La guerre était passée par là ; plus exactement, les bombardiers anglais et américains avaient libéré la ville et sa population. La veille, les soldats allemands, prévenus, avaient évacué les lieux. Malheureusement, nos alliés ont détruit les trois quarts de notre petite cité normande, faisant des milliers de victimes. Pour ces civils écrasés sous les bombes, ce fut la libération définitive.
Je suis né quatre ans plus tard. La reconstruction de la ville venait à peine de commencer avec l'aide financière des Américains. C'est devenu, depuis une de leurs spécialités, démolir pour mieux rebâtir, et chacun y trouve son compte, à part les sinistrés.
Pendant une dizaine d'années, nous avons logé, ma mère et moi, dans un baraquement en bois, sans confort ni hygiène. C'était le cas de milliers d'autres habitants. Certains, moins bien lotis que nous, demeuraient dans d'anciens petits hangars en tôle, fournis par nos amis libérateurs. L'acier étant un très bon conducteur, chacun peut s'imaginer leurs conditions de vie, en été comme en hiver.
Nous étions privilégiés dans notre maison en planches car, non seulement, elle se trouvait à moins de trois cents mètres d'un point d'eau potable, mais de plus au cœur du jardin public de la ville. De majestueux marronniers, des massifs de fleurs et un grand bassin ou s'égayaient d'énormes poissons rouges nous entouraient. Au milieu de ce petits paradis trônait un kiosque à musique, occupé une fois par mois par des musiciens qui venait enchanter un public toujours nombreux.
Une douzaine de baraquements se situaient dans le parc, mais j'étais l'unique enfant. La plupart des couples âgés, des femmes seules et des commerces Notre voisine la plus proche était couturière. Un peu plus loin se trouvait un horloger et à pxoximité de la deuxième entrée, un assureur.
De ce jardin, nous avions un accès direct au musée de la ville. Lieu que je fréquentais assidûment depuis mes sept ans. Je passais avec délectation une grande partie de mon temps libre dans cet imposant bâtiment. Je me promenais d'une salle à l'autre, au milieu des tableaux, des sculptures, pour terminer parmi les livres, sous l'œil attendri des gardiens et des bibliothécaires. Le silence de ces immenses pièces aux moulures murales et corniches en plâtre voire me rempolissait d'un sentiment religieux. D'après la responsable de l'établissement, j'étais leur plus jeune adhérent. Lorsque j'arrivais, je faisais le tour, puis au fil des mois, me sentant dans ces lieux comme chez moi j'allais directement au bon endroit, en général, celui des romans d'aventures et policiers. Le plus souvent, j'attendais l'heure de fermeture pour partir, puis je sortais, un ou deux bouquins sous le bras, puis empruntais la grande allée sablonneuse, qui me conduisait jusqu'à notre habitation.
Un matin de fin février, deux mois après mes neuf ans, les occupants d'un baraquement situé à l'autre bout du jardin public nous quittèrent pour demeurer à la campagne. Pendant plusieurs jours, je guettai avec impatience l'arrivée des nouveaux locataires.
Un samedi juste avant la tombée de la nuit, alors que je venais de remplir un seau de charbon dans l'appentis qui nous servait de cave, j'entendis le ronflement d'un moteur. Je me précipitais dehors et rejoignis ma mère sur le pas de la porte. Un camion bâché, lourdement chargé, se dirigeait péniblement vers le logement vide à côté de l'assureur. Me voyant piaffer d'impatience, maman me fit signe que je pouvais suivre le véhicule, phares allumés, qui bringuebalait de droite à gauche, laissant derrière lui une épaisse fumée noire.
Arrivé à proximité du baraquement, le vieux renault stoppa, deux hommes descendirent et ouvrirent l'arrière. Le chauffeur, un costaud, d'une trentaine d'années, était vêtu d'un bleu de travail et d'un gros pull de laine, troué aux coudes. Le passager semblait maigre, nettement plus âgé que l’autre, entre cinquante et soixante ans, avec des cheveux gris et une barbe poivre et sel. Il flottait dans un pantalon de velours et une blouse blanche.
Je restai là, adossé à un marronnier, espérant voir descendre des petits comme moi, mais ce ne fut pas le cas. Les deux gars commencèrent à vider tout un bric-à-brac du camion : une table en chêne, un bureau, des chaises, de gros cubes de bois, un divan, une caisse contenant des outils… Rien pour des enfants. Je me dis « peut-être que les gamins viendront demain avec leur maman » puis je rentrai un peu déçu à la maison.
— Comment sont nos nouveaux voisins ? me questionna ma mère.
— Je n'ai aperçu que deux hommes, un jeune et un vieux.
— Je vois à ta bouille qu’aucun gosse ne se trouvait là.
