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12 octobre 2024 à 07:28:31
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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes courts (Modérateur: Claudius) » L'homme qui se dédoublait sans cesse

Auteur Sujet: L'homme qui se dédoublait sans cesse  (Lu 158 fois)

Hors ligne Thom

  • Troubadour
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L'homme qui se dédoublait sans cesse
« le: 01 octobre 2024 à 22:31:43 »
Pour cette cinquante-quatrième contribution, écrite sur fond de l’enveloppant Blush Response que Vangelis écrivit pour le film Blade Runner, j’explore les limites de la solitude et de la société moderne, qui nous duplique à l’infini pour tirer de nous notre fluide vital et s’en repaître ! C’est avec intérêt que moi, ou un de mes doubles, lirons vos avis, ou les avis de vos doubles…

Aussi loin que je me souvienne, je ne me suis jamais senti seul. D’ailleurs, j’étais un enfant qui s’isolait volontiers, ne recherchant aucune autre compagnie que celle des animaux, qui étaient aussi proches de moi que silencieux. Arrivé à l’âge adulte, ayant suivi un parcours totalement dédié à l’informatique dont les écrans étaient mes collègues, je ne trouvais aucune peine à m’investir toujours plus dans mes recherches. Mes clients étaient à distance, dématérialisés, mes relations aussi, quelles qu’elles fussent, avec tout être humain, jusqu’au livreur de pizza dont je reconnaissais le pas, l’humeur, avant même qu’il ne sonne pour déposer ma quotidienne pitance, sur le pas de ma porte.

Lorsque, la trentaine s’annonçant, je fus contraint de consulter un médecin, lui-même gentiment enrobé et fumeur, je présentais, selon lui, un physique de quarantenaire qui n’aurait pas particulièrement ménagé son corps, ni son esprit. Je l’insultais copieusement mentalement tout en acquiesçant à ses conseils de vie saine. Je suivi néanmoins ses recommandations, le cœur l’imposant visiblement et m’efforçais d’être un peu plus sportif, commençant très prudemment par une remise en forme, la notion de remise en forme étant dans mon cas particulier totalement usurpée.

Je privilégiais les escaliers, que je finissais essoufflé, je délaissais les sucreries et autres graisses affectueuses et accordais plus de temps à des sorties en forêt avec mon chien. Comme je n’avais pas eu d’idée brillante pour le nommer, je l’appelais logiquement… le Chien. Et il en fut content, souffrant du même mal que moi : un amour immodéré des pizzas et un ventre grassouillet, qu’il présentait immédiatement se mettant sur le dos comme unique technique de défense. Les progrès furent incroyablement lents à venir mais, documentant le processus, je constatais finalement les micro-changements sur nous deux, plus francs d’ailleurs chez le Chien que pour moi.

Je crois que c’est à ce moment bien précis que je retrouvais un sommeil de qualité et en tout cas semblable à un coma, dont je sortais comme par miracle, chaque matin un peu plus tard que le jour précédent, sous la truffe humide que le Chien plaçait dans mon cou endormi pour me réveiller. Je me souviens parfaitement de la première fois : sentant mon corps s’alléger et cette sensation de chute qui accompagne l’engourdissement des sens, je fus cette fois dans la chute totalement conscient et même particulièrement conscient de la manifestation.
A tel point que je vis distinctement une ombre qui me ressemblait se dessiner à côté de moi et entrevoir nettement mes propres traits lorsque la lumière se fit. Confronté à mon double, j’étais conscient d’être endormi mais néanmoins maitre de mes pensées, alors qu’un rêve fait de vous un spectateur impuissant qui subit les délires d’un cerveau surchargé. Amusé du phénomène, je souris et il me répondit par un même sourire, mais plus intrigué que je ne l’étais. Cette nouvelle compagnie se reproduisit alors chaque nuit et mon sommeil n’en fut pas autrement troublé, sinon qu’il était à chaque fois considérablement allongé. Je retrouvais une forme plus éclatante et dépassais enfin les progrès du Chien. Seul mon travail s’en ressentait et les clients étaient de plus en plus nombreux à demander des évolutions sur mes logiciels, des corrections de bugs, que je n’aurais jamais laissés passer en livraison avant.

J’étais, la fin de journée venant, impatient de retrouver mon double et la rencontre devenait plus rapide, sautant les étapes de la chute et du dessin progressif du corps qui affinait ses traits pour devenir mon parfait double. Je le trouvais un soir devant moi, parfaitement dessiné et son corps consistant, son regard planté dans le mien, avant même que je me couche. Le Chien inclinait sa tête, regardant l’un, puis l’autre et ce fut mon double qui lui commanda de se coucher. Le Chien obéit immédiatement, ce qui me fâcha sur l’instant, car je devais au minimum doubler tous mes ordres pour qu’il m’obéisse... Nous fîmes connaissance, inutile de préciser que nous nous entendîmes parfaitement ; j’adorais ce garçon ! Il me proposa de m’aider dans mon travail et rapidement, pris le relais de mon poste la nuit. Il améliora, je dois bien l’avouer, mes logiciels de façon inattendue et pourtant dans une logique compatible avec ma structure de pensée.

