C'était vraiment histoire de gratter quelque chose
Il y a un truc que je m’explique pas, c’est comment ils s’y sont pris pour identifier le cadavre de l’émission d’hier consacrée à Benedd Wittoker. Ils ont dit qu’il n’avait rien dans les poches, que probablement Wittoker avait tout raflé, bien qu’il prétende le contraire. Ils ont dit que la victime avait été retrouvée à soixante-cinq kilomètres de chez elle. Comment savent-ils ?
Déjà je voudrais qu’on m’explique ce qu’ils appellent “chez elle”, sachant que le mort était Mojave. Parce qu'il y a fort à parier qu'il s'agisse d'un d’appartement détrempé tout puant de kaoline comme celui qu’ils occupaient sur mon palier, à l'époque où j'habitais en ville, avec deux familles dedans, des relents de tabac et de friture et surtout cette sueur, cette pâte d'imacée qu'ils se foutent en savon parce qu’ils se croient encore au canyon, et qui me rappelle les enveloppements de moutarde qu'on administrait dans le temps. C'est tout comme au canyon. Ils n’aèrent pas, ils n’ont pas assimilé le changement, ça ne connecte pas, toutes leurs journées ils se fraient d’étroits passages entre les couches d’huile et de charbon qui s’empilent dans l’atmosphère, et les murs heureusement qu’ils n’étaient plus de première fraicheur au moment où ils ont emménagé, et parfois l’odeur se faufilait par je ne sais où, des corridors de souriceau, des encoignures de portes et des demi-tours de balcons, jusqu’à mon propre espace soi-disant clos et je me humais ça, parfois il était neuf heures et je m’étais couché deux heures avant, rentré de Parade fin soul puis de Pelardo la bite un peu lourde parce que là-bas c'est difficile de se vider vraiment, il fallait encore compter une demi-heure les yeux braqués sur un plafond nausément giratoire sur lequel s’intensifiait le petit jour : quand on est trop fatigué c’est ça, la promesse du repos nous file tant d’endorphine qu’on ne ferme pas l’oeil tout de suite ; et encore compter sur quelques bagnoles en chahut au rondpoint tout près, ou qui gueulent après un pompiste pas réveillé, et sur la jouissance aussi puisque Pelardo… être enfin tranquille, les draps mouillés ; enfin le rideau tombait, quels que soient les klaxons, le sperme engluant ma bite au matelas etc., tombait, jusqu’à ce que, neuf heures vingt, une acidité dans l'air, genre urine, à réveiller le demi-mort que j'étais. Putain de Mojaves. J’aime pas l’huile, j’aime pas les feux de camp. Et ils viennent se coller à moi pour le faire.
Donc, est-ce que c’est ça, le “chez elle” de la victime ? ou bien un village à portée de sauvagerie, dans les contreforts des Mesford ? Et depuis quand les Mojaves vont au poste déclarer une disparition ? Depuis quand les flics transmettraient-ils l’info de comté en comté ? Il fallait qu’il reste quelque chose, un papier, un signe, ou alors il ne leur était pas inconnu.
Parce que moi, je savais tout de cette histoire évidemment, et le cycle entier dédié aux affaires de Wittoker m'intéresse pour ça. Je me sens, genre, universitaire. Je les écoute et j'évalue le degré d'inexactitude de leur travail. C'est souvent des gouffres à mes pieds.
Hier ils n'ont rien expliqué, ce qui fait que l'auditeur lambda, qu'est-ce qu'il en a compris ? Rien. Et ça c’est intéressant. Parce qu’avec la vague actuelle de commisération, il est tout à fait possible que la chronique radiophonique ait balancé des détails sous le tapis, cruciaux, du genre : "connu des services de police". La victime impliquée de longue date dans des trafics, la traite latine, sordide… Ils sont restés si elliptiques qu'on pourra bien reprendre l'histoire au compte de qui on veut. A la mode de chez nous. Alors j’en ai parlé à Gramms. Vers midi sa silhouette a obscurci mes carreaux, et comme il restait dehors à farfouiller mes outils j'ai ouvert un battant pour lui crier, par-dessus le ramdam de ferraille, qu'il était bon pour un petit verre. Il avait les mains vraiment rouges, parce que c’est la saison où on transplante les bébés agaves.
