À Toulouse, dans un café-psy, en mai 2003, vers 20h15
Nicolas, 28 ans
La psychologue, 50 ans
Odile, 60 ans
Une vingtaine de participants
La psychologue
Une volontaire, un volontaire ?... Odile ? (Odile fait un geste de dénégation.) Au café-psy, on ne juge personne. Celles et ceux qui se jettent à l’eau finissent par savoir nager. (Silence.) Il ne s’agit pas de faire de longs discours mais de dire ce qu’on a sur le cœur. Odile, vous souhaitiez parler de vos enfants... (Geste de dénégation. Silence.) Certaines situations sont difficiles à gérer et il est difficile d’en parler. Nous les femmes, nous avons été trop peu écoutées, nous avons trop parlé sans avoir été écoutées et nous avons parfois pris l’habitude de ne plus rien dire. Il y a encore un gros travail à faire sur les femmes de la génération dont je fais partie. Et ce travail peut être fait ici. Une volontaire, un volontaire ? Oui ?
Nicolas
Je souhaite prendre la parole.
La psychologue
Oui, bien sûr. Vous dites votre prénom.
Nicolas
Nicolas.
La psychologue
Allez-y, Nicolas. Ne craignez rien.
Nicolas
Bonjour à tous. Donc, je m’appelle Nicolas, j’ai 28 ans. Je cherche une idée qui me permettrait de résoudre un problème d’ordre psychologique. Je suis impliqué dans une relation structurée d’une telle façon que plus j’essaie de résoudre le problème, plus il s’aggrave. Je m’explique. Euh…
La psychologue
On vous écoute, Nicolas…
Nicolas
Je connais une jeune fille qui s’appelle Rachel et qui a mon âge. Elle n’a jamais travaillé, elle habite encore chez ses parents. Elle ne fait aucune démarche pour recevoir le RSA parce que selon elle cela l’empêcherait de chercher un emploi. Recevoir le RSA confirmerait son inactivité. Elle se trouve dans une grande souffrance. Elle considère que ses parents l’infantilisent. Chaque fois qu’elle annonce quelque chose de positif à ses parents, ils la ridiculisent et elle se retrouve avec le moral à zéro. Elle participe elle-même à ce jeu proche du masochisme parce qu’elle rend compte de tout ce qu’elle fait dans la journée à ses parents. Je dis masochisme mais je précise qu’elle ne ressent aucun plaisir à attirer sur elle l’humiliation. Elle ne cherche pas la souffrance : elle cherche à s’en sortir. Pour satisfaire ses désirs de reconnaissance, elle essaie de prendre le pouvoir sur les autres mais les autres la dominent subtilement de sorte qu’elle retombe toujours dans la souffrance. Je pense qu’elle est enfermée dans cette logique. Elle est très susceptible. Un rien peut la vexer. Il suffit de claquer des doigts pour l’humilier.
La psychologue
Oui…
Nicolas
En ce qui concerne notre relation, chaque fois qu’on se voit, elle parle énormément et moi, très peu. Elle s’arrange pour me surestimer : elle me surestime par sous-entendus. C’est très complexe. Elle fait toujours comme si je la comprenais mieux qu’elle-même, comme si j’avais la solution à ses problèmes, comme si je la psychanalysais. Ensuite, elle tente de deviner ce que je suis censé avoir compris. Elle pense que si elle arrivait à se comprendre elle-même, elle pourrait poser son lourd fardeau et se mettre enfin à vivre. À force de compliments et de flatteries, elle se sert de moi comme d’un réceptacle à toute l’admiration qu’elle veut susciter chez les autres, dans le but qu’on se sente obligé de l’admirer en retour et qu’elle puisse s’admirer elle-même, ce qui lui permettrait de sortir de la souffrance d’être sous-estimée. Je ne sais pas si je suis clair…
La psychologue
Oui, c’est complexe, mais c’est clair, j’ai compris…
Nicolas
Donc, elle m’admire, elle m’admire ; moi, j’essaie de calmer le jeu ; elle, elle récupère toutes mes tentatives de paraître modeste pour m’admirer encore davantage… Et dès que j’introduis la moindre négativité dans la conversation, elle attaque et se met à gémir. J’essaie de ne pas trop la mortifier mais elle est très susceptible et elle finit toujours par crier à l’injustice. Ensuite, je ne sais plus quoi dire et elle, elle baisse la tête. Dix jours plus tard, elle me téléphone pour m’étouffer sous les reproches, en me disant que j’ai abusé d’elle, qu’elle est mieux que ce que je crois, etc. J’essaie, là encore, de ne pas la bousculer, mais cela ne fait qu’empirer sa situation, encore et toujours. C’est une fille qui se rend rapidement insupportable parce qu’elle est en demande de reconnaissance. Elle est en demande de reconnaissance parce qu’elle ne reçoit pas ; elle ne reçoit pas parce qu’elle ne donne pas, et elle ne donne pas parce qu’elle est en demande. Elle reste dans l’expectative. Elle sait