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Aldegonde Eolane Bloodnobi mène contre Pipe-Mot Berud-Drak une bataille muette et silencieuse. Pipe-Mot ne s’en doute pas. Ce matin, il n’est pas seul : il se réveille parmi ses comparses en bordure d’un champ mis en cage. Aldegonde préfère ne pas savoir ce qu’il y cultive. Quant à elle, le silence se lève à ses côtés. Dendermonde, la ville, théâtre de leur jeu de cache-cache, est à bout de souffle.
*
Elle le maudit. Sincèrement, de toutes ses forces. Depuis que les journaux titrent en grand chacun de ses méfaits, depuis que ses déboires s’élèvent au rang de gloire, le menu fretin de la population, peu dégourdi, prend exemple sur lui, faute de figure davantage inspirante. Maitre autoproclamé des croisements entre animaux de familles différentes, faiseur d’hybridations d’espèces appartenant au règne animal et végétal, pourfendeur des limites du vivant en mettant au monde un être mi-homme mi-plante carnivore. Alchimiste des substances illicites qui n’auraient jamais dû être mélangées, à mi-chemin entre l’explosif et le parfum. Les organismes qui respirent à l’air libre honnissent, si elles en ont conscience, le nom de Pipe-Mot Berud-Drak qui les a voués à une existence d’inadaptation et d’agonie. Aldegonde n’a pas besoin de le croiser – le dédale de rues n’est que trop tentaculaire – pour que ses cheveux se hérissent à la vue d’une affiche arborant le sourire victorieux de Pipe-Mot. Dans son for intérieur, elle prie pour que le toit s’écroule sur sa tête ; pour qu’il meurt, et vite, dans des circonstances inconnues. Alors peut-être que Dendermonde respirerait mieux, bien qu’elle n’y croie plus.
Aldegonde Eolane Bloodnobi s’assied pesamment derrière le petit bureau de la boutique de vivres qu’elle tient, Square du Souvenir. Chacun de ses pas résonne de plus en plus lourd, ses gestes se font de plus en plus lents et ses syllabes pâteuses, à mesure que fuient les instants qui la séparent de la dernière fois qu’elle a serré ses enfants dans ses bras. Eux et son ancien compagnon ont disparu. Ce dernier les aurait-il enlevés ? Où auraient-ils bien pu partir ? Les routes de Dendermonde grignotent l’océan. L’appétit de Dendermonde avale plusieurs pays. Ces distances inénarrables, Aldegonde les a parcourues à leur recherche, jusqu’à en perdre le souffle, avant d’échouer dans cette échoppe et y être engagée. Les dents fluorescentes des policiers ont souri, du même rictus rieur que celui de Pipe-Mot sur les affiches, lorsqu’elle a voulu leur déclarer la disparition de sa famille. Et si c’était Pipe-Mot qui les avait kidnappés pour exercer sur eux des expériences morbides, les transformant en cobayes, êtres silencieux et mutants ? Depuis la disparition, elle se lève avec le silence et, journuit après journuit, elle accuse dans sa barbe Pipe-Mot de les lui avoir volés.
La boutique de vivres de première nécessité qu’elle tient fait pâle figure au milieu du Square des Souvenirs, bardé d’arbre-lampadaires aux feuilles clignotantes et versicolores. Les voyants lumineux, qui tombent régulièrement en panne, pallient tant bien que mal à l’absence de soleil. Dendermonde brule constamment. Les pompiers, dépassés, laissent les bâtiments tomber en ruines dans une bouffée de chaleur craquante qui fait office de dernier râle. Les habitants se retrouvent à la rue. Des foyers se déclarent sans cesse, pourvoyant la ville en luminaires de manière plus efficace que la myriade d’arbre-lampadaires. Une nuit profonde, de temps à autre auréolée d’une miette de couleur en provenance des arbre-lampadaires, se tient au carreau derrière les portes vitrées coulissantes, là où un silence d’église pèse. À gauche et à droite du bureau s’étendent des murs d’ardoise. Des projecteurs, accrochés au plafond, y dardent de manière succincte les nouvelles du jour. La société anonyme Grimaurbuge SA, alliance de l’ancien service public de la justice et d’une initiative privée aux véritables intentions non déclarées, contrôle les supérettes comme celles où Aldegonde travaille. L’épandage des nouvelles par les projecteurs est l’œuvre du service public audiovisuel, régulièrement cambriolé et assailli, de sorte qu’il n’y a aucune certitude quant à la véracité des propos étalés sur les murs – bien souvent, des aphorismes, des pamphlets ou des poèmes vaseux s’y étalent de toutes leurs lettres lumineuses. Les journuits d’Aldegonde se rythment sur ces phrases sorties de nulle part.
