sœur ?

IEFIM, retenant difficilement ses sanglots : Pourquoi devez-Vous Vous faire tant de mal…

Inna s’enfuit vomir dans un coin de la scène (à déterminer). Bile et fragments mal digérés sont évacués par une rigole qui aboutit dans un centre de brassage. La mixture rendue onctueuse est ensuite envoyée par un système de pompes dans les dizaines de tuyaux qui passent en-dessous des rangs et alimente les pichets des spectateurs.

Sortie de l’Homme-Pelouse.


LA VIERGE, à Iéfim : Quand tu es apparu, J’ai vu l’ange derrière toi. Avec tes bras ourlés d’or. Habillé en orthodoxe.

IEFIM : Je ne veux pas de fils…

LA VIERGE, à Iéfim : Tu ne dois pas Me craindre. Tu ne dois pas craindre pour ta sainteté. Pense à Celle que Je suis.

Iéfim prend peur et s’éloigne de la Vierge. Il se cache une partie du visage.

IEFIM, à Inna : Maintenant dis-moi comment tu… as trouvé ce parking.

INNA : Parfois dans ta longue vie de misérable, la chance s’habille et vient faire un tour.

Elle tape sur le pilier. On la sent prête à recommencer sur le béton ses mouvements scarifiants. Elle semble hargneuse.

Et l’essentiel à retenir alors, Iéfim (elle a prononcé son nom en détachant les syllabes et comme si elle se libérait d’une haine secrète), c’est qu’une fois que tu abandonnes la rue à son sort, la rue avec ses bars, ses soulards, ses stripteaseuses, ses néons racoleurs, tu es face à une vague gigantesque.

IEFIM, dans un souffle : Qu’est-ce que c’est ?

Artaud, debout à l’étage sur le rebord de la loge, lance un filin vers la scène. Bruit de ventouse inattendu et voilà le câble fermement arrimé au pilier en béton.

INNA : C’est la lame que tu as créée en te désappariant du beau monde. Elle se creuse à l’instant où tu leur tournes le dos et s’abat si vite ensuite… c’est l’accumulation de tous les sédiments que tu as déplacés en changeant ta vie d’épaule, et que tu dois gravir immédiatement pour leur donner un sens nouveau. Sinon ils t’engloutissent et tu meurs sous les gravats.

IEFIM : Je ne comprends pas.

Artaud a ôté sa veste et l’a passée au-dessus du filin. Il se jette dans le vide et vrombit en tyrolienne jusqu’à la scène en chantant « Dis, quand reviendras-tu ».

INNA : Ce sont les gravats de tout ce à quoi tu as renoncé. (La Vierge lève les yeux au ciel.) Les bars, les stripteaseuses, les trottoirs, tout te revient en une masse énorme de gravillons et poussière d’os. Alors, la plupart du temps…

ARTAUD : … que tout le temps qui passe… ne se rattrape guère…

INNA : …tu es trop faible pour trouver une alternative et tu te laisses emporter par l’ouragan. Qui rassemble dans son souffle toutes tes vaines tentatives d’abandon et le poids du décor que tu as bazardé sans en trouver de neuf, parce qu’ils avaient trop de prises dans ta tête, tu n’imaginais pas réellement une vie sans eux, tu t’imaginais les laisser tomber un beau jour mais ils se cachaient sans que tu t’en rendes compte derrière chacun de tes projets irréfléchis, les pourrissant de l’intérieur, préparant ta chute.

LA VIERGE, à Artaud, pendant qu’il remet sa veste : C’est à ce moment qu’elle est devenue folle.

INNA : Enfin, j’ai trouvé cet endroit. Je me suis dit les choses banales, « fais ce que tu as à faire sans rien oublier ». C’est important, (élevant la voix) écoute-moi Iéfim, écoute-moi bien, je ne voudrais pas parler dans le vide, surtout pas, (son regard brille, Iefim s’effraie, il ne sait plus à quelle sœur se vouer) c’est important, n’oublie pas, (se tournant vers la Vierge) à travers le monde, dans ces grandes échappées de lœss, partout, dans les criques et les contrecriques, tous les spasmes géologiques, sous les gratte-ciels bien vernis, dans n’importe quelle capitale économique remplie d’idées inadéquates, la seule limite, c’est le ciel.

Elle esquisse un pas de danse, se tourne vers le pilier.

LA VIERGE, à Artaud : Effrayant. Elle M’assomme. Des années qu’elle Me facialise de banalités.

ARTAUD : J’ai besoin, à côté de moi, d’une femme simple et équilibrée.

Inna danse avec le pilier.

LA VIERGE : Tu veux M’annoncer quelque chose ?

ARTAUD : Je ne suis pas de cette trempe. Un acteur on le voit comme à travers des cristaux, tout le monde le sait, je n’ai que faire de me répéter sans fin, que l’on consulte mes ouvrages.