aborder les gens mais très vite, elle submerge son interlocuteur de confidences sur ses relations désastreuses avec les uns et les autres. Et, du coup, l’interlocuteur se méfie d’elle et se met à l’éviter. Certains individus se sont montrés très cassants avec elle, ce qui la mortifie. Elle a trente ans et elle peste encore contre telle discussion qu’elle a eue avec Untel quand elle en avait vingt. Elle sait qu’il ne faut pas revenir sur le passé parce que ça la fait souffrir mais elle ne peut pas s’en empêcher. Elle y revient sans cesse pour démontrer que les autres ont eu tort, mais le hic, c’est qu’ils ne sont plus là et donc, une fois qu’elle a terminé de se plaindre, le problème reste entier. En fait, elle essaie de se venger sur des individus absents, sa vengeance se retourne contre elle et elle veut encore plus se venger. C’est un cercle vicieux. Parfois, elle s’autocritique, mais au lieu d’en tirer les leçons, elle s’enfonce dans son autocritique. J’essaie là aussi de tempérer mais ça ne marche pas. Elle passe son temps le nez dans les livres de développement personnel et chaque fois que je la vois, elle a de nouvelles idées pour s’en sortir. Mais ça ne marche jamais. Elle croit toujours pouvoir recevoir le négatif et en faire quelque chose de positif. Et je pense même qu’elle suscite le négatif autour d’elle dans l’espoir de pouvoir le transformer en positif. Mais comme les gens comprennent son petit jeu, ils ne lui donnent jamais assez de négatif et elle est encore perdante. Peut-être que les pires ne sont pas ceux qui se débarrassent d’elle d’un revers de main mais ceux qui essaient de l’aider, comme moi. Le jour où j’ai compris son fonctionnement, tel que je viens de l’expliquer, j’ai décidé de ne parler avec elle que de choses concrètes. Mon objectif est de réduire sa souffrance et d’augmenter son bonheur. Dans un premier temps, comme elle est chanteuse, je l’ai accompagnée au piano. Elle rêvait depuis longtemps de passer une audition à l’Orchestre du Capitole, et je lui ai proposé de s’y mettre concrètement. Pendant deux mois, on a travaillé ensemble, elle au chant et moi au piano, et on a préparé deux œuvres, la Habanera de Carmen et Ombra mai fu de Haendel. Elle m’a fait part de ses idées d’interprétation et c’était intéressant. Le jour J, ça s’est bien passé et elle a été prise comme suppléante au chœur du Capitole, à Toulouse. J’étais content pour elle. Ensuite, elle a passé le mois de février à répéter la Dame de pique de Tchaïkovski avec sa troupe. Preuve qu’elle a les compétences techniques pour exercer son métier de choriste. Quand je lui ai téléphoné pour savoir si ça se passait bien, elle a clairement et sereinement exprimé son besoin de ne plus me voir. Elle avait mis un pas dans le monde professionnel et elle souhaitait prendre ses distances parce que mon existence faisait référence à son passé et qu’elle ne voulait plus rien avoir affaire avec le passé. Mais en avril, elle m’a téléphoné et m’a annoncé qu’elle voulait faire un bilan ; du moins, je l’ai interprété comme tel. On s’est donc revus et elle m’a raconté que c’était un échec parce qu’elle ne supportait pas l’ambiance au Capitole. Elle m’a raconté diverses histoires avec ses collègues et j’ai constaté qu’elle avait réagi comme à son habitude, en s’attirant la négativité dans l’espoir que ce soit elle qui apporte le positif. J’ai tenté de lui expliquer qu’il était normal d’avoir quelques problèmes avec ses collègues quand on débute et qu’il était possible, avec de la réflexion et de l’expérience, de passer outre. Elle a dit qu’elle ne voulait plus en entendre parler, que je ne pouvais pas comprendre. Dix jours plus tard, elle me rappelle. Elle disait qu’elle n’avait rien fait dans sa vie et qu’elle ne ferait jamais rien. Elle pouvait se suicider que personne ne s’en apercevrait. Il m’a semblé évident que c’était parce qu’elle avait tourné le dos à sa première expérience professionnelle. J’ai donc considéré qu’il fallait prendre le mal par la racine. Je lui ai dit que toute l’énergie qu’elle pouvait engranger pendant son travail, lors de ses relations avec ses collègues, elle la dépensait le soir en racontant tout à ses parents. Ça fonctionne comme une pompe : elle tire toute l’énergie d’elle-même, puis ses parents la pompent et elle se retrouve incurablement sur son lit à pester contre la terre entière. Il y a aussi sa sœur qui est partie à 17 ans du foyer parental pour se marier très tôt. Rachel estime que sa sœur la méprise et je pense que c’est vrai. Je ne sais pas si je suis trop long ?