Entre le bureau et les portes vitrées s’étend un carrelage en damier. Entre deux passages de clients, Aldegonde compte les dalles. Au-delà, la nuit. Parler de « matin » à Dendermonde est un abus de langage. Des quartiers entiers fument constamment, oblitérant la moindre lueur naturelle. Un smog épais comme une flaque de gouache sombre dissimule tout espoir aux habitants de Dendermonde. Le temps qu’il fait et le temps qui passe se mélangent peu à peu dans les esprits. On dit simplement : « Il ne fait pas », pour dire qu’il ne fait ni beau ni mauvais, et que l’embrouillamini ambiant qui fait passer toute pérégrination à travers la ville pour un voyage incognito au milieu d’un brasier infatigable plonge les Mondiens dans une angoisse qui n’a plus d’heure.
Aldegonde a froid, aussi garde-t-elle sur elle son imperméable rouge bolide de course. L’attente, l’absence délavent sa peau et ses cheveux. Pour pallier son teint cireux, détourner l’attention des éphélides qui couvrent son épiderme, elle se pare d’un rouge à lèvres vermeil et de ce manteau qui la ferait presque apparaitre comme un feu de détresse. Peu de temps après que ses enfants ont disparu, elle a donné son âme à la bête qui somnole à côté d’elle, derrière le bureau. C’est un croisé phœnix et chien, une dégénérescence raciale en permanence malade – un « oinch ». La silhouette évoque celle d’un chien pourvu de plumes bleutées ; des serres remplacent les coussinets ; atrophiées, des ailes se replient au niveau des côtes ; et un bec énorme mange les trois-quarts de la gueule de la créature. Aldegonde a affublé celle-ci du nom de Lola-Groseille. Vu la façon dont elle titube, elle n’en a plus pour longtemps ; alors, Aldegonde ne sait pas si elle renaitra. Pour pouvoir agir comme une automate recrutée par Grimaurbuge dans la supérette Square du Souvenir sans plus se morfondre sur son sort, elle lui a confié la plupart de ses émotions conscientes et de ses souvenirs. S’il lui arrive quelque chose, une part d’Aldegonde survivra dans le corps de l’animal. Peut-être. Lola-Groseille tire son nom du fruit rond et noir qui pousse comme des pustules sur les sols et les façades de Dendermonde. Il suffit de l’enrober de bave pour qu’une part non négligeable de la personnalité du donneur passe à travers la pulpe. Ensuite, Lola l’a avalé. Les yeux d’Aldegonde sont devenus vitreux, d’une impassibilité pareille à celle qui inonde les portes de la boutique de vivres. Se débarrasser de soi-même, ou de ce qu’on estime être des faiblesses, est chose aisée. C’est ainsi qu’à Dendermonde, les rats ont plus de vivacité et de mélancolie que les Mondiens qui la foulent.
Cette journuit-là, en venant travailler, Aldegonde Eolane Bloodnobi maudit une fois de plus Pipe-Mot en lui souhaitant de crever de soif la bouche ouverte. On parle de lui comme une des personnes les plus riches de la ville grâce aux récoltes des mystérieux champs mis en cage et aux ventes de ses monstres. Il n’y a pas encore eu un seul client à la supérette Square du Souvenir. Lola-Groseille s’endort. La journuit est calme. Aldegonde attend.
