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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes courts (Modérateur: Claudius) » Singin' in the mails (1700 mots)

Auteur Sujet: Singin' in the mails (1700 mots)  (Lu 539 fois)

Hors ligne Thom

  • Troubadour
  • Messages: 261
Singin' in the mails (1700 mots)
« le: 18 février 2021 à 20:59:26 »
Pour cette cinquième publication, écrite sur fond de Singin’ in the Rain, la musique dansante reprise comme thème du film éponyme, paroles d’Arthur Freed et musique de Nacio Brown, je teste et soumets à vos avis une vision de notre quotidien bureautique, lequel est devenu le principal outil de travail de presque toutes les professions. J’ai opéré, à la lumière de vos avis, quelques réglages fins sur les divers paramètres de l’écriture : le petit bouton, ici, est un peu plus tourné vers la gauche, ce petit levier-là abaissé à demi, à fond je ne le sentais pas trop et le petit bouton vert : plus vers la droite. Je n’ai pas encore activé le paramètre « SEXY », mais celui-ci a buggé : il apparaît en toute fin de l’histoire et comme il s’est finement imposé, je n’ai pas eu le cœur de le retirer. Cette fois encore, vous y trouverez sûrement bien plus de choses que ce que j’ai moi-même conscience d’avoir mis. Vous voudrez bien, comme à l’accoutumée, me faire part de vos remarques, par mails, je vous prie…

Il est important dans son entreprise : il reçoit des centaines de mails par jour !

Mais cette consécration professionnelle, dont le score est fièrement répété à tous les collègues aux retours de vacances, illustre en fait l’asservissement de l’homme moderne. C’est un accablement, un facteur de stress évident, mais paradoxalement, il est porté comme une médaille. Le collaborateur moderne est fier d’être le réceptacle de cette sédimentation électronique, qui le gouverne.

Lorsqu’il figure parmi les destinataires d’un mail, au mieux : il répond. Il a le choix de ses interlocuteurs, ce qu’une réunion ne permet pas : il répond à tous, à certains des destinataires initiaux, à d’autres qu’il ajoute ou à l’expéditeur seulement, lorsque celui-ci a imprudemment donné trop de publicité à son message.
Mais le plus souvent, il commence par interroger ses co-destinataires, qui n’ont pas opiné à temps. Car depuis les e-mails, questionner : c’est déjà répondre.

La méthode a son langage dont voici quelques traductions, qui ne demandent qu’à être enrichies :

-   « ??????? » : il élude car la proposition contenue dans le mail est incompréhensible ; écrire qu’il ne comprend pas est inenvisageable.
-   « ????!!!! » : il est interloqué et fait savoir, par cette réplique de bande dessinée, que la question n’aurait même pas dû lui être posée.
-   « Quid ? » : par transfert du message qu’il ne comprend pas, il demande des comptes à un collaborateur et sous-traite latinement.
-   « nous sommes étonnés, mais vous, vous avez été surpris ! » : il relativise son immense degré d’ignorance par une infinitésimale nuance.
-   « FYI » (for your information) : il anglicise son évitement ; c’est tellement plus chic pour contaminer ses collègues.
-   « je n’ai pas les éléments me permettant de constater… » : il emprunte la voie royale, c’est-à-dire l’inaction, commandée par les événements.
-   « malgré mon message du 25 décembre à 01h30 et la relance du 31 décembre à 23h17… » : là, il déplore à l’attention d’un tiers, la différence d’investissement dans le travail entre lui et vous.

Les mails témoignent parfois d’un dévouement feint à l’entreprise. C’est un petit peu comme ces messages automatiques d’absence, dans lesquels on s’excuse de n’avoir pas accès à ses mails pendant ses congés, ce qui ne se vérifie plus, même au Népal, tant internet est raisonnablement accessible. Quand bien même il n’y aurait pas accès : c’est l’essence même des congés de ne pas être interrogeable pendant ce court répit. Mais si l’impossibilité est quasi physique et irrésistible, c’est de la force majeure : on prend presque ses congés à regret.

Les mails sont parfois expédiés, dans tous les sens du terme, à des heures improbables pour culpabiliser les destinataires. Ceux-ci, hilares ou interdits, se contentent de travailler aux heures de bureau et constatent, au matin, que d’autres œuvraient à l’heure où ils profitaient bovinement de leur vie privée.

A réception d’un message auto-présenté comme :

-    signalé,
-    d’importance faible,
-    d’importance haute,
-    suivi,
-    urgent,
-    très urgent,
-    très très urgent,
-   voire « TTU » quand on n’a même plus le temps de l’écrire en toutes lettres tellement c’est urgent,

la charge de la réponse se déplace d’un bureau à l’autre à vitesse électronique pour tisser un forum arachnéen inorganisé. Le message fait alors l’objet d’un match de volley ball d’entreprise, dans lequel la balle divise plus qu’elle ne fédère les équipes. Ici, faire savoir est plus important que savoir faire.
 
