Bas les masques
Ridicule. Je suis ridicule.Arthur fait les cent pas en bas de l’immeuble de son meilleur ami dans son costume sans savoir s’il doit monter ou pas. Sa petite amie l’a trouvé « tout doux et trop mignon », mais ce n’est pas ça qui le rassure.
Soirée costumée. Soirée costumée. Sur le thème des animaux qui plus est. Dire qu’il pourrait être un lion ou un tigre, même un dragon effrayant. Mais non, Lucie lui a choisi un costume de lapin rose. C’est bien parce qu’avec Tristan ils se connaissent depuis quinze ans, sinon il serait déjà rentré chez lui depuis longtemps. Non, mieux, il ne serait pas venu du tout. Mais ce sont les trente ans de son pote, alors il ne peut décemment pas se défiler. En plus, Lucie est de garde ce soir à l’hôpital, il se retrouve tout seul. C’est vraiment qu’il tient à son ami parce que là…
« Maman ! Le lapin, il fume. C’est pas bien ».
Merde.Arthur retire à toute vitesse la cigarette de sa bouche, la planque derrière son dos en espérant ne pas mettre le feu à son pelage et tente un petit sourire à l’encontre de la petite fille à couettes et col Claudine et sa mère en tailleur strict qui lui font toutes les deux les gros yeux.
— Fumer c’est pas bien. Tu as raison.
La petite lui décoche une grimace et lui lance.
— De toute façon, t’es pas un vrai lapin !
Le sourire on ne peut plus forcé d’Arthur commence à s’effacer. C’est quoi cette gamine à deux balles qui lui fait la morale ? Il lui tire la langue et répond par une grimace encore plus affreuse.
— Maman ! Maman ! Il m’a tiré la langue !
Regard outré de la mère de famille qui tire sur le bras de sa petite pour s’éloigner au plus vite de lui.
— Pervers !
Pervers, lui ? On aura tout vu. Il déteste les gosses, surtout quand ils sont pourris, gâtés. Bon, pas la peine de renchérir. Tristan habite vraiment dans un quartier de coincés du cul. D’ailleurs, il en a marre de passer pour un débile sur ce coin de trottoir, il est temps de monter, même s’il n’a vu personne entrer dans le bâtiment depuis qu’il est là. C’est bizarre. Il n’est quand même pas le seul invité ?
Dernière taffe, mégot écrasé sous la chaussure et go. Le doigt à peine posé sur l’interphone, la porte s’ouvre, bonjour la sécurité !
En gravissant les marches, une mélodie de plus en plus forte parvient à ses oreilles. Il ne s’est peut-être pas trompé finalement. Sur le palier du troisième, les notes de
Saturday night fever traversent allègrement la porte blindée bleu pétrole et une petite affiche indique « Entrez sans frapper ».
OK.
Porte ouverte, ambiance boîte de nuit avec lasers de lumière et musique des années soixante-dix, Arthur fait un bond dans le temps, à l’époque où ses parents n’étaient que des enfants, où les friteuses étaient à bain d’huile et les passoires, en inox. Mais pourquoi est-ce qu’il pense à ça ?
Il sent tout de suite que quelque chose cloche.
— Arthur ? Mais, c’est quoi cet accoutrement ?
Le jeune homme tourne son visage vers son interlocuteur qui relève son masque vénitien et laisse apparaître ses yeux verts. Ce n’était pas la peine, Arthur aurait reconnu son meilleur ami rien qu’à sa tignasse rousse qui ne passe pas inaperçue.
— Bah… euh… bon anniversaire !
Arthur jette un coup d’œil circulaire sur la masse des invités. Pas un seul costume, uniquement des masques de toutes les formes, de toutes les couleurs. Son visage se décompose et il a soudain très chaud. Voilà ce qui clochait. Il a vraiment l’air d’un con.
— Lucie ne t’a pas dit qu’on avait changé le thème, pour pas avoir l’air trop ridicule.
La mâchoire du jeune homme se crispe.
— Non.
Je vais la tuer.— Oh, c’est pas grave, je suis content que tu sois là. Allez, viens, il manquait plus que toi. On va boire un coup !
Tristan commence à le pousser vers le salon immense.
— Attends, je vais plutôt me changer. T’as pas des fringues à me prêter ?
— C’est rien. Reste comme ça.
Son ami lui prend le bras.
— T’es tout doux, monsieur lapin.