*
Trois silhouettes se détachent, au loin, sur la toile de fond sombre, rehaussées de loupiotes bleues, roses et jaunes. Aldegonde croit rêver. Ce sont ses seules armes : des rêves éveillés, pareils à des flashs, qui inondent quelques secondes la vue qui s’offre à elle avant de disparaitre. Seraient-ce ses enfants qui reviennent ? Pétronille, Jeroboam et Naohé. 5, 14 et 19 ans. Un instant, et ses yeux s’écarquillent. Un instant seulement. Son visage retrouve son teint de verre fumé sans éclat à mesure que les pourtours des silhouettes se précisent. Son sourire s’évanouit. Elle ne reconnait que celui au centre : Pipe-Mot. Bientôt, les portes vitrées de la boutique Square du Souvenir vont s’ouvrir. Il y a une dizaine de grosses dalles qui les séparent du bureau. Aldegonde fera le décompte. Alors, qui sait ce qu’il adviendra d’elle.
9 dalles.
Les trois hommes s’affublent des pieds à la tête de breloques chipées ici et là. Pipe-Mot arbore un boa constitué de deux dents de mammouth imposantes qui retombent sur son torse. Une capuche ourlée de dents d’un animal marin dissimule son regard tout en mettant en valeur son énorme bouche qui fait fureur dans les journaux et sur les murs. Un ample manteau de cuir noir frôle les semelles de ses bottes usées.
6 dalles.
Aldegonde reconnait les deux sbires de Pipe-Mot pour en avoir entendu parler, Par-Ici et Par-Là. Eux aussi s’habillent des restes de carcasses en provenance de l’ancien musée d’histoire naturelle – le bâtiment a mystérieusement brulé. Des bois d’élan se greffent aux épaules du premier quand des épines dorsales démesurées jaillissent du dos du second. Des masques mélangeant ciment et détritus agglomérés, sans joliesse ni signification quelconque, cachent leurs visages. De la terre embourbe leurs avant-bras.
4 dalles.
Le cœur dans la poitrine d’Aldegonde s’affole. Elle regrette amèrement d’avoir lu toutes sortes de billevesées au sujet de Pipe-Mot dans des journaux de pacotille – pour tromper son ennui, noyer son chagrin, avant d’avoir malaxé de salive une groseille d’un bout à l’autre de sa langue. Une anecdote lui saute à la gorge. En guise de testicules, les globes oculaires de la première amante de Pipe-Mot ballottent. On raconte qu’ils bougent encore dans tous les sens. Aldegonde ravale son émoi et se focalise sur les dents ciselées du géant tout de fourrure et de cuir vêtu.
Pipe-Mot, Par-Ici et Par-Là s’arrêtent à trois dalles d’Aldegonde. Elle soupire et jette un œil à Lola-Groseille endormie à ses pieds. Les souvenirs de sa maitresse galopent dans la caboche de l’animal. Aldegonde, elle, n’a retenu que les noms et les âges de ses enfants, et se persuade qu’elle sera encore capable de les reconnaitre.
Pétronille, maintenant, tu montes dans ta chambre ! Je compte jusqu’à trois. A trois, tu montes. Un… deux…
– La Tête raconte que son instinct détraqué l’a mené jusqu’à toi… est-ce par hasard tu penserais souvent à lui ? L’aurais-tu maudit ? fait Par-Ici en désignant Pipe-Mot du menton.
Elle ne l’a pas vu approcher. Il a posé un coude sur le bureau. L’expression creuse des yeux de son masque en ciment empoigne l’air hagard, proche de l’abandon, d’Aldegonde. Pipe-Mot tire son surnom de son mutisme, mais de multiples sobriquets tissent sa légende. « La Tête » en fait partie. Les sbires parlent pour lui. La voix de Par-Ici, sous son coulis de texture grise et d’objets hétéroclites, s’étouffe quand il parle.
Aldegonde fait « non » sans rien dire. Pipe-Mot émet un grognement. Que peut-elle faire ? Lui sauter au cou ? Lui hurler piteusement de cesser ses ignominies, d’affirmer ou confirmer son pressentiment que les disparus de Dendermonde ont un rapport avec les expériences qu’il mène ?
Une assurance quant à l’issue de la situation présente émane des trois personnages. Aldegonde comprend qu’ils vont jouer avec elle comme d’un chat avec une souris. Un flash la surprend soudain : une clairière automnale. Des feuilles mortes volètent de part et d’autre. Le décor funeste de la boutique assombrie ne tarde pas à refaire surface et, avec lui, le futur proche dont elle ne donne pas cher de la peau.
