Pour cette cinquante-deuxième contribution, écrite sur fond de Harvest Moon doucement chanté par Neil Young, je situe mon histoire dans une procédure administrative bien particulière : celle des questions préjudicielles qu’un tribunal national pose à la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), afin que celle-ci précise un point de droit européen qui permettra à la juridiction nationale de trancher son litige. C‘est, en somme, un cours de droit qu’un juge national demande à son collègue européen. Il se trouve que, lors de cette procédure, les Etats membres de l’Union européenne, c’est à dire les gouvernements, sont invités à donner leur avis, même si le litige ne concerne que la législation de l’un d’entre eux. L’action commence dans un prétoire, du côté d’Orléans…
Le juge lève le nez de ses notes, relève ses sourcils broussailleux et fixe, au-dessus de ses lunettes, l’avocat d’un jeune couple surendetté. Ceux-là sont bien maigres, passablement effrayés par leur situation, contrairement à tous les autres protagonistes qui y sont habitués et, surtout, n’y sont pas à titre personnel. Ses deux jeunes clients sont poursuivis par une grande banque de place qui réclame le remboursement du prêt accordé, 50 000 €, lequel a connu dès le deuxième mois, des incidents de remboursement. La banque demande remboursement du capital et assortit sa demande du paiement d’intérêts au taux de contentieux particulièrement élevé.
Le juge, s’adressant à la défense de sa voix rocailleuse : « Maître, je ne vois pas encore de demande de question préjudicielle, n’est-ce pas ? Vous comptez la faire ? Par exemple, sur la question de connaître l’étendue du devoir de vérification de l’établissement de crédit sur la capacité à rembourser le prêt par les candidats à l’emprunt … »
L’avocat du petit couple balbutie, d’une main qu’il tend prestement vers ses clients, les rassure paternellement, relit ses notes dans tous les sens, puis se reprend rapidement et parlant fort, mais de sa voix fluette, il improvise brillamment : « J’allais le faire Monsieur le Président, naturellement. Vous devancez mes propos ! Plaise au tribunal de considérer que cette demande sera formalisée dans la journée ». Et voilà un travail urgent pour le stagiaire du cabinet d’avocats…
L’avocat de la banque : « Mais bien sûr et on n’est pas ultra petita, par hasard ? » (« ultra petita » = au-delà de la demande : faute du juge qui se prononce sur un point sur lequel il n’est pas requis).
Le Président : « Ben non, puisqu’il en fait la demande, pas d’objection ? »
L’avocat de la banque : « Ben voyons ! Pas d’opposition à ce que le tribunal interroge la CJUE sur ce point, vous ne ferez que gagner 18 mois… mon client estime que vos clients ont valablement conclu un prêt et qu’ils ne l’ont pas remboursé en contradiction avec le contrat signé, c’est aussi simple que cela, ce que confirmera la CJUE, Monsieur le Pdt ».
Le juge : « Parfait, puisque la demande en est faite et que la banque y consent, sur l’affaire en état d’être jugée, le tribunal sursoit à statuer et introduit une question préjudicielle sur l’étendue du devoir de vérification de l’établissement de crédit dans le cas d’une demande de crédit introduite par un particulier en état de surendettement ».
La greffière, la soixantaine enveloppée, sourit discrètement tout en prenant les notes et indique discrètement au juge de remettre ses lunettes plus haut sur son nez, ce qu’il fait aussitôt.
L’avocat de la banque fixe pensivement le sol, se demandant en son for quelle est la part d’improvisation du juge … Il n’a pas à rassurer son client : la banque n’a pas jugé utile d’être physiquement présente à l’audience.
La procédure veut que lorsque la CJUE est saisie d’une telle demande, elle en informe tous les gouvernements. Ceux-ci jugent à leur tour de l’opportunité de donner leur avis sur la question et, partant, de venir au soutien de l’une ou l’autre partie.
Cependant, lorsque l’affaire orléanaise est parvenue au gouvernement français, via le greffe de la CJUE, elle a attiré l’attention d’un agent. Celui-ci a vu dans la question du tribunal une évidente manœuvre qu’on appelle dilatoire, qui ne vise qu’à gagner du temps, mais qui, toute réflexion faite, servait un noble but de défense des petits particuliers contre les grands banquiers. Et il s’est pris au jeu du juge orléanais. Il a donc décidé de suivre ce Robin des banques et de demander à intervenir à l’instance au soutien de la défense, c‘est à dire du petit couple.
En synthèse, la position française devant la Cour est la suivante :
Le gouvernement français estime qu’il est de la responsabilité d’un établissement de crédit de vérifier que les candidats à un prêt ont bien les capacités de remboursement dudit prêt et que la conclusion d’un prêt qui méconnait cette obligation et les conclusions qu’il doit en tirer en cas de sous capacité de remboursement est constitutive d’une faute, que cette faute doit avoir pour sanction de le priver du remboursement des intérêts qu’il a calculés en taux contentieux.
En d’autres termes, on punit la banque de sa mauvaise foi en engageant sa responsabilité dans la situation de l’emprunteur surendetté, ce qui n’est pas tout à fait faux…
La CJUE a d’ailleurs tranché en ce sens, mettant fin à une pratique bancaire assez immonde consistant à transformer des prêts à taux standard en prêts à taux de contentieux, en faisant mine de croire que de pauvres gens demandant un prêt pouvaient le rembourser, alors qu’elles savaient pertinemment que le prêt connaîtrait des incidents. La pratique est connue et si toutes les banques ne jouent pas à cela, il était tout de même nécessaire de le préciser.
Cette curieuse association s’est produite par trois fois, sans qu’aucun contact direct entre le juge et l’agent du gouvernement n’ait lieu, avec à chaque fois : une question posée sur la situation de l’emprunteur par ce même juge, reçue et soutenue par le même agent du gouvernement français. Le système a été ainsi considérablement assaini par cette voie détournée. La règle existe désormais, sans associer la fédération française bancaire, sans les représentants élus du peuple au Parlement, sans lobbying auprès du gouvernement, ni de la Commission. Juste sur la base d'une petite question posée par un petit juge, soutenu par un obscur agent, à laquelle la Cour a fait droit, permettant au juge orléanais de débouter la banque.
Lorsque l'agent du gouvernement a quitté son poste, une voix féminine au téléphone :
La greffière : « Le Pdt du tribunal d'Orléans aimerait vous parler. »
L’agent du gouvernement : « Très bien, merci Madame ».
Il entend la voix féminine dire « C’est lui, ... allez-y... allez, je vous dis, allez !!! »
Un grand silence, presque 30 secondes qui en sont des heures, puis une voix rocailleuse :
« On a bien fait… N’est-ce pas ? »
« Oui, on a bien fait. » Et sans autre explication, ils raccrochent, secrètement rassurés.