“Dis, t’aurais pas du sang sur les mains, toi ?” je lui dis en sortant la table devant la baraque.
“C’est rien que de la bonne terre. Pourquoi tu sors la table ? T’as plus ton guéridon ?”
“Jonns m’a dit que ça faisait mojave. Il en a vu un comme ça au musée.
- Tu l’avais trouvé où ?
- Dans la remise. Je savais pas, moi, c’est pas écrit dessus.
- Ça a dû être récupéré quand les voisins se sont carapatés. J’aimais bien, c’était pratique pour siroter dans le frais de l’après-midi, avec ce couloir de brise que t’as la chance d’avoir devant la baraque. A Peren Hole on transpire. Mandy elle dit que le mois prochain elle fera de la liqueur avec tout ce qu’on sue, qu’elle donnera à la truie pour l’assommer un coup.
- T’as les mains sacrément rouges, Gramms. Ça va partir ?”
Gramms repose le petit verre vidé et ça ne fait pas de bruit sur la table, comme quoi ce n’est pas qu’une histoire psychologique qui m’a fait changer. Il hausse les épaules en rajustant son chapeau de soleil et tire enfin la conversation du bon côté.
“Ça part toujours. C’était quoi, la dernière émission des crimes ? Mandy m’a pas raconté.
- Un meurtre de trafiquants maquillé. Tu sais comme ils sont. Le cadavre, retrouvé presque à la frontière. Probablement qu’il enlevait des Latines pour le compte d’un réseau du Golfe.
- Et le coupable, il avait les mains de quelle couleur ?”
Il a posé sa question à demi levé, regard perdu dans l’ombre de son chapeau mais pas posé sur moi, c'est sûr, déjà ailleurs, posé sur ses pieds d'agaves. D'une oreille il a attrapé quand même un ou deux mots au vol pour la conversation du soir avec Mandy. Je ne sais plus ce que je lui ai répondu, ensuite il est parti, pas que le regard mais tout l'homme Gramms ; mais sa silhouette a mis du temps à disparaitre parce qu’avec ma baraque sur la butte je vois les gens encore longtemps après qu’ils ont dit salut.
A la radio, ils n’ont pas dit. Moi je sais. Je sais la couleur de ses mains. Je connais bien les mains de Wittoker.
Elles sont assez propres mais peut-être cette fois-là qu’elles portaient des gouttes noires, si son stylo avait pris un coup dans l’opération. Parce qu’il a fauché les papiers du Mojave et il a recopié le numéro de sa carte d’identité sur son bras. Il voulait le lui marquer dans le cou mais ça n’écrivait pas, alors il s’est contenté du bras gauche. Tous les nombres de l’administration pour que justice soit faite haut et fort. C’est comme ça qu’ils ont su, les flics. Tout est allé dans l’ordre de la plus stricte morale. Ils ont recopié les nombres puis ils ont rendu justice à leur tour. Et ça, c’était en juillet, vers le 26 ou 28, ça montait doucement mais les flics ont lancé l’enquête avant les évènements d’aout, ce qui fait qu’après les mois de bordel ils l’ont reprise là où ils s’étaient arrêté, et qu’ils ont coffré Wittoker, le grand Wittoker aux mains propres qui me racontait ses bêtises sur Parade Street, jusqu’à la Grande Bêtise en somme, qu’il s’est pas privé de me raconter non plus.
“Je ne me sens pas dégouté tu sais, ni honteux, pas de nausée, rien. Philosophiquement c’est pur. Ils ont tous les nombres, ils tapent ça dans leur fichier et ils remontent tout”, il me dit encore en remontant Parade, son Topstick aux lèvres, nos deux ombres enflées, démultipliées puis rabougries dans la guignolerie des réverbères. On était deux petits insectes profitant d’un peu de lumière, quelques heures dans leur vie.