(je suis rouillée de chez rouillée !)
C'était il y a longtemps. Dans le sud du sud, encore plus bas, vivaient des animaux étranges : ils marchaient sur deux pattes, alors que la majorité des êtres vivants usait de quatre. Ils étaient velus, la mâchoire proéminente et le crâne en forme d'ovale tout en longueur. Au bout de leurs longs bras pendaient des genres de moignons informes, prolongés de deux doigts filiformes. Leur ventre était rebondi comme un ballon de baudruche. Ils poussaient des cris stridents sortant d'une bouche monstrueuse. Ils étaient carnivores et croquaient tout ce qu'ils arrivaient à pincer entre leurs deux doigts. Ils déchiraient alors leur proie de leurs dents acérées. Ils n'étaient pas très futés, plutôt gauches même. Il faut dire qu'ils n'étaient pas gâtés par la nature.
Parmi eux, il y avait pourtant un être qui dénotait des autres, nous l'appellerons Abaca. Contrairement à eux, non seulement il était futé, mais il avait cinq doigts à chaque main, un anormal pensait la tribu. Ils le tenaient à l'écart mais, il n'y prêtait guère attention. Il chassait à l'aide d'une branche qu'il avait aiguisée au bout. Il fabriquait des sacs avec des lianes tressées dans lesquels il conservait ses proies. Il enterrait ensuite profondément sa nourriture pour la consommer plus tard. Ses congénères le prenaient pour un fou, eux, ne gardaient rien, il mangeait à s'en faire péter la panse, ce qui avait pour effet de gonfler un peu plus leur bedaine.
Abaca avait construit un abri, une hutte pour se protéger des intempéries, il préférait aux grottes surpeuplées où s'entassaient des centaines d'individus femelles et mâles. Il passait ses journées à chasser et remplissait son garde-manger pour pallier toute famine. Parfois, il y déposait juste des os, des graines, des restes, mais qu'importe : il aurait de quoi survivre dans tous les cas.
Il avait tenté une fois de convaincre la tribu qu'il fallait prévoir, mais ils lui avaient jeté des pierres, le traitant d'illuminé, de fou, de détraqué (dans leur langue bien sûr), il avait renoncé, ce qui arrivera les anéantira, ce sera leur problème et plus le sien.
Abaca vivait seul depuis longtemps. Il inventait, créait tout ce qui pouvait améliorer la vie de sa race, mais pourquoi ? Un jour, il partirait, parce que c'est ainsi, il ne restera rien de tout ce qui est né de son imagination fertile. Il ne savait pas qu'un matin, un joli minois lui tournerait la tête. Iba.
Iba n'avait peur de rien, surtout pas de celui qu-on-ne-nommait-pas. Plantée sur une butte au-dessus de chez lui, elle le regardait couper du bois, intriguée. Elle avait écouté toutes les histoires que l'on racontait au village, elle voulait voir de ses propres yeux. Abaca était beau, bien droit. Elle s'approcha au moment où il se retourna.
— Que fais-tu ici ! va-t'en ! Lui cria Abaca.
Elle s'avança un peu plus et lui tendit un bras, prolongé d'un moignon et de deux doigts.
Il fut surpris et se réfugia dans sa case. Les jours qui suivirent, Iba revint le voir. Plus le temps passait, plus ils se rapprochaient. Elle finit par l'apprivoiser. Elle lui apprit l'amitié, il lui enseigna ses inventions, ils apprirent à s'aimer.
Les autres n'acceptaient pas cette union "anormale". Mais le couple était plus fort que toute haine. Il résistait.
Une nuit, une tempête effroyable dévasta toute la région, les animaux s'enfuirent, les arbres, les végétaux, tout fut détruit.
Abaca et Iba avaient de quoi se nourrir. Les enfants de la tribu mourraient de faim, Abaca alors fut écouté par tous. Ses réserves permirent à chacun de survivre jusqu'à ce que la situation redevienne normale.
Iba donna naissance à un bambin, il avait un moignon prolongé de cinq doigts.
