Monsieur Martino
Les frottements mouillés résonnent dans la ruelle. Le vieil homme avance lentement, ses pieds quittent à peine le sol à chaque pas. Ses yeux non plus ne quittent plus le sol. La tête basse, il progresse le long du trottoir désert, sourd aux claquements des gouttes qui s'écrasent sur son pardessus trempé. Dans quelques pas, il atteindra l'artère principale du bourg. Déjà, le vrombissement des moteurs lui parvient, les lueurs des phares éclairent de courts instants la pénombre.
Une main ridée monte jusqu'au visage du vieil homme, essuie les yeux mouillés, s'attarde un instant. Monsieur Martino s'arrête, se plie en deux, pousse un petit gémissement, respire un grand coup et se redresse. Il lève les yeux au ciel. La pluie tambourine sur son front, sur ses pommettes. Il ouvre les bras, il ouvre les mains, il ouvre la bouche et goûte la saveur minérale. Un frisson parcourt ses épaules et il se souvient. C'était il y a une éternité, en hiver. La neige avait recouvert tout le comté. Avec son frère, ils avaient dévalé la grande pente derrière les ateliers municipaux. Sur la toile cirée chipée à la maison, ils avaient pris de la vitesse avant de terminer leur course dans la congère dressée par le chasse-neige. Antoine et lui en étaient sortis à moitié frigorifiés et la bouche pleine de flocons. Saveur minérale, rires d'enfants.
Maintenant, Monsieur Martino sourit un peu niaisement, les paumes tournées vers le ciel. Il reprend sa marche et s'approche du boulevard. Un bolide passe à toute allure, quelques coups de klaxon retentissent. Monsieur Martino s'arrête au passage pour piéton, regarde à droite puis à gauche. Lumières aveuglantes des pleins phares. Les véhiculent traversent le bourg à toute allure, chaque jour plus nombreux. Il remonte le col de son pardessus, la pluie redouble et coule dans sa nuque. Immobile, incapable de traverser, il attend l'accalmie sur la route et dans les cieux. L'eau dégouline le long de sa colonne vertébrale, jusqu'à son caleçon. À nouveau, il frissonne. Puis, il ferme les yeux. Au-dessus de sa tête clignote un réverbère facétieux.
Monsieur Martino est figé depuis trois bonnes minutes lorsqu'une main se pose sur son épaule. Le vieil homme ne réagit pas. Son caleçon est trempé et il entend la voix de sa mère. Une voix trop forte, criarde. Les reproches qui pleuvent, les critiques, l'absence de compassion. Oui, on peut encore pisser au lit à quatorze ans. Monsieur Martino fronce les sourcils, secoue la tête, chasse de ses pensées la bouche de sa mère. Les lèvres de sa mère qui articulent des griefs, les cordes vocales qui vibrent pour rabaisser, la langue qui claque des insultes. Il serre la mâchoire. La main sur son épaule le secoue un peu, presse sa chair tétanisée et il entend au loin une voix, jeune, légère.
Monsieur Martino tourne la tête et ouvre les yeux. Un jeune homme pose un regard inquiet sur lui. Il propose de l'aider à traverser, Monsieur Martino hoche la tête et se laisse guider. Le gamin est fluet, plus petit que le vieil homme et pourtant il le soutient. Bien plus par sa gentillesse que par sa musculature à vrai dire. Une ébauche de sourire se forme sur les lèvres de Monsieur Martino. La main reste sur son épaule, il en ressentirait presque la chaleur à travers l'étoffe de son manteau. Les bandes blanches défilent lentement sous leurs pieds et Monsieur Martino s'évade.
Rosetta. Ils avaient vingt ans et le bal du 14 juillet n'était que pour eux. Les lumières tournaient autour de leurs têtes, et la main de Rosetta n'avait pas quitté son épaule de toute la soirée. Enchaînant les danses, les sourires complices, les rires et finalement les baisers, ils avaient passé la plus belle soirée du monde. Les lampions colorés virevoltaient autour de leurs pas de valse.
Oui, ça va aller, répond-il au jeune homme qui file jusqu'à l'arrêt de bus à cent mètres de là. Un long moment, ils se regardent. Le gamin hésite, il pourrait revenir, tenter d'aider cette âme perdue. Lorsque le bus arrive, il fait un signe de la main et Monsieur Martino y répond avec élégance. Alors le jeune grimpe dans le car, se rend aux dernières places, regarde le vieil homme qui lève la main, reconnaissant.
Le bus s'éloigne et les lumières rouges à l'arrière rapetissent avant de disparaître à l'horizon. C'est sur cette route-là qu'elle est partie vers l'est. Sous un soleil de feu. Monsieur Martino croyait qu'elle reviendrait vite. Il cherche au fond de ses poches son paquet de tabac qu'il découvre détrempé. Pendant quelques secondes, il tripote le briquet avant de le porter devant ses yeux. Clic. Clic. Étincelles.
Monsieur Martino poursuit sa route et s'engage dans le chemin qui mène à l'ancien lycée. Ici, on a installé un éclairage moderne : des LED qui s'allument lorsqu'un piéton est détecté. Le premier lampadaire s'allume. Monsieur Martino est au centre d'un halo de lumière. Dans sa tête, quelques accords de piano plaqués énergiquement. Et puis les arpèges d'une guitare classique. Monsieur Martino avance lentement. Tous les trente pas, un nouveau lampadaire projette sur lui sa lumière vive. Et la musique retentit de plus belle dans les oreilles du vieil homme. Sur scène, son fils. Exctinction, allumage, piano bar, Broadway. Son fils chante. Les lumières le reconnaissent.
Monsieur Martino ferme les yeux, claque un talon sur le sol puis fait chanter ses semelles sur les pavés mouillées. Il avance et les lumières le célèbrent. Son fils danse, chante, le public applaudit. Monsieur Martino claque des doigts, swingue, le voici devant le lycée. D'un coup, les quatre rangées de néons devant l'établissement scolaire s'allument. Monsieur Martino fait papilloner ses paupières, ça clignote dans sa tête. Au bout de l'allée de lumière, son fils embrase les coeurs, fait rêver les foules.
La musique résonne, les lumières chantent son fils adoré et la pluie a cessé. Une larme coule sur la joue de Monsieur Martino, un reflet argenté annonce le retour de la lune.