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28 avril 2024 à 16:13:32
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Auteur Sujet: Promenade en Buick  (Lu 192 fois)

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Promenade en Buick
« le: 23 mars 2024 à 10:03:49 »
                                                              Promenade en Buick

C’est une fin d’après-midi d’été. Tancrède conduit nonchalamment sa Buick. Ainsi le temps est venu d’exprimer notre dissidence sans devoir s’expliquer. Et celui qui zigzague dérangera la ligne droite. Tancrède longe le mur du cimetière. Les sépultures dépassent les murs comme des coiffures solennelles. Le temps parfois dérange les lieux, comme ça nous arrange. Nous ressemblons à des candidats assis sur une chaise, dans un faisceau de soleil, devant l’absolutisme d’un jury. Après le cimetière les prairies ouvrent leur champ. Etendue de sinople que jaunit le soleil. Tout ce qu’on possède est voué à se perdre.

Mais les choses ignorent la notion d’appartenance. Tancrède allume la radio. Il écoute un lied de Mahler, le Chant de la Terre. La conscience d’être là est sa seule issue de secours. Un chant mélodique accompagne les courbes du paysage. Et aussi la route sinueuse. Attention, l’esprit part toujours avant le corps. Tancrède tient à peine son volant. Du bout des doigts il donne une impulsion, un coup à gauche un coup à droite. Est-il possible d’être à côté d’un homme comme à côté d’un arbre ou d’une pierre ? La Buick obéit à son conducteur. Une longue fraternité lie Tancrède à sa vieille Buick bien cabossée par la vie.

Se déplacer exige qu’on vous laisse quelque part une place. Mais toute personne invitée est considérée comme un corps étranger dans un organisme. Les ombres s’allongent. Tancrède roule sur les ombres qui traversent la route. Vous me direz que toute affirmation contient son contraire, seule compte alors la justesse affective d’une affirmation. Moi je préfère voir un chemin en chaque caillou. Une sorte de liberté envahit le conducteur. Tout pourrait être possible. Est-ce la musique ou le paysage qui délivre Tancrède de toute pesanteur ? La fusion des deux.

Connaissez-vous la CDS ? C’est une crise de silence. On fait souvent des CDS. Dans tout ce qu’on fait alors, même l’invisible devient de trop. On perçoit notre propre respiration comme celle d’un autre. C’est comme l’heure où le soleil va basculer dans l’autre hémisphère. Il prodigue tous ses éclats de feu avant de disparaître. C’est un combat qui enchante Tancrède. Cette apothéose avant le déclin. Seul l’animal qui ressent votre présence vous donne une identité. « L’art me paraît être un moyen de vaincre la mort » disait Hans Hartung peignant à la sulfateuse à 85 ans. Les vignes allongent leurs plants. Eux aussi épousent les ondulations du paysage.

Autour de nous, le silence épais est rempli de jugement. Nos bras ne nous seront jamais suffisants pour nous réconcilier. Partager la moiteur des mains porte plus à conséquence qu’on ne le croit. Sous nos cheveux, végète la naissance d’un furoncle, la pestilence sous la beauté. La verdure des arbres vire à l’émeraude ou au bronze. Oh ! je sais bien qu’être dans l’irrationnel, c’est une porte ouverte sur ce qui nous exclut. De nos jours, l’improbabilité de rentabilité rend inutile l’évaluation d’un ouvrage. Et si des souvenirs de bonheur vous démangent, il est déconseillé de les gratter.

Les vitres de la Buick sont baissées. La fragrance des pins s’invite dans le cockpit de la voiture. Elle s’assied près du chauffeur. Tancrède regarde cette étrange passagère, sans visage, sans genoux. Elle l’enrobe de toute sa présence, surtout quand Tancrède n’éternue pas et que l’allergie décide de le laisser tranquille. A partir d’un certain âge, on devient l’otage du temps, pris dans la souricière métaphysique. Le Chant de la Terre de Gustave Mahler est un choix idéal pour se promener au crépuscule. Si on lit on dort, car lire et dormir se ressemblent. Lire c’est dormir les yeux ouverts. Dormir c’est lire d’autre livres en soi. Et ce qu’on n’a pas vécu, on le rêve. Il s’en est fallu de peu de le vivre.

La voix de ventre de la cantatrice Kathleen Ferrier est une chambre d’écho qui multiplie la beauté de la campagne. Quand le réel correspond à une promesse, il ne faut pas le manquer. Derrière les volets, on entend des pluies imaginaires, lumineuses, déjà avec une promesse de chaleur. La durée d’un crépuscule est toujours subjective. Tancrède suspend le temps. La Buick serpente indéfiniment. Surtout que l’heure de la fin de ce voyage n’arrive jamais, se dit Tancrède. Souvent hélas c’est un mal intime qui nous transforme en terroriste. Pourquoi à l’ombre d’un saule, ne pas entamer une partie d’échec bucolique, sur un plaid recouvrant les herbes folles odorantes ?

Quand une passion ordonne votre emploi du temps, c’est plus commode. Si la Buick ralentit c’est le crépitement des cigales dans les haies et les fossés qui montent par les fenêtres ouvertes. Il rentre dans la gorge de Kathleen qui rivalise avec les insectes tonitruants. Kathleen Ferrier aura le dessus comme toujours. Tancrède le décide. Il y a ceux qui n’arrêtent pas d’agir et les autres qui s’arrêtent dans l’attente des gestes de ceux qui agissent. C’est une règle presque générale. Mais une alternance météorologique est plus repérable qu’une alternance politique. Ma bêtise prolétaire rencontre d’autres bêtises, celle des boyards et hobereaux. Un troupeau de brebis sur la route. Il entoure la Buick, comme un flot de laine, d’écume, et de neige.