Aldegonde refait « non ». Pipe-Mot rit et écarte les bras. Par-Ici et Par-Là commencent à tanguer d’un pied à l’autre, ondulant des épaules, comme en proie à un rituel douteux. Par-Ici s’arrête et lance :
– Écoute-moi bien, petite dadame. On vient t’acheter de quoi faire pousser nos planplantes là-bas dans les champs. Tu vas gentiment aller chercher dans ta réserve ce qu’on te demande. On veut dix casiers de cannettes d’air frais – ça, c’est pour nous, même si on exhale notre haleine sur les planplantes pour qu’elles aient envie de grandir en croyant qu’il fait beau ici, environ deux-cents plaquettes de pilules d’eau fraiche, et une centaine d’ampoules de rayons de soleil purs. Vas-y. On a tout notre temps.
Il reprend la danse indolente auprès de ses deux compères. Aldegonde sait très bien que si elle dépasse la vente du nombre de vivres autorisés par habitant, Grimaurbuge SA la met dehors et s’empare de son logement à titre d’indemnités expiatrices de sa faute. Dans la rue, elle n’aura plus qu’à donner ses fragments de lucidité aux rats avant de sombrer comme tant d’autres Mondiens sur les rigoles.
Elle zieute Par-Ici avant d’ouvrir son livre de comptes. Comme elle s’y attendait, les commandes de Pipe-Mot explosent tous les scores. Celui-ci rigole.
– Quelque chose ne va pas ? lance Par-Ici, moqueur.
Une plume à quatre pattes sommeille aux pieds d’Aldegonde. À l’arrivée des « clients », Lola-Groseille n’a pas levé son bec. Si Aldegonde détient le moindre espoir, il gigote dans les entrailles de la créature.
Par-Ici et Par-Là rejoignent Pite-Mot dans ses gesticulations euphoriques et ridicules. Pour eux, tout se passe comme prévu et, à ne pas en douter, le manque de défense des marionnettes lasses contre leurs piques et leurs attaques les attriste et enrage d’autant plus. Aldegonde éructe quelques mots entre ses mâchoires serrées.
– Vous avez déjà obtenu plus que nécessaire. Il faut des moyens de subsistance en suffisance pour chaque Mondien.
Ils s’esclaffent. Non, vraiment, cette Aldegonde ne fait pas le poids.
Maman, pourquoi il fait toujours tout noir ?
Par-Ici extirpe d’un organe retourné – une vessie ? – dont il a dénoué la ficelle, des plaquettes de ce qui semble être des médicaments.
– Très bien, Aldegonde Eolane Bloodnobi. Ça, tu vois, c’est comment finissent nos planplantes qu’on cultive là-bas dans les décombres des usines dont seules les charpentes sont encore debout – les champs mis en cage. Regarde-les bien. Tu avales une de ces gélules, et tout un délirium de souvenirs heureux s’empare de toi. Tu n’imagines pas à quel point ça fait fureur. On a appelé ça « Râle divin ». Normalement ça coute des sous-sous mais à toi on t’en fait cadeau – Par-Ici la regarde d’un air entendu. On t’offre une fin joviale et gratuite.
À ces mots, Par-Ici fourres les plaquettes de Râle-divin dans le col du manteau d’Aldegonde – ça fait un bruit de feuillets métalliques pliés.
Aldegonde pense un instant à ce qu’il y a devant elle, et à ce qu’elle a à perdre. Une plume sur un sol sale. Des enfants envolés. En face d’elle, trois gugusses aussi amers qu’elle, qui s’amusent en attendant que Dendermonde rende son dernier souffle. Le projecteur imprime en majuscules, sur le mur de gauche, une nouvelle en lettres lumineuses :
LA DERNIERE LICORNE ENCORE VIVANTE BIENTOT PENDUE
Aucune des personnes présentes dans la pièce n’y accorde de l’attention. Pour Pipe-Mot et ses sbires, quelques secondes de plus ou de moins… La réponse pour Aldegonde est évidente : elle n’a plus rien à perdre. Elle fait « non » de la tête. Une odeur de roussi, déjà bien présente, monte davantage dans l’air.