Retour de l’Homme-Pelouse.
Inna danse, l’Homme-Pelouse passe entre les nouveaux venus et examine leur visage. La Vierge essuie une violente quinte de toux.


L’HOMME-PELOUSE, ayant fait le tour des protagonistes : Pourquoi le vent souffle-t-il vers le fond ?

IEFIM : Ah ça, qu’on ne me prenne pas à répondre à un type qui s’est collé des touffes d’herbe partout sur le corps, non !

ARTAUD : Cela se fume-t-il, cher monsieur ?

L’HOMME-PELOUSE, sapinverdissant : Tout à l’heure j’invoquais le ciel. Je ne sais pas d’où vient tout ce sale gazon de buveur de thé. Je voulais être quelqu’un comme les autres et…

IEFIM, s’esclaffant : C’est raté !

ARTAUD : Ne le coupez pas, voyons.

Iéfim, tordu de rire, roule de la scène et tombe dans les bras d’un spectateur du premier rang qui en lâche son verre de vomi brassé.

L’HOMME-PELOUSE, faisant les cent pas en se tortillant les brins : Autrefois je n’étais pas si seul. J’étais verdoyant mais je n’y faisais pas attention. C’était un temps de luxuriance, d’ormes et de genévriers, il n’y avait pas un soir sans que l’on danse au milieu des ajoncs… on rêvait de prendre le large, de se laisser flotter jusqu’à des marais inconnus… Et puis la vie a resserré la poigne et beaucoup ont dépéri. L’eau dans laquelle on se trempait n’était plus aussi pure que jadis. Bientôt nous ne fûmes que cinq, cinq – notre société était si vaste auparavant… A cinq nous avons décidé de partir en quête d’une essence divine pour nous aider à rebâtir notre monde paisible. Mais les ans ont passé et j’ai… (un hoquet) si peur d’être le dernier…
(Regardant la Vierge) Et maintenant que je touche au but, le désespoir et l’amertume m’ont lessivé la tête et je n’aspire plus qu’à un peu de tranquillité auprès des dieux… Et perpétuer mon espèce – auprès d’un dieu tout est possible et fécond. Voudrais-Tu qu’ensemble Nous… ?

La Vierge, à bout, maitrisant un haut-le-cœur, quitte la scène à pas pressés, rapidement suivie d’Iéfim.

INNA, présentant de profondes écorchures à plusieurs endroits des bras et des cuisses, lâche le pilier et se recule vivement : Assez !

L’Homme-Pelouse reste debout à se raconter un avenir en compagnie de la Vierge mais on n’entend pas ce qu’il dit. Inna éponge ses blessures. Un bocal d’alcool isopropylique est lancé de la régie et s’écrase sur la scène. Des débris atteignent les premiers rangs.

ARTAUD, référant : Mère, le soleil est haut.

INNA, rampant vers le bocal en miettes, perdant beaucoup de sang, se battant avec ses contusions : Tout s’écoule si vite… J’aimerais l’atteindre mais n’est-ce pas la fin ?

LE PREMIER MORT apparait : La fin ? Ca voudrait dire : la compagne inopinée ?

LE SECOND MORT apparait : Regarde-la, elle est à l’article de la…

LE PREMIER MORT : Je vois ce que tu veux dire. Mangeons-la ? On reprendra consistance, peut-être.

LE SECOND MORT : Mangeons-la, oui, ça vaut mieux.

Ils s’approchent d’Inna. Survient le Gardien de nuit, brandissant une lampe et une arme aussi grosse que lui.

LE GARDIEN DE NUIT, grognant : Il y a des capsules d’hémoglobine dans cette sulfateuse.

Il tire une salve. Les Morts, neutralisés, font des figures dans les airs avant de retomber sur le public. Les acteurs se carapatent pour sortir de la salle. Puis, reportant l’attention sur la scène, il voit le corps tremblant d’Inna qui perd du sang et la mare inquiétante de désinfectant devant elle. Il jure et se jette sur elle, la hisse sur le dos.

LE GARDIEN DE NUIT, vociférant et imitant des bruits de sirène de paquebot : Et maintenant, à l’hôpital !

LA REGIE, se réveillant : Vous là ! Ne l’emmenez pas !

LE GARDIEN DE NUIT : Poûûût !

LA REGIE, hors d’elle : Une mort sur la scène ! Subversion ! Laissez-la !
Puis, voyant que le Gardien s’éloigne en trompetant : Prends ça ! Prenez en tous ! Et ça ! Et bim ! Là !
Suit un jet discontinu d’objets hétéroclites (halogène, réveille-matin, godemiché, contrebasse, technicien, bloc de gypse). Personne n’est touché.

WIKIPEDIA : L'alcool isopropylique est inflammable et irritant. Il doit être maintenu loin de la chaleur et de toute flamme. Il est conseillé de l'utiliser dans des endroits bien aérés avec des gants protecteurs.