Je hochais la tête.
— Ils arriveront, le déménagement terminé, dit ma mère pour me consoler.
— Tiens ! Le plus vieux doit travailler à l'hôpital comme toi, il a une blouse blanche.
— Ah, bon ! Je le connais peut-être.
Ma soupe, mes pâtes et mon œuf à la coque avalés, je filai au lit avec le livre de Robinson Crusoé, emprunté à la bibliothèque. L'hiver, je me couchais sans perdre de temps, car malgré notre poêle à charbon, la température dépassait rarement les quinze degrés et le lit était l'endroit le plus chaud de la maison.
Le lendemain, c’était dimanche, pas d’école, mais je devais quand même me lever pour me rendre à la messe. On ne peut pas dire que j'étais un fervent de l'Église, mais maman y tenait. Par chance la cathédrale se trouvait à deux pas, elle bordait le musée et je savais qu'en sortant de l'office, j'aurais ma récompense. La célébration terminée, je me glissais dans la ruelle logeant la cathédrale et je sonnais à une petite porte basse. Le gardien-chef, monsieur Jérôme, un gros homme pourvu d'imposantes moustaches vint m'ouvrir. Pendant une demi-heure, j'avais les galeries à moi tout seul, il me prenait par la main et nous faisions halte devant quelques tableaux dont il m'expliquait l'histoire. Monsieur Jérôme connaissait les origines de chaque peinture et sculpture de notre vaste musée. Vers midi trente, il allait m'ouvrir à l'aide d'une énorme clé la grande porte qui donnait dans le jardin public et je courais, comme tous les dimanches, vers la maison.
À table, je questionnais ma mère :
— Tu as vu nos voisins ?
— Non ! Je n'ai vu personne.
Après déjeuner, je m'assis dans ma voiture à pédales et je me rendis du côté des nouveaux arrivés. J'aperçus, à travers les carreaux poussiéreux, formant une large vitrine, le barbu en blouse blanche. Il allait et venait dans la salle. Il installait un genre d'établi, au milieu de la pièce, où il étala de curieux outils. Il leva les yeux et regarda dans ma direction, je me trouvais à quelques mètres du baraquement. Pas rassuré, j'appuyais sur les pédales et continuai mon chemin.
Vers quatre heures trente, tenant ma tartine de confiture d'une main et le volant de mon bolide de l'autre, je retournais rôder autour de la maison de notre nouveau voisin. Arrivé au niveau du kiosque à musique, je le vis monter sur un vieux vélo et s'engager vers la sortie du jardin public. Il portait une veste par-dessus sa blouse blanche, dont le bas lui battait les genoux pendant qu'il pédalait. Le barbu hors de vue, je m'aventurai près de la baraque et regardai à travers les carreaux. La nuit commençait à tomber et, sous les marronniers, il faisait sombre. Un réverbère à proximité me permit d'examiner l'intérieur de la grande pièce. Elle ressemblait à une menuiserie avec de gros morceaux de bois empilés, des scies, des rabots, des maillets, des outils à lame plate et coupante avec des manches usés. Certains de ces instruments avaient des formes bizarres, ils étaient arrondis, d'autres tordus. Je rentrai et expliquai à ma mère ce que j'avais vu.
— Ce n'est pas bien de regarder chez les gens, me dit-elle.
— Mais, maman, personne n'y habite, c'est un atelier.
— Ce n'est pas une raison.
Boudeur, je pris mon livre de Robinson Crusoé et je m'assis sur mon lit jusqu'à l'heure du dîner. La dernière bouchée avalée, je saisis la lampe de poche et le seau de charbon que j'allais remplir pour la nuit. J'en profitai pour regarder vers l'atelier du barbu à blouse blanche, car malgré son éloignement, du bout de notre appentis, j'apercevais la façade de la vitrine. Aucune lumière n'éclairait l'intérieur. « J'ai raison, le baraquement sert d'atelier et personne n'y habite. »
Deux jours plus tard, je me rendis à la bibliothèque pour changer mon livre. J'en profitai pour parler de notre nouveau voisin à monsieur Jérôme, qui me promit de se renseigner. Le mercredi soir, de nombreux flocons voletaient dans le ciel gris et ma mère refusa de me laisser sortir. Le jeudi matin, le jardin public était couvert d'un grand manteau blanc, mais le temps était plutôt doux. Je m'habillai rapidement et avalai le bol de café au lait que maman m'avait préparé avant de partir travailler. Puis je me rendis vers l'atelier du barbu.