– La Tête est pas content. Tu commences à l’emmerder. Alors, ou tu bouges tes fefesses, ou on t’embarque.
Nous y sommes. On touche au dernier étage de la construction de chantage obombrée à la va-vite par Pipe-Mot et compagnie. Soudain, une vision s’empare de l’être d’Aldegonde : un château d’un blanc laiteux, tranquille et patient, niché au milieu d’une vallée verdoyante de laquelle s’envolent des nuées d’oiseaux. Aldegonde se repait, tant qu’elle dure, du paysage hors du temps. Quand elle retrouve ses esprits, Par-Ici et Par-Là se penchent par-dessus le bureau, approchant leurs masques hideux à quelques centimètres de son visage. À quelques mètres de là, Pipe-Mot mime des gestes obscènes. Sans la regarder, Aldegonde donne un coup de pied dans la créature endormie à ses pieds. Celle-ci se réveille dans un couinement étouffé. Aldegonde, en prévision des évènements qui se rapprochent de manière inéluctable, et afin de décourager ses agresseurs, se pisse dessus. Par-Ici a un léger mouvement de recul en considérant la tache sombre qui s’agrandit sous l’imperméable rouge vif. Pipe-Mot ricane, Par-Là aussi. Aldegonde souhaite de tout cœur se dissoudre dans un rêve éveillé mais le prochain n’arrive pas. Elle doit en appeler à un autre pouvoir caché. Vite, elle fouille dans sa mémoire après un souvenir de sa vie d’avant – en vain. Le visage de ses enfants se floute et leurs cris de joie s’amoindrissent – ces moments de vie sont seuls mémorables par Lola-Groseille. Au moment où Par-Ici lève le bras sur elle, elle se statufie. En un coup d’œil. Son squelette se change en armature en bois, et sa peau se couvre de plaques d’ivoire. Certains détails de son anatomie, comme les prunelles, se dorent. Elle ne pourra pas, elle, les perforer avec des songes idylliques ou les frapper avec des poings de marbre, mais elle peut les empêcher de la toucher. Par-Ici s’écrie :
– Une Chryséléphantine !
Pipe-Mot jure un borborygme, Par-Là peste.
Noir complet.
*
Une humidité ravageuse prend aux tripes Aldegonde et la réveille d’une bulle qui pendulait à sa bouche. Le froid lèche ses os malgré les couches vestimentaires. Elle cligne des paupières. La présence rassurante de Lola-Groseille a disparu – des bouts de l’âme de la femme en partance. Puis, elle considère où elle se trouve. Une caverne, une cave ? Un bruit de goutte qui tombe donne une idée de la mesure du temps qui passe, dénué de cycle et de ritournelle – ici, il ne fait pas. Devant elle, une fenêtre cabossée, munie de quelques barreaux, filtre une lumière grise. Ça clignote un peu – Aldegonde devine que des flashs d’informations, là aussi, doivent apparaitre en grandes lettres majuscules de l’autre côté du mur. Enfermée ? Depuis quand ? Aldegonde se sent cassée, fissurée par endroits – des stigmates de la vive transformation en Chryséléphantine.
Un buste, une tête ne tardent pas à apparaitre dans le carré de lumière faiblarde. Le carré s’allonge en embrasure d’un rectangle lumineux lorsque la silhouette ouvre ce qui se révèle être une porte. À contre-jour, Aldegonde a du mal à savoir si elle a affaire à une visite d’un de ses agresseurs. La silhouette ne porte pas de masque mais une abondante chevelure bouclée dessine des boucles dans le périmètre de la porte entrouverte. Sa stature est aussi large et imposante que celle de Pipe-Mot. D’instinct, Aldegonde recule et se heurte contre une paroi dégoulinante.
– Qui…
– Quelqu’un qui te veut du bien, ma belle.
Une voix grave mais dont les bas-fonds tressautent. Chaude, langoureuse et chantante. La silhouette s’accroupit et place son visage au niveau de celui d’Aldegonde. Malgré l’absence de lumière, elle place une main devant elle de sorte à en dissimuler la moitié.