Petit lexique de renvoi de balle :

-   « ok sur votre proposition, mais ne suis pas convaincu » : il plonge avec vous, mais ne se mouille absolument pas.
-   « en effet, pas inutile, pourquoi pas » : votre proposition relève de la recherche fondamentale, on la retient par égard à la liberté d’opinion, mais elle restera lettre morte.
-   « demandez à untel » : pourquoi serais-je le seul saisi de cette embarrassante question ?
-    « M’en parler » : le destinataire acquiesce et invitant à être requis de vive voix sur la question, il espère précisément n’avoir jamais à en reparler.

S’il est en copie, étrange formule qui consacre l’existence d’originaux, c’est encore plus pervers car si lui ne se considère pas saisi, il est néanmoins réputé être informé. Un ambivalent statut mêlant l’acteur au spectateur. S’il n’a pas répondu : c’est qu’il a acquiescé ! En cas de dénégation, l’expéditeur opposera un désarmant : « Mais tu étais en copie ! », parade réflexe de celui qui se prévaut d’un accord qu’il n’est pourtant pas allé chercher. Nous y sommes : le silence vaut tacite acceptation. Là où il faudrait de la réflexion, il est piégé pour n’avoir pas été aussi réactif que le gibier le jour de l’ouverture de la chasse.

Le destinataire en copie est aussi un « témoin malgré lui » attrait sur la scène théâtrale d’une comédie qui ne le concerne pas ou qui se résume à une mise en cause publique. Le langage est empreint d’une certaine noblesse truffée de précautions, alors que la recette est vile :

-   « Sauf erreur, je n’ai, pour ma part, pas eu l’honneur de valider ce projet de message, pas plus, à ma connaissance, qu’untel du bureau B2, qui me lit en copie ».

Enfin, l’expéditeur hésite avant la mise en orbite de son message, édulcoré de tout ce qui pourrait se retourner contre lui, se rassure finalement de sa responsabilité, atomisée parmi tous les destinataires, puis il clique courageusement. Comme une arme, c’est de l’index qu’il tire.

Suprême duperie : en cas d’erreur, il pourra tenter de rattraper fébrilement son message, s’il n’a pas été lu et si le destinataire y consent. Il est donc condamné à courir sous cette pluie d’ultimatums, à guetter le bip du mail entrant qui sonne le départ du chrono, à s’entraîner à la lecture instinctive du message, visualisé quelques secondes sur son écran, hors messagerie, avant de disparaître telle une bande annonce : qui le sollicite et pourquoi ? On fait désormais des extraits de mails, on peut sans doute faire encore plus court : le progrès y veillera.

Finalement, il ne peut plus suivre ses propres priorités et doit répondre à celles des autres qui se déversent sur son bureau en une perpétuelle inondation, causant d’irrémédiables dégâts des mots.

Le mail, une correspondance opérationnelle et informelle, qui devrait faire gagner du temps. Étrangement, elle reproduit nos formules de politesse les plus lourdes, aussi désuètes qu’ancrées dans nos habitudes épistolaires. On le rédige dans une posture quasi nippone pour bien signifier à l’interlocuteur que, quel que soit le contenu de la missive, il est :

-   prié,
-   respecté,
-   hautement considéré,
-   voire même sentimentalisé,
-   ou, pour les plus sobres, bien cordialisé.
-   Il y a aussi le suggestif « bien à vous », une formule qui, soit laisse entendre qu’on s’offre sur un plateau d’argent à son interlocuteur tant on lui est dévoué, soit qu’on lui souhaite du bien dans sa vie, comme les fortune cookies... Certains, au paroxysme du ridicule, ne signent que des initiales de l’expression : « bav », signant ainsi leur dégoulinant dévouement.

Cette pluie de sauterelles électroniques s’abat ainsi sur son temps de travail et sur sa vie privée. Elle en fait le témoin impuissant de son manque de réactivité et de son anglais appauvri.
Même inutile ou vieux (le pauvre mail a une espérance de vie d’environ 5 jours avant d’être considéré comme ancien), l’insecte électronique est manipulé avec précaution. On l’archive délicatement en le soulevant d’un couper, puis on le dépose d’un coller dans un répertoire-cimetière, où il va rejoindre des tera octets de congénères tout secs. Mais on le garde ! Au cas où il pourrait servir de preuve : on le ressusciterait, après une fiévreuse exhumation à la souris, pour prouver la mauvaise foi du destinataire, devant le tribunal de la hiérarchie.