La psychologue
Continuez. Ce que dit Nicolas est très intéressant.
Nicolas
J’ai pensé qu’il fallait à nouveau la diriger sur du concret. Elle passait son temps à parler de sa chambre qui n’était pas rangée ou qui était trop petite. Elle ne voulait pas la ranger pour une raison absurde : parce qu’une autre pièce n’était pas rangée et qu’elle voulait commencer par cette autre pièce ; mais elle ne pouvait pas la ranger parce qu’elle était trop souvent occupée par son père. Je lui ai donné un rendez-vous. Je pensais qu’en ma présence, il serait plus facile pour elle de ranger sa chambre. Mais la veille, elle a annulé le rendez-vous et elle a recommencé à parler du jardin qui méritait d’être mieux entretenu. Elle se remettait à tourner à vide alors je lui ai proposé de déménager et d’entreprendre une recherche de logement, afin de l’extraire de la zone d’influence de la pompe, je veux dire, de ses parents. On a pris rendez-vous, elle l’a encore annulé la veille, mais cette fois, je me suis rendu chez elle quand même. Elle m’a dit que j’avais bien fait et je l’ai emmenée voir des agences immobilières. On a pris des rendez-vous, on a passé la journée à mettre au point des critères de sélection, on a visité quatre appartements. Je trouvais que ça avançait vite, et je voyais bien qu’elle était contente. Elle était enjouée et disait des choses plus justes, efficaces et positives que d’habitude. En fait, elle peut être très intéressante une fois qu’on lui enlève son fardeau. On a fini par se mettre d’accord sur un appartement qui me semblait pas mal et qui correspondait aux critères qu’on avait choisis ensemble, près de Saint-Aubin, pour qu’elle puisse se rendre facilement au Capitole. On est allés à l’agence pour signer la location et l’agent a fait son speech. Et au moment de signer, paf, elle refuse ! Je n’ai rien dit parce que je craignais le pire ; je craignais d’exciter son esprit de contradiction mais elle a commencé à me reprocher de l’avoir manipulée, de l’obliger à faire ce que je voulais et de décider à sa place. Je lui ai rappelé que l’intérêt n’était pas de choisir d’elle-même un appartement, ni même de choisir le meilleur appartement possible et imaginable à Toulouse, mais de quitter le foyer parental et de s’éloigner de la pompe. C’était l’objectif. Une fois cet appartement loué, elle pouvait y rester six mois et se mettre à chercher un autre appartement. Mais elle a tranché en disant que je l’infantilisais. J’étais sur la corde raide. Je ne savais pas ce que je devais dire : qu’il fallait garder à l’esprit l’objectif, ce qui aurait continué de l’infantiliser, ou que je ne faisais que l’accompagner, ce qui aurait été un mensonge vu que je m’étais occupé de tout. Finalement, j’ai opté pour la première option et elle a baissé les yeux. Ensuite, elle est partie. J’ai voulu la rattraper mais c’était trop tard. Deux jours plus tard, j’ai reçu une lettre qui comptait une trentaine de pages où elle expliquait que j’étais le plus pervers des pervers qu’elle avait jamais rencontrés. Elle me le prouvait par A+B en citant des passages du Harcèlement moral, de Marie-France Hirigoyen. Je lui ai téléphoné. Elle a tout retiré. Mais elle a ajouté qu’elle en était toujours au même point. Et en effet, elle en revient toujours au même point. Donc ma question, c’est la suivante : comment débloquer une telle situation ?
La psychologue
Hou ! (Rires légers dans la salle.) Eh bien, Nicolas, je crois que vous nous avez très bien décrit votre situation, avec beaucoup de précision et de lucidité ! Ce que je trouve remarquable, c’est que vous posiez une question destinée à aider quelqu’un d’autre, et non pas à résoudre un de vos propres problèmes. (Un temps.) Mais justement, c’est ce qui m’interpelle. Il semblerait que vous ayez une grande influence sur la relation mais que, paradoxalement, vous ne vous y investissiez pas. Si cette jeune fille vous admire, ou, comme vous dites très justement, s’arrange pour vous admirer, se raconte des histoires pour vous admirer, est-ce qu’elle n’attend pas de votre part autre chose ?
Nicolas
Ben si. C’est l’objet de ma question.
La psychologue
Quels sont vos sentiments pour Rachel ?
Nicolas
Je la trouve intelligente et immature. C’est une bonne musicienne, aussi. J’estime qu’une fois qu’elle aura atteint son autonomie, elle se débrouillera très bien.
La psychologue
Vous n’avez pas répondu à la question. Je ne vous demande pas de juger Rachel mais de mettre des mots sur les sentiments que vous éprouvez pour elle.