— Ah, ah, très drôle. Mais ça va pas être possible, là.
Tous les regards se braquent sur lui. Le cauchemar de son enfance qui prend vie puissance mille. Arthur se sent mal, très mal, et son ami qui le tire vers le centre de la piste de danse, lui colle une bière dans la main qu’il vide d’un trait. Arthur n’a qu’une envie : partir. Il savait bien que c’était une très très mauvaise idée de venir accoutré comme ça. Les personnes se poussent sur leur passage.
— Non, mais vraiment, Tristan. Je vais repartir là. Un aller-retour à la maison… J’en ai pas pour longtemps.
— Mais non. Viens, j’ai un truc à te montrer.
Ils s’arrêtent enfin au centre de la pièce où un énorme paquet les attend alors que la musique s’arrête.
Arthur fronce les sourcils. C’est quoi ce binz ? Il y avait un cadeau commun et il n’était pas au courant ? De mieux en mieux. Le paquet se met à bouger alors que la musique reprend et qu’une avalanche de confettis s’écoule du plafond, masquant ce qui en sort.
— Surprise !
Tout le monde crie en cœur alors que les confettis se dispersent. Arthur se joint aux autres largement en retard et se met à applaudir pour imiter ses voisins. Cette soirée s’annonce comme un désastre, autant aller jusqu’au bout dans le délire et se bourrer la gueule ensuite pour oublier. D’ailleurs, il lui faut un autre verre urgemment. Il regrettait l’absence de sa copine, finalement, ce n’est pas plus mal, il pourra se mettre minable. Les applaudissements redoublent et les invités continuent de le dévisager. Oui, bon, c’est vrai qu’il détonne, mais ils ne vont quand même pas en faire tout un fromage.
— Mon amour, petite lapine cherche gros lapin pour élever son lapinou.
Alors que des petits cris de surprise retentissent dans l’assemblée, Arthur se tourne vers cette voix qu’il ne connaît que trop bien, écarquille les yeux puis vacille. C’est pas vrai, il a la berlue.
De longues oreilles rose bonbon poilues, un bustier de la même matière parfaitement ajusté et un collant résille rouge… Là, devant lui, en costume très sexy de lapine, Lucie vient de sortir du paquet et lui tend une carotte.
— Tu veux bien ?
La tête lui tourne, il ouvre la bouche et reste là, comme un poisson hors de l’eau, ne sachant quoi répondre. Ces applaudissements, cette chaleur, la petite qui lui a tiré la langue, la mère qui l’a traité de pervers, sa copine là alors qu’elle devrait être à l’hôpital. Un lapinou? Il tire sur le col de son costume.
— Arthur ? Ça va ?
Il secoue la tête.
— Je comprends plus rien.
Le regard de Lucie se fait inquiet.
— Arthur, tu vas pas tomber dans les pommes, hein ? C’est moi qui suis enceinte et toi qui te sens pas bien, c’est la meilleure !
La pièce s’arrête soudainement de tourner. Arthur lève un sourcil.
— Enceinte ?
— Oui.
Énorme sourire de la part Lucie qui lui tend de nouveau la carotte sur laquelle est fichée une bague gravée.
— Tu veux bien qu’on se marie avant son arrivée ?
Tout le monde retient son souffle pendant qu’Arthur reprend ses esprits et se frotte le visage.
— Moi ? Papa ? Oh, merde.
— Tu es déçu ?
— Non, bien sûr que non.
Que pourrait-il dire d’autre au milieu de tous ces gens ? Il enlace Lucie et l’attire à lui.
— Je te déteste et je t’adore, madame Lapin. Tu pouvais pas faire plus simple ? C’est quand même l’anniversaire de Tristan.
— Non. C’est la semaine prochaine.
— Quoi ?
— Ici, il n’y a que nos amis et notre famille.
Arthur jette un coup d’œil circulaire sur les visages qui se découvrent. Ses parents, son frère, sa belle-sœur… Lucie dit vrai.
— Et ils sont tous au courant, sauf moi ?
— Oui, monsieur. Sauf pour lapinou. C’était en direct pour tout le monde.
Les lèvres de Lucie cherchent celles de son aimé. Arthur lui rend timidement son baiser.
— Je vais épouser un monstre.
— Alors, c’est oui ?
— Oui.
Leur étreinte se poursuit sous les hourras alors que la musique reprend. Arthur est un peu perplexe.
Dans quelle galère est-ce qu’il s’est embarqué ?