Quand Iéfim et la Vierge reviennent, Ils sont hués ; des mots fusent : « Baisé », « Souillée », « Damnatio fornicatrix ». Alors Iéfim lève haut les bras, ses yeux scintillent, il semble avoir un cercle doré derrière le visage. Les insultes cessent. Tous adoptent une attitude pénitente et se rassemblent autour du pilier en béton. On y a collé une image de Jésus-Christ.
Messe. Homélie. Consécration.


IEFIM, présentant haut à ses ouailles quelques-uns des objets lancés par la régie : Les saints dons sont pour les saints !

TOUS LES AUTRES : Un seul est saint, un seul est Seigneur, Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père !

LA VIERGE : C’est Mon fils !

IEFIM, La regardant, incompréhensif : D’aujourd’hui ?

LA VIERGE : De ce soir !

LE JOURNAL TELEVISE : Nouvelles dégradations au cimetière de…

IEFIM, s’assombrissant : N’aura-t-il donc qu’un prénom de sémite ?

LA VIERGE : Il S’appellera Chricor.

ARTAUD, jubilant : De chriein, devenir prophète, et coros, concupiscent !

LES MORTS (voix non synchrones) : Oh que nous avons hâte que le procurateur Pilate nous Le serve dans un cercueil en plein air ! Qu’il y aura de beaux ruisseaux bien rouges ! On le convoquera bien tôt, le ferronnier, il sera exempté de caligae pour la journée :

LE PREMIER MORT, jouant le décurion : … de toute urgence des clous de grande taille, cruciformes (réprime un gloussement), aérodynamiques. Il faut que ça tienne ! que la chair ne se déchire pas tout de go ! pour les tirades, vous comprenez. « Père, vous m’avez abandonné » et le tintouin récurrent.

LE SECOND MORT, jouant le ferronnier : A quoi serviront-ils, ces clous de géant ?

LE PREMIER MORT : A percer des poignets de prophète.

LES MORTS, présentant leurs membres à la Vierge : Le sang de dieu, c’est le meilleur pour se requinquer comme il faut, après le sang de métallurgiste. Bien devant le sang de bouc. Et les métallurgistes sont si rares désormais…

IEFIM, resserrant sur lui son vêtement : J’ai peur de cet enfant… j’ai peur qu’Il choisisse le mauvais sentier et baise des stripteaseuses, des enfants malades, des royaumes en faillite.

LE JOURNAL TELEVISE : Sylvain ne boira pas ce soir, il a donné son permis à l’entrée de la boite de nuit et raccompagnera ses camarades éméchés.

ARTAUD, connaissant l’avenir : Et qu’il boive.

Artaud quitte la salle.

IEFIM : Et qu’Il boive ; comme un paysan et comme un baiseur de ce que j’ai déjà dit. Si seulement c’était une fille…
Il s’éloigne en marmonnant ses vains désirs.

LE JOURNAL TELEVISE : Television rules the nation. Television rules the nation. Television rules the nation.

WIKIPEDIA : Les symptômes de l'empoisonnement à l'isopropanol se traduisent par des maux de tête, vertiges, dépression mentale, nausées, vomissements, narcolepsie et coma.

INNA et Frederick, de l’hôpital (décor sommaire soutenu par le pilier en béton) : … you’re the one, as we journey from sun to sun…

ARTAUD et Nancy Sinatra, du balcon : … and I will give to you ooo-ooo summer wine.

On commence à vider la scène en vue du tournage du clip de Till the world ends. Rideau.



*


Citations :
Dis, quand reviendras-tu ? (Barbara, 1967)
Frederick (Patti Smith, 1979)
Isopropanol (Wikipedia)
Le Pèse-nerfs (Antonin Artaud, 1925)
Summer wine (Nancy Sinatra, 1966)
Television rules the nation (Daft Punk, 2005)

Traductions libres :
Gloria (Patti Smith, 1975)
Sun is up (Inna, 2010)
Deja vu (Inna, 2009)
No Limit (Inna, 2010)
« Modifié: 03 octobre 2011 à 13:37:15 par Loredan »
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Re : L'appel du Bosphore
« Réponse #1 le: 03 octobre 2011 à 12:01:34 »

Wah. :mrgreen:
Quel grand texte, en effet.

Dès la présentation des personnages, ça claque. D'ailleurs ils sont vachement cool et je kiffe le nawak de la Régie (les pétales de rose, le sang, les trucs bidules). Wiki est délicieux. Inna m'a définitivement traumatisée.

Y a quand même pas mal de trucs bien lourdingues (nan c'est pas vrai ?) qui sont du coup un peu longuets (merci de pas avoir écrit 5000 mots), mais y a aussi mal de trucs rigolo (pour te citer :mrgreen:) surprenants et osés. J'ai aussi appris le mot "orant", youpi. Voilà,  je vais essayer de m'en remettre. :huhu:
"Je crois qu'il est de mon devoir de laisser les gens en meilleur état que je ne les ai trouvés"
Kennit, Les Aventuriers de la Mer, Robin Hobb.

 


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