Nicolas
J’aimerais l’aider, pour vérifier si je suis capable d’aller jusqu’au bout de mes démarches.
La psychologue
Nicolas, pourquoi ressentez-vous le besoin d’aider Rachel ?
Nicolas
Je pense qu’elle a besoin d’aide pour régler ses problèmes.
La psychologue
Est-ce que vous avez déjà eu des gestes amoureux pour Rachel ?
Nicolas
Non. Elle n’est pas intéressée, moi non plus.
La psychologue
Elle est jolie ?
Nicolas
Elle est extrêmement belle. En plus, j’ai l’impression qu’elle en rajoute. Mais c’est pas la question. (Rires.) Je vois bien pourquoi vous rigolez. Mais puisque c’est un café-psy et qu’en effet je suis investi dans une relation que je prétends pouvoir assainir, je vais passer aux aveux. Je n’ai aucune vue sur Rachel. Je le lui ai dit, et elle a enchaîné en disant qu’elle, non plus. Je n’ai rien de croustillant à vous mettre sous la dent, désolé !
La psychologue
Ce n’est pas parce que vous l’avez repoussée une fois que Rachel ne reste pas dans cette attente.
Nicolas
Je sais. Si ça devenait nécessaire, je la détromperais aussitôt. Je considère que lorsque j’avance dans la vie avec droiture et honnêteté, je me donne les moyens de construire une position solide. Il faut construire sa maison sur le roc. Je vais encore faire rigoler tout le monde mais c’est vrai que je suis le charme incarné. Beau, sportif, intelligent, altruiste, avec une bonne situation. C’est clair que j’intéresse les jeunes filles un peu paumées, mais c’est pas le sens de ma question. (Éclat de rire général.) Tout le monde est plié de rire... Il faudra que j’essaie le one-man-show, un jour… Ma voisine me regarde avec un grand sourire maternel… Non, je comprends tout à fait que mon intervention soit amusante. Si je sortais de moi-même et que je me voyais de l’extérieur, ça me ferait rigoler moi aussi. Mais c’est vrai que c’est difficile de s’analyser soi-même dans ces conditions... (La salle se calme et fait silence.) Pour en revenir à nos moutons, ma question devient la suivante : s’il est vrai que Rachel cherche l’amour en moi et exprime cette recherche de façon très détournée, est-ce que vous estimez que je dois diriger la relation vers la recherche d’un compagnon susceptible de correspondre à ses attentes ? (La salle est secouée d’hilarité.)
La psychologue
Si j’ai bien compris, vous ne voulez pas de Rachel, qui est extrêmement belle, qui vous admire et que vous voulez rendre heureuse. (Silence.) Vous ne voyez pas de quoi je parle. (Un temps. Avec un sourire.) Bon, on ne va pas persécuter Nicolas plus longtemps, je crois qu’on a beaucoup avancé ce soir… On va passer à la pause. Pause ! C’est la pause ! Le café-psy reprend dans un quart d’heure, à 21h. (Les participants se mettent à sortir.) Merci de passer au comptoir régler la consommation obligatoire. Ne tardez pas s’il vous plaît, essayez d’arriver tous à 21h pour ne pas déranger une prise de parole.
Nicolas se lève et s’adresse à la psychologue.
Nicolas
Excusez-moi. Je voudrais vous demander quelque chose. Est-ce que vous estimez avoir répondu à la question ?
La psychologue
Oui. Vous avez posé une question et je vous ai donné une réponse. Si cette réponse ne correspond pas à vos attentes, elle n’en est que plus pertinente. Vous comprenez ? C’est un des intérêts du café-psy que d’échanger des idées nouvelles auxquelles on ne pense pas a priori. Je suppose que vous aurez une autre façon de poser votre problème la prochaine fois.
Nicolas
Je vois bien où vous voulez m’emmener. Mais ce n’était pas ma question.
La psychologue
Bon, excusez-moi, Nicolas, je vous abandonne ! (Elle s’apprête pour sortir.) En principe, je ne parle pas en privé aux participants en dehors des séances. C’est un groupe de parole collectif. On ne reviendra pas sur votre problème personnel durant la deuxième mi-temps. Vous y reviendrez si vous voulez la semaine prochaine. En revanche, je vous autorise à rester ce soir.
Nicolas
Ben oui, je reste.
La psychologue, affairée
Vous voulez rester ?
Nicolas
J’aime bien comprendre les autres. Voir comment ça fonctionne.
La psychologue
« Le charme incarné. » Vous savez que vous devez descendre pour payer la consommation ?
Nicolas
Je sais, c’était écrit sur la publicité. J’ai déjà pris une consommation et j’en ai payé une à Marielle pour éviter à la jeune fille du bar d’être noyée sous les demandes.