Le Monde de L'Écriture

Salon littéraire => Salle de lecture => Théâtre et poésie => Discussion démarrée par: Alan Tréard le 05 août 2015 à 13:45:55

Titre: [Théâtre, auteur] Jean Giraudoux
Posté par: Alan Tréard le 05 août 2015 à 13:45:55
Ah ! Mes chers amis,

Chers internautes,

Il faut bien que j'apporte mon humble contribution à ce forum d'une manière ou d'une autre ! Alors autant que mon choix se porte sur quelque chose qui me tient vraiment à cœur :

Eh, oui... Jean Giraudoux est, pour moi, l'auteur du XXeme sciècle, celui que l'on nommera bientôt « l'inévitable » ; oh, bien sûr il y a plusieurs Giraudoux, pour plusieurs lectures. Laquelle sera la vôtre ? Assembler ici une pièce bibliographique réussie semble impossible pour un seul homme : j'invite clairement d'autres lecteurs de Giraudoux à y apporter leur contribution. Vous êtes les bienvenus.

Que faut-il dire de cette œuvre ? Y a-t-il des choses à ne pas oublier ? On ne nomme jamais Giraudoux comme ayant des liens avec la science-fiction, mais plutôt avec le surréalisme. Ô combien les deux se rejoignent de nos jours ! Lorsque vous lisez son théâtre, les lieux d'action paraissent sublimes, totalement détachés de la réalité. Où est-ce que cela se passe, si ce n'est au sein même de notre imagination ?

«  L’ÉTRANGER. – Curieuse façade !… Elle est d’aplomb ?
 PREMIÈRE PETITE FILLE. – Non. Le côté droit n’existe pas. On croit le voir, mais c’est un mirage. C’est comme le jardinier qui vient là, qui veut vous parler. Il ne vient pas. Il ne va pas pouvoir dire un mot.
 DEUXIÈME PETITE FILLE. – Ou il va braire. Ou miauler.
 LE JARDINIER. – La façade est bien d’aplomb, étranger ; n’écoutez pas ces menteuses. Ce qui vous trompe, c’est que le corps de droite est construit en pierres gauloises qui suintent à certaines époques de l’année. Les habitants de la ville disent alors que le palais pleure. Et que le corps de gauche est en marbre d’Argos, lequel, sans qu’on ait jamais su pourquoi, s’ensoleille soudain, même la nuit. On dit alors que le palais rit. Ce qui se passe, c’est qu’en ce moment le palais rit et pleure à la fois.
 PREMIÈRE PETITE FILLE. – Comme cela il est sûr de ne pas se tromper.
 DEUXIÈME PETITE FILLE. – C’est tout à fait un palais de veuve.
PREMIÈRE PETITE FILLE. – Ou de souvenirs d’enfance.
L’ÉTRANGER. – Je ne me rappelais pas une façade aussi sensible… »
(Électre, Acte I scène 1)

Giraudoux, c'est l'époque où apparaissent des contes et des mythologies totalement revisités : parle-t-on de contes ? ou bien de surréalisme ? A-t-on raison ? Mais de qui parle-t-on au fait !? S'il sortait un livre aujourd'hui, savez-vous ce qu'on dirait probablement de lui ? C'est de la fantasy !

Voilà un héritage superbe, on oublie trop souvent de parler de son théâtre et de sa force !

Au delà de mes hypothétiques croyances et de mes interrogations surréalistes, il y a chez cet homme un genre à part entière ; il y a dans son œuvre une rupture directe avec les coutumes littéraires passées. Voilà le moment de l'histoire où l'on passe à la véritable modernité, Giraudoux en est le visionnaire. On se décroche du vrai, les codes ont totalement changé, les forces également. Étrangement, ce sont souvent des histoires manichéennes, avec les uns plutôt gentils et les autres plutôt méchants. C'est un auteur formidable !

Faire vivre les livres, c'est aussi faire vivre les auteurs du passé, j'en suis persuadé.

Y a-t-il des féministes ici ? Oh... tout de même ! Personne ne peut se revendiquer pleinement féministe sans avoir vu une pièce de Jean Giraudoux jouée à la perfection, ou sans avoir directement lu le texte. On a des convictions que l'on aime voir interprétées par d'autres, c'est vrai. C'est une sensibilité d'une rare sincérité dans sa volonté de défendre l'égalité des droits. Il ne représente pas tous les féministes, mais on peut dire qu'il est une sorte de porte-parole adorable du féminisme. Électre en est un bel exemple ; Pour Lucrèce également. L'objectif de Giraudoux n'étant pas de véhiculer de la violence, comme on le reproche parfois trop aux féministes, mais de donner leur voix à des citoyennes qui ne l'ont pas assez souvent (il ne faut pas oublier qu'à l'époque où il écrit, les femmes n'ont pas le droit de vote). Alors Mesdames, avez-vous lu Jean Giraudoux ? Je vous le conseille, il est formidable !

