"Faire enfin dire quelque chose
à Quelqu'un qui serait le Pauvre,
ce bon pauvre dont tout le monde
parle et qui se tait toujours.
Voilà ce que j'ai tenté."J.R.
J'ai eu la chance de dégoter une vieille et superbe édition du livre avec des dessins de Steinlen (comme sur l'image ci-dessus) et j'étais heureux comme un petit enfant, et ça sentait le vieux mais le vieux qui sent bon vous voyez. Et des pages toutes jaunes et des illustrations ça et là en noir et blanc, des images pleines de la détresse humaine que Jehan-Rictus s'était fait un devoir d'exprimer - comme le testament de ceux qui n'ont rien et qui en crèvent. De l'argot, partout, du langage populaire du Pantin de la Belle Epoque (1897), et de la misère, de la faim, des petites caresses mendiées sur les tétons chauds des grues qu'étaient pour le narrateur comme des mamans qui le réconfortaient quand ça faisait trop faim, trop triste ou trop froid. Gabriel Randon de Saint-Amand de son vrai nom, se révolte contre une société qui laisse l'Homme pourrir sur place, errer devant les façades bourgeoises des beaux quartiers, scruter la lumière douce et bienveillante d'une chambre qui guérit un peu les nuits d'Hiver, sans jamais lui prendre la main. La Sans-Remords, la Sans-Mamelle, la Grande en Noir est en réalité beaucoup plus accueillante pour le pauvre que le coeur humain. Et s'y abandonner tout à fait comme si on se lovait entre les bras de sa maman qui revient et qui sourit et qui fait toute la tendresse du monde. Espérer jusqu'au Printemps prochain parce que la lumière aime autant les riches que les pauvres et qu'elle est pour tout le monde même pour ceux qu'ont tellement faim de l'estomac et du coeur qu'ils voudraient bien la manger s'ils pouvaient. Mais c'est pas possible et le temps passe et l'Espoir c'est une chose bien fragile et quand on en manque le rêve alors commence, le rêve c'est quand on a épuisé toute l'espoir du corps et que le dehors veut plus en donner parce que c'est un radin, alors on est obligé de se le fabriquer soi-même et des fois ça tient pas la route, on n'y croit pas, parce que c'est instable. Et parfois, parfois, il tient debout, tout seul, la braise grandit, l'incendie renaît, et dans le feu du brasier d'Hiver assez de lumière dans le ventre pour se jouer de la misère humaine.
" V
Comment qu’ ça s’ fait qu’ les taciturnes,
Les fout-la-faim, les gars comm’ moi,
Les membr’s du « Brasero nocturne »,
Gn’en a pus d’un su’ l’ pavé d’ bois ;
Ceuss’ qu’ont du poil et d’ la fierté,
Les inconnus... que tout l’ mond’ frôle,
Souffrent c’ qu’y souffr’nt sans rouspéter
Et pass’nt en couchant les épaules ?
C’est-y que quand le ventre est vide
On n’ peut rien autr’ que s’ résigner,
Comm’ le bétail au front stupide
Qui sent d’avanc’ qu’y s’ra saigné ?
Comment qu’ ça s’ fait qu’ la viande est lâche
Et qu’on n’ tent’rait pas un coup d’ chien
Et qu’ moins on peut... moins qu’on s’ maintient,
Pus on s’ cramponne et pus qu’on tâche ?
(Car c’est pas drôl’ d’êt’ sans coucher
Pour la raison qu’on est fauché,
Ou d’ pas s’ connaître eun’ tit’ maîtresse
À caus’ qu’on est dans la détresse !)
(L’ droit au baiser existe trop
Pour les rupins qu’ est débauchés,
Pour les barbes, pour les michets ;
Le sans-pognon..., lui, bais’... la peau !)
(Pourtant, vrai, on sait c’ qu’est la Vie
Qui s’ traduit par l’ mêm’ boniment
Qu’ dans la galette ou l’ sentiment
On vous fait jamais qu’ des vach’ries !)
Donc, comment qu’ ça s’ fait qu’on fait rien,
Qu’on a cor’ la forc’ de poursuivre
Et qu’ malgré tout, ben, on s’ laiss’ vivre
À la j’ m’en-fous, à la p’têt’-bien ?
Oh ! C’est qu’ chacun a sa chimère
Et qu’ pus il est bas l’ purotain,
Pus qu’y marin’ dans les misères,
Pus que son gniasse est incertain,
Et qu’ moins y sait où donner d’ l’aile,
Comme en plein jour l’oiseau du soir,
Pus qu’y se r’suc’ dans la cervelle
Deux grains d’ mensonge et un d’espoir !
Espoir de quoi ? Dam’ ! ça dépend :
Gn’en a qu’espèr’nt en eun’ Justice,
D’aut’s en la Gloir’ (ça, c’est un vice...
Leur faut dans l’ fign’ trois plum’s de paon !).
Mais l’ pus grand nombr’... l’est comm’ mézigue,
Y rêv’ d’un coin qui s’rait quéqu’ part,
N’importe, y n’ sait, où, pour sa part,
Y verrait flancher sa fatigue :
Un endroit ousque, sans charger,
Ça r’ssemblerait à d’ la vraie Vie,
À d’ l’Amour et à du manger,
Mais pas comm’ dans les théories.
Un soir d’été, deux brins d’ persil,
Eun’ tit’ bicoque à la campagne
Et quéqu’ chose à s’ mett’ dans l’ fusil
(C’est pas des châteaux en Espagne !)
Car y vient eune heure à la fin
Où qu’ chacun veut vivre en artisse :
L’ rupin... à caus’ des rhumatisses
Et l’ pauvr’ pour bouffer à sa faim.
Voui ! D’ la guimauv’, du sirop d’ gomme
Pour chacun en particulier ;
Mais v’là l’ chiendent, v’là l’ singulier,
On vourait ça pour tous les hommes !"
(pour mieux voir comment les images s'articulent au texte :
http://image.noelshack.com/fichiers/2016/39/1475333668-20161001-164526.jpg)