– Je suis Maeva.
La main gauche retombe, la main droite vient cacher l’autre moitié.
–… et je suis aussi Constant.
Aldegonde discerne tant bien que mal l’individu qui se prénomme Maeva-Constant. Outrageusement maquillée, un œil peint rassemble, au niveau du front, les deux yeux véritables. Une cyclope dessinée. De longs cils noirs, entrecoupés de plumettes, alourdissent ses paupières mais virevoltent lorsqu’elle cligne des yeux. Des pommettes fardées, une bouche chamarrée, presque en bec de canard, dont les contours dépassent le tracé naturel des lèvres. Son ventre se comprime dans un corset qui doit, pense Aldegonde, comprimer ses organes de manière inconfortable. Par-dessus, une robe lourde et élégante, très décolletée, sculpte sa silhouette voluptueuse. Des voiles en dentelle volètent, diaphanes, sur les arrondis des épaules. En guise de poitrine, deux demi-globes en plastique mou renferment quelque chose qui frétille. Maeva-Constant suit le regard d’Aldegonde.
– Ah, ça ? Tu aimes bien mes têtards ? C’est pour donner un mouvement naturel.
Maeva pose une main sur le genou d’Aldegonde, qui tombe sur les longs ongles de vampire recourbés qui terminent ses doigts. La nouvelle venue se relève. Elle avance perchée sur des plateformes à talons qui évoquent à Aldegonde des marteaux. Ils font un bruit d’enclume lorsqu’elle foule le sol.
Un faible cri, quelque part entre le piaillement et le jappement, attire l’attention d’Aldegonde : Maeva-Constant porte Lola-Groseille sous son bras replié. Maeva-Constant sourit.
– Ton amie m’a trouvée et m’a amenée jusqu’ici, ma belle. Moi aussi je suis ton amie. Je travaillais à l’Accoudoir où je faisais des shows d’une nature à donner des paillettes dans les yeux de ces pauvres Mondiens. Mon Accoudoir a brulé, c’est dommage, n’est-ce pas mon poussin. Je ne sais pas où sont mes compagnes. Ta drôle de copine que j’ai sous le bras a plus de détermination que j’en ai jamais vu parmi les rues. Tu lui as donné un peu de ta personne ? Pas étonnant que tu réagisses si peu, ma pauvre. Dis donc, je pense que tes petits copains malotrus ne vont pas tarder à arriver, il va falloir qu’on décampe vite.
Maeva-Constant dépose le oinch par terre. Il se laisse faire. Lola-Groseille, inexorablement attirée par sa maitresse dont elle tire l’âme et les souvenirs, se love sous ses genoux écorchés. Maeva présente ensuite à Aldegonde ses deux mains jointes, comme si elle attendait une hostie. Des mains d’hommes. Aldegonde y place le bout de ses doigts de pianiste fatigué.
– Je suis Aldegonde.
– Partons, ma belle.
Aldegonde opine du chef. Au moment où elles se relèvent, la stature hirsute de Par-Là s’impose dans l’embrasure. Il est sérieusement amoché. Maeva a un rire qui évoque la chute d’un imposant lustre en verre.
– Je croyais l’avoir achevé, ce pitchounet.
Par-Là lève une arme pointue sur elles mais, dans son élan, tombe à la renverse. Maeva s’avance vers lui.
– On va lui refaire un ravalement de façade, n’est-ce pas, ma nouvelle amie ? Cet affreux masque ne lui va point du tout.
Hébétée, Aldegonde s’approche du corps avachi. Maeva lève un pied mastodonte sur le faciès déjà abimé de Par-Là – du sang coule en dessous du masque fragmenté. Elle fait peser tout son poids sur le coup qu’elle lui assène. Le masque se disloque un peu plus. Le visage sous-jacent apparait. Aldegonde réprime un cri : c’est celui de son ancien compagnon. Déjà, Maeva s’apprête à frapper à nouveau. Un rêve éveillé frappe à sa conscience mais elle fait tout pour le rejeter. Lola-Groseille se tord de douleur. Aldegonde a juste le temps de hurler : « OÙ SONT LES ENFANTS » avant que le talon-marteau de Maeva ne s’écrase une fois de plus, réduisant en bouillie, sous les éclats du masque de ciment, la face de celui que, jadis, elle a aimé.