Tout était silencieux, je n'entendais aucun bruit, à part le crissement de la neige sous mes chaussures. Je repérai le vélo appuyé sur un côté de la baraque. Des coups assourdis provenaient de l'intérieur. Je m'approchai de la fenêtre et aperçus le nouveau locataire en blouse blanche, ses longs cheveux attachés en queue de cheval, une pipe entre les dents en train de taper avec un maillet sur l'extrémité d'un outil. Celui-ci ouvrait des entailles comme des cicatrices dans la pièce de bois, fixée sur l'établi. D'épais copeaux partaient dans tous les sens. Je ne pense pas que le barbu me voyait, il était tellement absorbé par son travail. De temps en temps, il jetait un bref regard sur un dessin, dont je n'arrivais pas à discerner le motif.
Quand midi sonna à la cathédrale, il s'arrêta, atteignit un panier qui devait contenir son déjeuner, il le posa sur la table en chêne et alluma sa radio. C'est à ce moment-là qu'il m'aperçut, il m'adressa un petit signe de la main, puis remit du bois dans son poêle. Ce geste me fit penser que, si je ne rechargeais pas le mien rapidement, il allait s'éteindre et je courus vers la maison.
Effectivement, il ne restait que quelques braises dans le fond. Quelques morceaux de cageots, trois pelles de charbon, et c'était reparti de plus belle. Je déposai la casserole avec mon cassoulet sur feu. Pendant que mon repas chauffait, j'essayai de deviner ce que fabriquait le barbu à la blouse blanche. Les éclats avaient transformé la bûche de bois en un truc ressemblant vaguement à un personnage d'une cinquantaine de centimètres de haut.
Mon déjeuner à peine terminé, la porte d'entrée s'ouvrit, laissant le passage à ma mère, rentrant du travail. Elle m'embrassa et s'installa devant l'assiette que je lui avais préparée. Elle finit la casserole de bœuf bourguignon avec ses légumes, puis elle sortit, d'un sac papier qu'elle avait amené, une part de flan que l'on partagea. Après avoir essuyé la vaisselle, je retournai sous les fenêtres du barbu.
Il était déjà au travail, mais il ne tapait plus avec son maillet. À la place il donnait de petits coups sur son outil avec la paume de sa main et des copeaux très fins volaient autour de lui. Il continuait à regarder son dessin et, de temps en temps, levait les yeux dans ma direction ; j'avais l'impression qu'il souriait.
Vers cinq heures, je rentrai à la maison. Ce jour-là, je ne me rendis ni au musée ni à la bibliothèque. Allongé sur mon lit, je tentai de deviner la nature de l'objet fabriqué. Pour moi c'était un personnage, un berger peut-être.
Le vendredi soir, le temps était tellement mauvais que je n'eus pas le droit de sortir, mais le samedi, dès mon retour de l'école, je gagnai le musée. Monsieur Jérôme m'aperçut, il vint vers moi.
— J'ai ton renseignement, petit. Ton nouveau voisin est un sculpteur sur bois. Il fabrique des bustes, des statues et ne travaille que sur commande. Personne ne sait son nom de famille, tout le monde l'appelle Victorien. Il paraît qu'il a un certain succès et qu'il a fait des expositions.
— Alors, c'est quelqu'un d'important ?
— Pas vraiment, mais c'est un artiste qui commence à avoir une bonne réputation.
Ce soir-là, je pris à la bibliothèque un livre sur la sculpture. En rentrant, je m'empressai de rapporter à ma mère ce que m'avait raconté monsieur Jérôme.
— Tu te rends compte, maman, je connais quelqu'un de célèbre !
— Célèbre, il ne faut rien exagérer. Lui as-tu parlé au moins ?
— Oh, non ! Je n’oserai jamais.
— Essaie quand même, il ne va pas te manger.
Cette nuit-là, je rêvais que j'étais assis dans l'atelier de Victorien, et qu'il m'expliquait son métier.
Le lendemain, après la messe j'allai comme toutes les semaines rejoindre monsieur Jérôme, mais nous ne parcourûmes pas les salles du musée. Je lui demandai de me parler de la sculpture sur bois, ce qu'il fit de bonne grâce. Le midi, ma mère avait invité à manger une collègue et je dus attendre son départ pour me rendre à la baraque de monsieur Victorien.
La bûche informe était devenue une statue, représentant une vierge avec un enfant dans les bras. Il terminait les détails avec des outils bizarres qu'il maniait avec dextérité. De temps en temps, il passait la main sur sa création comme pour la polir, puis reculait, la regardait avec amour et la prenait de nouveau pour enlever un minuscule éclat de bois. Je l'observais, le nez collé à la vitre, la bouche ouverte, complètement fasciné par ses mains qui, petite touche après petite touche, finissait son œuvre. J'étais tellement captivé par son travail qje me rendis à peine compte que le froid traversait mes gants de laine. L'horloge de la cathédrale sonna cinq heures. Je tapais dans mes mains et soufflais sur mes doigts pour les réchauffer, quand il s'approcha d'une fenêtre et l'entrouvrit. Il me parla d'une voix douce et chantante. Je restai figé.