Aime-t-on la politique ? Et si oui, jusqu'où ? Oui, mais il faut aussi savoir en parler avec suffisamment de distance : difficile. Jean Giraudoux est l'un des rares grands auteurs à avoir parlé de la République dans la République. Il connaît la démocratie depuis son  enfance (contrairement à beaucoup de grands auteurs, il faut le reconnaître) ; et ose parler de l'organisation républicaine avec un trait d'humour et beaucoup d’inattendu. C'est une autre vision de notre petit mode de pensée  chéri. Il y a Siegfried, par exemple : très bonne pièce, je vous la conseille. Nous sommes juste après la Première Guerre mondiale (écrit en 1928) ; et cet homme incroyable ose parler de la relation franco-allemande de l'époque dans une pièce de théâtre très bien écrite. Honnêtement, je vous le conseille. Il en est de même pour Intermezzo : c'est un livre qui aborde les thématiques des droits de l'homme, et de l'administration française de l'époque... avec beaucoup d'humour !

Ce sont bien sûr aussi des questions philosophiques que Mon Petit Jean chéri ajoute à ses œuvres : de quoi ravir les esprits les plus curieux.

Bon, nous arrivons à la fin de cet article, à moins que quelqu'un n'ait quelque chose à ajouter ?

J'espère bien évidemment que j'aurai réussi à vous convaincre de mettre votre nez dans l'une de ses pièces de théâtre avant la fin de l'été,

Au plaisir !
Titre: Re : [Théâtre, auteur] Jean Giraudoux
Posté par: Seichôka le 20 octobre 2015 à 22:14:13
Bonsoir !

Personnellement, de Giraudoux je n'ai lu que La guerre de Troie n'aura pas lieu (pour le moment) et j'ai adoré. C'est sûrement l'une de mes pièces de théâtre préférée et je l'ai surtout aimé pour son mélange entre le comique (par le ridicule des personnages) et le tragique (par... bah le ridicule des personnages aussi).
Du coup, je voulais aussi savoir si on retrouve cet aspect là dans plusieurs de Jean Giraudoux ou est-ce une spécificité de celle-ci ?
Sinon, tu m'as donné d'aller jeter un coup sur ce qu'il a fait d'autres ? J'ai notamment toujours voulu lire Siegfried.
Titre: Re : [Théâtre, auteur] Jean Giraudoux
Posté par: Alan Tréard le 20 octobre 2015 à 23:03:39
Oui, c'est effectivement la signature de Giraudoux : on passe du rire aux larmes d'un rythme poétique et adorable. Pour autant certaines pièces sont plutôt drôles : Supplément au voyage de Cook, d'autres plutôt sombres : Pour Lucrèce. Je me souviens peut-être avoir moins ri lorsque j'ai lu Siegfried (théâtre), mais beaucoup plus devant l'Intermezzo. Pour autant, ce sont toutes deux des pièces que j'ai lues il y a longtemps, et je ne veux pas dire de bêtises...

Ses œuvres sont riches, vivantes, on peut donc y trouver différents plaisirs !

En fait, plus on lit Giraudoux, mieux on comprend son univers, à tel point que le mieux sera encore que tu te plonges dans ces lectures, mieux que ma parole et mes connaissances.

N'hésite d'ailleurs pas à en ajouter dans ce fil un jour où l'autre, notamment si tu trouves des éléments que j'aurais pu oublier d'énumérer !
Titre: Re : [Théâtre, auteur] Jean Giraudoux
Posté par: pehache le 07 avril 2016 à 21:26:31
Le supplément au voyage de Cook, dans le prolongement de D. Diderot.
Titre: Re : [Théâtre, auteur] Jean Giraudoux
Posté par: Mister Pim le 08 avril 2016 à 02:51:05
Merci Alan d'inviter à l'expérience Giraudoux. Elle nous marque à vie. Je l'ai dévoré ado et, aujourd'hui encore, il reste à mes yeux le modèle du styliste à l'état pur où le sujet, les personnages, l'action, ne sont que des hameçons de convention. Il fait semblant de s'en servir. Ils sont prétexte à. Comment l'évoquer ? Il est, pour reprendre l'image d'Alan, tellement  multifaces : le Giraudoux romancier, le Giraudoux politique, essayiste, normalien, patriote, le Giraudoux bon élève et cancre à la fois, comme disait plaisamment de lui Cocteau. Seulement c'est dans les habits du dramaturge qu'il a le plus d'élégance, le plus d'effet. Sa chance : avoir fait partie d'une époque assez tendue pour que sa mystique – la poésie, le goût du merveilleux – ait pu éclore en offrant son plein arôme. Une sale époque bien noire qui lui permettra de porter au grand jour toutes les nuances de jaune, de vert, de bleu, en partant de deux retentissants conflits mondiaux dont nous portons encore aujourd'hui les stigmates, d'où son penchant pour l'ironie, la dérision, l'auto-dérision. En fait, en s'acharnant à poser le masque de la politesse sur la gueule du désespoir, cet acrobate du style nous montre l'absurdité de l'existence tout en redonnant aux lecteurs, aux spectateurs, le goût bonbon-acidulé de la vie et de l'espoir perdu.