– Oups, fait Maeva-Constant. Je me suis emportée. Tu as perdu tes gosses ?
Aldegonde se tait, horrifiée. Qui… par quel… – les réponses de ses questions esquissées flottent loin de là. La faim et la soif s’emparent d’elle au moment où un flash l’emporte sur le rivage d’une ile paisible. Le paysage tremble – Maeva la secoue.
– Il faut vraiment qu’on parte, ma belle amie. Prends ta drôle de bébête avec toi et on déguerpit.
Lola-Groseille gémit et couvre son bec avec les serres des pattes avant.
– Je… j’ai faim.
Maeva a un mouvement qui lui aurait valu d’estomper d’un revers de main son maquillage. Elle suspend son geste à la dernière seconde ; et soupire, en considérant Aldegonde qui regarde son ancien compagnon étendu avec envie.
– Ma biche, ne me dis pas que tu… tu as si faim que ça ? Écoute, je sais que tu n’as plus tous tes esprits et que, d’ailleurs, une bonne partie se trouve dans la bestiole qui couine, mais tout de même… Oh et puis, plus rien ne m’étonne avec vous.
Avec des airs de diva, Maeva se saisit du couteau à la lame effilée dont Par-Là se servait à l’instant pour les menacer.
– Tu veux quels morceaux ? Je te préviens tout de suite, je ne peux pas porter ce gros balourd sur des kilomètres, il va falloir choisir.
Chacune des syllabes que Maeva prononce s’ourle de sonorités sucrées. Il n’en faut pas davantage à Aldegonde pour ne plus hésiter :
– Juste une cuisse, s’il-te-plait.
Maeva lève un instant les yeux au ciel – introuvable –, faisant mine d’être choquée, avant de découper le haut de la cuisse de Par-Là. Le corps est parcouru d’un spasme bref. La drag queen enrobe le morceau de viande dans un paquet de tissus épars improvisés et emporte au passage le couteau.
– Maintenant, mon poussin, on s’envole.
– Je travaillais dans une boutique de vivres… Square du Souvenir. Il y a là des casiers de cannettes d’air frais, des plaquettes de gélules d’eau fraiche, des ampoules de rayons purs, des…
Maeva découvre les rangées de petites dents carrées qui lui étincellent l’intérieur de la bouche.
– Parfait, parfait, on va là d’abord, en espérant que les gars de Grimaurbuge ne soient pas déjà sur place. Ensuite, ma mignonne, on part retrouver tes enfants et mes anciennes compagnes, qui doivent nous attendre quelque part, comme une aiguille dans la gueule de merde qu’est cette ville.
Elle déshabille un instant du regard Aldegonde. Les cheveux las, le grain fatigué, la peau qui retombe, flasque, des bras… toute cette mascarade de morosité dont se pare Aldegonde pour éviter que des coups d’œil inquisiteurs ne s’attardent trop sur elle. Et ce trench-coat rouge aussi rutilant qu’une voiture de course.
– Tu es une Chryséléphantine, ma belle ? Tu peux te transformer en statue d’or et d’ivoire imperméable et invincible aux agressions ?
Aldegonde affiche un air déterminé. En quittant la cave avec Maeva-Constant, elle se jure d’y retourner pour régler son compte à Pipe-Mot Berud-Drak une fois qu’elle aura volé l’énergie du désespoir de cette ville qui brule pour mieux mourir.
*
Une nuit comme les autres. Trois silhouettes dévalent la rue qui descend depuis la bute au Square du Souvenir : les deux plus importantes ont des sacs remplis de cannettes, de bouteilles, de paquets qui leur déforment le dos et donnent, au loin, l’impression d’excroissances. Un effondrement, un cri, un feu soudain ponctuent leur course. Clopinant en retrait, le oinch Lola-Groseille suit la drag queen Maeva-Constant et la Chryséléphantine Aldegonde Eolane Bloodnobi qui courent dans le noir, telles des larmes coulant dans les rides crasseuses de Dendermonde.
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