La liberté par les larmes
La mer chuintait sa ronde mélodie, quelques oiseaux pirouettaient dans l’air tiède, et sur la plage bronzaient deux amies. Venant s’ajouter au refrain marin, une douce techno s’échappait d’une enceinte portable.
Shoshanna éternua une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois.
« Eh beh, t’as des allergies ? demanda Karine en arquant ses subtils sourcils turquoise.
– Non je… t’as foutu quoi comme parfum ? Ne me dis pas que c’est du pat…
– Du patchouli ! Je l’ai piqué à ma mère. »
Shoshanna recula sur le sable par soubresauts. Karine se redressa sur un coude et dévisagea son amie d’un air offensé.
« T’aimes pas ? » demanda-t-elle, la voix déçue.
Pour toute réponse, Shoshanna éternua une sixième fois.
« Tu pourrais quand même mettre un tentacule devant la bouche, se plaignit Karine. D’ailleurs, ils ont l’air méga soyeux, t’y a frictionné quelque chose de particulier ?
– Thibaut m’a passé sa crème. »
Les yeux de Karine s’arrondirent, elle gloussa.
« Alors, c’était bien avec lui hier soir ? Vous l’avez fait ? »
Shoshanna ne répondit pas tout de suite. Elle roula des tentacules pour se rapprocher de Karine et s’étendit tant bien que mal à ses côtés. Son regard se perdit quelques instants dans le firmament rosé. Enfin, elle prononça dans un grognement à peine audible :
« J’ai pas pu…
– Comment ça ? Ne me dis pas que vous vous êtes emmêlés !
– Non c’est pas ça. T’aurais dû voir son hectobidule. L’était gorgé comme… ben tsais ces holothuries qu’on avait vues près de l’épave…
– Non !
– Du coup voilà quoi.
Karine explosa d’un long rire qui secoua tout son corps.
– Des holothuries, réussissait-elle à haleter entre deux éclats.
Shoshanna continua d’observer le ciel. Elle se demanda si quelque chose ne tournait pas rond dans sa tête et dans son corps. Toutes ses amies, qu’elles soient elfes, humaines, sirènes, étoiles de mer, dauphines ou baleines, étaient passées à l’acte. Elles se plaisaient à raconter leurs ébats dans les détails les plus crus, elles énuméraient les positions, les râles, les susurrements rauques qui s’échappaient de l’orifice oral de leurs amants. Shoshanna aurait parfois préféré qu’elles se taisent. Ou alors, qu’elles s’enthousiasment avec la même promptitude lorsqu’elle leur parlait de ses explorations abyssales, où elle rencontrait parfois des créatures transparentes et curieuses, d’autres fois des animaux qui émettaient leur propre lumière. Tout là en-bas, c’était comme tout là-haut, pensait-elle parfois. Les mêmes scintillements, les mêmes constellations de possibilités éthérées, oh ! comme je rêve de m’y plonger toujours plus en avant, de nager nager nager, tourbillonner, sombrer. Divaguer. Mélanger ciel et mer, voguer dans l’un puis dans l’autre, croquer une étoile, converser avec un poisson-lampe-de-poche, ne plus, surtout ne plus devoir faire comme les autres, ne plus me perdre parmi elles, ne plus couler sous leurs gentilles moqueries perverses, crouler sous leur savoir-faire vaniteux, disparaître entre leurs façons de vivre étouffantes. Mes huit bras ne me sont d’aucun secours quand elles parlent toutes avec la même voix.
« Ben Shosh, t’es vexée ? »
Shoshanna interrompit malgré elle son monologue intérieur et se tourna vers son amie.
« Un peu.
– Pardon, je voulais pas. T’es mignonne, c’est tout. Et puis Thibaut attendra, et si c’est pas lui, t’en trouveras un autre.
– Et si je ne veux trouver personne ? marmonna Shoshanna. Elle sentit des larmes quitter ses yeux et eut honte de s’émouvoir pour si peu.
Karine fronça les sourcils et se rapprocha de son amie, l’air concerné. Elle lui caressa un tentacule, connecta leurs regards et prononça d’une voix grave :
« Si tu ne veux personne, c’est ton choix et je ne le critiquerai pas.
Shoshanna étouffa un gémissement puis lâcha d’une voix forte, en gesticulant de ses huits membres :
« Je préfère me laisser pénétrer par le savoir, me faire prendre encore et encore par la curiosité, me faire culbuter dans les cieux par les découvertes, plutôt que par ces… ces choses gonflées, visqueuses, par ces concombres, ces serpents, ces…
Elle n’y tint plus et éclata en sanglot.
« Les larmes sur le sable, c’est aussi libérateur que le delta qui rejoint la mer » déclama Karine.
Shoshanna jeta un regard mouillé et surpris à sa copine.
« C’est ma
nonna qui disait toujours ça, expliqua-t-elle en haussant les épaules. Tout ça pour dire que tu peux pleurer autant que tu veux, ça t’allègera et après, on pourra aller jouer dans l’eau.
Shoshanna renifla quelques fois, puis enroula un tentacule autour de son amie.
« Merci Karine, t’es la meilleure. »