— Tu devrais rentrer chez toi, petit, il gèle. Reviens demain, si tu veux.
Je m'entendis bégayer :
— Oui, Monsieur, à demain.
Je regagnai la maison en sautillant d'un pied sur l'autre.
— Maman ! Maman ! Il m'a causé. Je peux y retourner demain, c'est les vacances de Mardi gras qui commencent.
— D'accord, mais tu vas finir par attraper du mal.
— Non ! Non ! Je vais bien me couvrir.
Le lendemain, vers dix heures trente, je me trouvais devant la vitrine du sculpteur. Dès qu'il m'aperçut, il posa son outil, sortit et me fit signe d'approcher.
— Allez ! Entre, je t'ai préparé un chocolat chaud, tu aimes ?
— Oh ! oui, Monsieur.
— Pas Monsieur ! Mon nom est Victorien et le tien ?
— Moi, c'est Georges.
— Eh bien ! Georges prend une chaise et assieds-toi.
Je m'empressai de lui obéir et, pendant que le cacao mélangé au lait chauffait, je regardais autour de moi. J'ai pu oublier certains détails de l'atelier, mais pas cette odeur de chocolat chaud et de bois aux différentes essences. Mon bol vidé, je me levai pour sortir. Monsieur Victorien me mit la main sur l'épaule.
— Si tu le désires, tu peux rester.
— Oh oui ! Merci, Monsieur Victorien.
– Pour qu’on soit amis, ne m’appelle plus « Monsieur ».
Victorien choisit avec soin une bûche et la fixa sur son établi. Il sélectionna un outil, qu'il nomma un ciseau, et à l'aide de son maillet, il commença à tailler son morceau de chêne, du moins c'est ainsi qu'il l'appela. Tout en travaillant, il me parlait de son métier, de ses outils, leur utilité, puis me décrit les différentes essences de bois. Je ne comprenais pas tout, mais je buvais ses paroles. Ses mains et sa voix chantante, accompagnées par le ronronnement du poêle, me fascinaient, mais je voulais en connaître plus sur lui. Je m’enhardis et lui demandais :
— Victorien, vous l’avez toujours fait ?
— Non ! J'ai appris ce travail avec un vieux sculpteur dans un camp de prisonniers. Avant la guerre, j'étais inspecteur de police, mais, à ma libération, je n'ai pas souhaité retourner dans la police.
— Pourquoi n'avez-vous pas repris votre métier ?
— C'est une longue histoire. Pendant l'occupation, j'ai refusé d'arrêter des Juifs, j'en ai même aidé certains à s'enfuir.
— C'étaient des criminels ?
— Non ! Ils étaient juifs, tout simplement. Mes collègues m'ont dénoncé, j'ai été emprisonné par des policiers français et envoyé dans un camp de concentration, jusqu'en 1945, où je fus libéré par des soldats canadiens. Tu comprends pourquoi j’ai préféré rester loin d’eux.
À midi, je rentrai avaler mon déjeuner et revins rapidement auprès de mon nouvel ami. Avant de se remettre au travail, il me prépara un café, du vrai, sans chicorée. La semaine se passa ainsi : les matinées et débuts d'après-midi chez Victorien et les fins de journées au musée et à la bibliothèque.
Intrigué par la conversation de Victorien sur les Juifs et les camps, je demandai à mademoiselle Simone, la bibliothécaire, des livres sur cette époque. Elle m'en donna deux ou trois en évitant certains, contenant des photos trop dures. Au fil de mes lectures, je comprenais mieux les explications de Victorien ainsi que l'origine du tatouage sur son bras.
Le samedi suivant, Victorien finissait le buste commencé le lundi. Enfin, j'allais le découvrir achevé. Mon ami n'aimait pas que je regarde de trop près son travail avant qu'il soit terminé. Le dernier coup de ponçage et polissage donné, il grava quelques mots au dos du socle, puis il m'appela.
— Viens voir.
Je m'approchai de l'établi.
— C'est moi !
— Oui, petit, c’est bien toi ; il t’appartient.
— Mais je n'ai pas d'argent pour vous l'acheter.
— Qui parle de l'acheter, je te le donne.
Je restai sans voix. Pour seule réponse, je lui sautai au cou. Quand je le lâchai, une petite larme descendait sur sa joue. Encore maintenant, lorsque je pense à cet instant, je suis persuadé que, malgré ma joie, de nous deux, c'était lui, le plus heureux.