Première information à l’ouverture de la boîte : il en reste 206 non lus ! Bref, il commence sa journée par être en retard. Mais grâce à l’hypocrite système d’espionnage des mails reçus, il peut les lire sans les ouvrir. Il fait ainsi croire à son expéditeur qui guette - voire imprime - l’inintelligible accusé réception, que la course ne commence pas encore et le prend ainsi à revers, puisque, lâchement, il n’est pas officiellement saisi.
Fatigué de cette course perdue d’avance, même ses prochaines réunions lui sont automatiquement rappelées à intervalles de 5 minutes, comme ne le ferait aucun secrétariat au monde. Interpellé par un énième bip, il lit pourtant sans attendre ce mail, TTU, de Sophie, plantureuse collègue du bureau d’à côté, qui porte un bien joli col roulé aujourd’hui : « un petit café, Mister ? » et répond aussitôt à ce poulet* moderne d’un instantané mail anglophone, auto-validé : « With pleasure ;-) ».

* Petit mot doux, plié aux angles et ainsi rappelant la forme du volatile, confié à un petit « vas-y-dire », qui allait le remettre à un/e partenaire, XVIe siècle. L’ancêtre du sms, en moins direct…

Hors ligne PlumedOah

  • ex Edamame
  • Calligraphe
  • Messages: 117
Re : Singin' in the mails (1700 mots)
« Réponse #1 le: 25 février 2021 à 15:57:38 »
De Mame@ecriture.com
À Thom
Objet: réponse au texte court

Bonjour,

Par la présente j'ai l'honneur de vous informer que votre texte est très enthousiasmant. Sa forme est impeccable, claire et directe. Par là-même rien à relever de ce côté. Au début je regrettais que ce texte ne prenne pas en soi la foré du mail, mais l'aspect "guide pratique du mail" que vous lui donnez me semble en effet plus adaptée à votre ton ironique et satirique.
Votre texte m'a beaucoup fait rire, aussi triste son fond soit-il, et démontre une réalité qui fait la part belle à l'isolement et l'incommunicabilité et ce malgré l'apparente facilité du procédé que vous relevez vous-même. À dire que tout cela était arrivé avant même l'invention des réseaux sociaux qui ne font qu'amplifier l'effet "mail" sur nos relations.
Le tout est sobre, bien rythmé, et amené avec un style maitrisé, bravo !
Ci-joint vous trouverez une copie de ma satisfaction d'avoir lu votre texte, en vous remerciant.

Bien à vous,
Mame.

Hors ligne Thom

  • Troubadour
  • Messages: 261
Re : Singin' in the mails (1700 mots)
« Réponse #2 le: 25 février 2021 à 17:24:26 »
Votre message

   À : Thom
   Sujet : réponse au texte court
   Envoyé : jeudi 25 février 2021 16:18:56 (UTC+00:00) Dublin, Edinburgh, Lisbon, London

 a été lu avec un grand plaisir le jeudi 25 février 2021 16:19:03 (UTC+00:00) Dublin, Edinburgh, Lisbon, London.
La pièce jointe a été ouverte, identifiée, encadrée, classée et archivée, récupérée, relue et à nouveau archivée.

Hors ligne Nacas

  • Prophète
  • Messages: 801
  • Dragon d'encre
Re : Singin' in the mails (1700 mots)
« Réponse #3 le: 25 février 2021 à 21:58:55 »
Yo. Thom, bonsoir !

C'était chouette de te frotter à l'expression et la nôtre : t'en gardes quelques traces de crépis sur le torse.
Comme tu n'as pas mentionné le type de commentaires que tu souhaites recevoir (vers quoi tu l'orientes, ce mi-poulet ?), et que je suis obnubilé de littératures, j'me permets de répondre n'importe quoi.
Tes phrases sont savament découpées, certaines je les ai trouvées superbes, même. Enfin, si superbes que peuvent l'être les phrase d'un texte qui traite de mails de bureaux. Les lister toutes serait faire preuve de flatterie inutile. Mais par exemple :
Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.

Et puis, d'autres. De toute façon il y en a très peu qui semblent manquer de travail. Certaines tout de même m'ont interrogé :
Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.


De manière générale, les nombreux "Alors", puis d'autres liants dialectiques, m'ont dérangé. Je risque également de ne pas me souvenir de ce texte à cause de l'insignifiance de son sujet. Cela mis à part, j'ai passé un moment distrait. C'était sympa.

"Pas ma tasse de thé", dit-on je crois.


Mriielleusrement,
Nacas.
Les restaurants sont à tous les étages au sommet de la pyramide sociale.

Hors ligne Thom

  • Troubadour
  • Messages: 261
Re : Singin' in the mails (1700 mots)
« Réponse #4 le: 26 février 2021 à 13:23:32 »
Merci infiniment Nacas de ce retour très riche.
La poutre dans mon oeil m'empêchait de voir ces nombreux "alors", alors je vais y remédier... ;)
Bien vu l'interversion des deux réponses : en effet, cela ne desservirait pas le propos et pourrait alléger le tout.
Un point me semble émerger de toutes les remarques : lorsqu'on écrit, on se livre...
Je m'en vais à mon tour te lire !

 


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