Sa force : avoir débarqué au théâtre (assez tard, à 46 ans) avec un style maîtrisé à la virgule. Pas eu besoin de se faire la main. Il lui aura suffi d'écouter les conseils de Jouvet pour élaguer sa copie car j'imagine, au regard de ses romans (cadavres qui sentent bon ; laboratoires plus que romans), qu'il devait toujours en apporter trop. Son charme – et j'espère n'avoir pas été trop mièvre jusque-ici, attention (tan-tan) : la modestie. Si Racine taille ses pièces à même le marbre, Giraudoux tague le palais de graffitis, ouvre les fenêtres, crée de bénéfiques courants d'air qui aèrent d'humour le pathétique, ou bien, il s'amuse à contrebalancer l'effet, lestant de sérieux le burlesque, l'insignifiant le frivole car Giraudoux, et c'est là tout son charme, fait semblant d'être tragique ; Giraudoux, et c'est ce qui le rend énergiquement modeste, fait semblant de viser haut. Malgré le choix de ses thèmes, entre tragédies grecques et tragédies bibliques, il en joue et évite l'écueil du pathos en focalisant sur la parole des petits personnages : mendiant, jardinier, enfants, animaux. Ces êtres, à l'évidence, sont de plus digne intérêt pour lui que les puissants. C'est pourquoi dans Electre (âme noire, elle aussi), quand il oppose aux dieux le discours du Mendiant sur le petit hérisson qui va faire l'amour de l'autre côté de la route au risque de mourir écrasé sous les roues et les sabots d'un attelage, il ne fait pas que railler la religion, il énonce clairement que notre devoir sur terre est d'accorder autant de place aux hérissons qu'à ces formes célestes abstraites. Souvent on lui reproche une préciosité, un ton conférencier, voire une niaiserie cucul-la-praline. Apparences. Dans son application à mettre l'infiniment petit sur le même plan que les Dieux, les Empereurs, les Rois, les Généraux, c'est un auteur microcosmique de même tonneau que les philosophes asiatiques ou animistes. D'où la grandeur, non grandiose mais sanitaire, qui s'en dégage.
     
Avec le net, nous sommes devenus trop lucides pour ne pas sentir que l'époque que nous vivons puise (là encore) sa nuance dans le noir. La méthode Giraudoux nous aiderait-elle à retrouver un deuxième souffle ? Est-ce négociable ? Difficile. Si Giraudoux savait épargner à la peau de ses contemporains la moindre piqûre d'ortie, après lui, Camus et Sartre se chargeront de la mutiler. Absurde, mort des idéaux, défaite de la pensée, en 2016, écrire à la Giraudoux serait tremper sa plume dans l'encre rose-midinette. Chaque jour assourdis par le cynisme ambiant – guerres économiques, fraudes/paradis fiscaux, écart abyssal entre riches et pauvres, libéralisme forcené –, nous avons le culte du mot qui grince, de la casse, du bashing. Par crainte de maniérisme, on noircit le trait souvent au maximum du supportable ; voire du ridicule. Au cinéma, la fiction est devenue reality-fiction. Dans une scène de crime, systématiquement, on nous donne à contempler les dégâts biologiques commis par une balle de révolver dans le cerveau ou les viscères, et demain, suite logique, le réalisateur poussera l'hyper-réalisme pornographique jusqu'à insérer sa caméra dans la plaie – (my réac time, yeah !)

Comment alors entendre la voix de Giraudoux ? Les variations ciselées d'Isabelle et du Spectre, dans Intermezzo, tout en jeu de cache-cache sur le thème de la mort, ne chantent plus que l'imperceptible écho d'une musique vieux-temps. Ces personnages nous manquent pourtant, comme peut nous manquer un organe, ils nous offriraient du pur oxygène ; car leur grâce, même s'ils sont sots ou dangereux, c'est de glisser sur la glace alors que le fond de l'air qu'ils respirent pèse une densité tragique.