Je me mets en scène dans la vie mais il n’y a jamais de spectateur. Le berger fait un salut amical à Tancrède. Il y a ceux qui disent sans savoir et ceux qui savent sans le dire. La vérité est entre les deux. Tancrède n’avance pas, mais il vogue, enivré par un bouquet de sensations. On constate alors avec dépit que l’émotion est un critère pour commencer à raisonner. Puis le troupeau d’ovins continue son chemin, s’éloigne. Heureusement l’émotion comporte une variété de synonymes. Et si les mots ne disaient que notre disponibilité à les entendre ? La Buick demeure silencieuse, à l’arrêt. Quelqu’un de solitaire curieusement n’aimera entendre que des chorales.

Le soleil s’est effacé de l’horizon. Une pénombre douce se répand sur les collines. On vous entraîne jusqu’au fond d’un couloir qui n’a jamais de fond. Mais l’intolérable c’est de ne pas le savoir. Il n’y a plus de labeur pour l’œil à se glisser entre l’ombre et la lumière. Tout est étale, égal. Comme une robe grise qui nous repose de toutes tentations. Autrement dit les vestiges d’une civilisation sont comme des rituels de salutations qui s’adressent au vide. Chacun se planifie ses enjeux. Ils deviennent les secrets qui le rendront visible dans le monde. Les imperfections du réel fomentent nos rêves. Et le destin s’avère être un piège, nous en sommes les artisans. Là, Tancrède devrait faire une CDS.

Chaque matin, notre premier baiser va à la beauté universelle. L’éclosion d’une fleur de tilleul redonne joie aux paroles. Une hirondelle fait un mouvement d’ailes pour rejoindre le nid sous les toits. On ne peut pas chercher ce qu’on ne connaît pas, raconte Platon. Ce qui compte, c’est la surprise que cause le hasard. En cherchant les causes, on s’étonne, ainsi s’exprime la sérendipité des scientifiques. Kathleen Ferrier continue à voix basse son Chant de la Terre. Tancrède ne veut plus regarder l’heure. Sur le cuir rouge de sa banquette il s’affaisse, merveilleusement lourd. Partager une création personnelle est un leurre.

Une soudaine fraîcheur rentre pieds nus dans la voiture. Elle frôle les mains, le visage de Tancrède, avec ses parfums d’herbe et de fleurs. Mais pourquoi dans le contrejour, un visage derrière une main peut paraître tourmenté ? Au loin arrive une inquiétante forme noire sur la route. Ses yeux sont déjà allumés. L’intériorité est dans l’apparence. L’apparence serait le pardessus de l’intérieur. Tancrède n’a pas le temps de se garer sur le côté. Déjà les yeux fondent sur lui. Des lignes précises apaiseraient davantage l’esprit, pensent les peintres. Un ignoble tonnerre de klaxon s’abat sur Tancrède. Et des injures fusent par la fenêtre du camion qui réussit une embardée, évitant de justesse l’écrabouillement total de cette séquence magnifique dans la vie de Tancrède.

Dans la clarté diffuse des lampes, un visage assoupi peut avoir une douceur extrême. Mais Tancrède est blanc comme un mort. Il éteint la radio, au revoir Kathleen. Il remonte les vitres de son cockpit. Puis doucement il dévale la route, tel un fourgon funéraire retournant au garage. La beauté et la vie tiennent à peu de chose, se dit Tancrède, s’agrippant au volant. Un curé photographiait les animaux sauvages, parce que dans les détails il ne trouvait pas le diable. Mais ce qu’on aime est tout autant notre fer de lance que notre talon d’Achille. Peindre, écrire, seraient les dernières libertés que la précarité autorise. Finalement l’avantage d’une conversation avec soi-même, est que les mots répétés n’ont aucun écho. Tancrède distingue déjà les petites lumières du village qui scintillent comme lors d’un soir de fête dans l’évidure de la vallée.
« Modifié: 24 mars 2024 à 11:24:41 par LOF »
Lof

Hors ligne Joachès

  • Calliopéen
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Re : Promenade en Buick
« Réponse #1 le: 25 mars 2024 à 07:53:07 »
Comme d’habitude dès que je vois un nom de modèle ou une marque de voiture je fonce dessus. Ton texte est très réflectif et m’a je dois l’avouer un peu déçu par rapport au titre. Certes la Buick à un rôle central mais ramenée à un rôle purement utilitaire de deplaçoir, bien que ton personnage ait une relation particulière avec elle. On ne sait pas vraiment cette relation spéciale qui les unis et comment elle c’est faite. Ce qui est central c’est la réflexion que cette promenade provoque.

En ligne LOF

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  • Frappé par le vent
Re : Promenade en Buick
« Réponse #2 le: 27 mars 2024 à 11:58:51 »
 
 Désolé Joachès de t'avoir déçu. J'aime les voitures mythiques
 pour raconter mes histoires. Elles me font avancer.
 Le reste bien sûr c'est de la gamberge au volant.
 Merci pour ton commentaire.
Lof

 


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