Une des troupes la plus réputée du monde avait réservé un après-midi entier à l'opéra de Paris pour une répétition qui déboucherait sur un spectacle de la plus haute importance. Cette troupe était composée d'environ cinq hommes et une vingtaine de femmes. Tous étaient musclés, grands et incroyablement fins. Toutes étaient frêles, pâles, fragiles et innocentes. Tous, hommes et femmes confondus, dansaient sur les ordres et les remontrances de leur professeur de danse. Tous étaient très gracieux, très précis... mais pour le rôle principal de la représentation à venir, il manquait ce petit détail qui ferait toute la différence.
Parmi tous ces danseurs et danseuses se trouvait une jeune femme qui dansait particulièrement bien. Cette grâce et cette passion étaient lisibles dans le moindre de ses gestes. Avec ses cheveux roux flamboyants, elle ne passait pas inaperçue aux yeux du professeur, avide de perfection qu'il venait visiblement de trouver. Il l'interrompit, lui dicta de descendre de la scène pour qu'elle le rejoignît. Ce dur professeur fit part de son avis à la jeune femme, lui intimant tous les compliments les plus merveilleux qu'elle n'eut jamais entendus auparavant. Cette frêle et parfaite danseuse venait d'obtenir le rôle principal de la pièce dans laquelle elle avait toujours rêvé de danser. La joie et l'impatience pétillaient dans ses yeux verdoyants alors qu’elle remerciait poliment le professeur.
Puis vint la fin de la journée, la fin de cette répétition, la fin de longues heures de dur labeur. Quelques talents prodiges allaient dans une certaine direction, d'autres bifurquaient dans des ruelles, et les derniers se contentaient de se diriger vers un bar juste en face de l’opéra de Paris. Il n'y avait qu'une route, qu'un passage piéton, que quelques et dangereux mètres à traverser pour atteindre ce bar. Il devait déjà être aux alentours de vingt-trois heures. Les rues étaient désertes, alors cette sensation de danger ne naquit pas dans l'esprit de l'ultime danseuse. Quelques amies l'accompagnaient, sans vraiment comprendre cette euphorie qui traversait la belle rouquine. Cette dernière était au téléphone avec l'homme qu'elle aimait d'un amour sans égal. Sa voix vive et douce à la fois annonçait la nouvelle précédemment énoncée: elle allait danser dans une des pièces les plus renommées au monde.
La chaussée n'était plus loin d'un de ses pieds qui était trop imprudent.
Au loin, une voiture vrombissait et roulait à une vitesse hors-norme. La rousse ne l'entendait pas, la rousse n'en avait rien à faire: elle était heureuse ! Ce petit pied imprudent avançait sur cette chaussée dangereuse, son jumeau le suivait et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle se retrouvât dans le milieu de la route dangereuse. La rousse tourna la tête, poussa un cri et écarquilla les yeux. Ça y est, elle venait de voir cette voiture ! Mais il était trop tard. La voiture venait de la percuter de plein fouet. La rousse passait, volait même au-dessus du capot pour atterrir à terre, inconsciente. Et la voiture continuait sa route.
Sur le trottoir, des cris se faisaient entendre. Des cris tristes, stridents qui vociféraient un nom, un seul et même nom. Le nom de la jeune danseuse prodige, au sol, comme morte. Son cœur battait encore, elle respirait difficilement et perdait du sang. Miraculeusement elle était en vie... physiquement. Avec ce genou démoli, ces cuisses explosées et ces tibias démantelés, psychologiquement elle pouvait mourir en paix.
Alors adieu la danse, adieu le bonheur, adieu les rêves de princesses, adieu la sérénité, adieu la passion, adieu la vie.
Jeune fille, plus jamais tu ne danseras.