La journée, je corrigeai encore mon alimentation, multipliais les promenades en nature avec le Chien et parfois, nous sortions à trois, mon double se cachant sous divers accessoires, casquette, lunettes, qui auparavant étaient à moi et qui devinrent sa marque. Je me sentais accompagné mais néanmoins toujours heureux dans cette curieuse solitude à deux, mon compagnon étant ma réplique, au cheveu près. Une nuit, je le vis se lever pour rejoindre mon poste de travail, me laissant me reposer sur le canapé, mais il fut pris d’étranges convulsions et se dédoubla, à son tour, dans une crise impressionnante, violente, mais surtout parfaitement silencieuse.

Un troisième Moi venait de faire son apparition et nous regardait, éberlué l’un, l’autre, le Chien mettant sa patte sur ses yeux et filant sous le canapé. Chaque nuit, le phénomène se reproduisit et si le Chien était le seul à désapprouver clairement la tournure que prenaient les choses, encore que certains de mes doubles le cajolaient beaucoup et le nourrissaient déraisonnablement, les clients affluaient et mon chiffre d’affaires grossissait à vue d’œil. J’investissais dans des PC plus puissants, multipliais les écrans incurvés, les bureaux prolongés, les périphériques en tout genre articulés et chacun prenait son poste et développait des logiciels auxquels parfois, je ne comprenais plus rien moi-même…

Nous étions, il y a encore peu, près d’une trentaine au plus fort du phénomène dans mon petit deux pièces et plus qu’une famille, chacun avait exactement tous mes traits mais les personnalités, très clairement distinctes, étaient des variantes de la mienne, comme un nuancier de couleurs. Certains étaient conviviaux, d’autres plus réservés, mais tous étaient des clones fidèlement dédiés à ma vie. Même le Chien avait ses préférences.

Il y a une semaine environ, les dédoublements cessèrent et la population, si je puis l’appeler ainsi, se stabilisa, nous étions moi et trente-trois autres. Réunis autour d’un repas, très équilibré pour tout le monde, je trônais en bout de table et contemplais l’œuvre qui m’échappait certes mais qui œuvrait pour moi.

Mon chiffre d’affaires était cité dans les magazines informatiques puis dans les magazines financiers ; je recevais des demandes d’interviews, des articles de recherche à rédiger, des injonctions administratives qui champignonnent sur tout succès, sans compter le budget pour faire fonctionner cet équipage. Mais quelques-uns de mes doubles décidèrent de leur propre chef de se charger de toutes ces nouvelles tâches et nous atteignîmes une vitesse de croisière tout à fait confortable, me permettant encore de promener le Chien, avec quelques-uns de mes compagnons monozygotes. D’ailleurs, le Chien ne perdait plus de poids et n’avait que rarement faim.

Cependant, j’ai pensé utile de documenter plus précisément le phénomène, car je me suis aperçu que certains de mes doubles, les plus anciens, avaient du mal à écrire et butaient fréquemment sur certaines lettres. M’approchant, je m’apercevais avec effroi que des doigts manquaient à leur main, laquelle courrait encore avec agilité sur les claviers, mais sans enfoncer la touche ! Ils me dirent que c’était totalement indolore. Puis, une main entière se troublait, tombait comme un fruit trop mûr et disparaissait mystérieusement, tandis qu’ils me lançaient un regard perdu, s’excusant presque de disparaître ainsi par morceaux. Le Chien mâchouillait invariablement quelque chose, sous le canapé, qui peut-être, ressemblait à un petit os qu’il avait dû trouver dans la rue.
Je n’accordais pas d’importance au phénomène décroissant, ayant peu d’empathie pour mes semblables esclaves. Je pensais que la Nature, corrigeant le bug, remettait enfin les choses dans l’ordre et que je retournerais à ma singularité naturelle. Je m’estimais heureux d’avoir connu cet incroyable pic de moi !

Jusqu’à ce matin, lors que je m’aperçus du nombre de fautes sur le texte que j’écriv is au clavier et réalisais qu’un de mes doigts avait b l et bien disparu. Une demi-heure plus tard, c’est le bras droit to t entier qui ma que. Le Chien me rega de, met sa pat e sur ses yeux, et va mâchou ller ses trouvailles sous le can pé.

J’ai prévu l’envoi automatiq e de mon texte au site LMDE, si d’aventu e mon état empirait et que je me trouvais dans l’impos ibilité de le faire. Encor  qu’à ce stade, malg é la disparitio  d’une bon e partie de mon cor s, je me sens formidablement b

Hors ligne Robert-Henri D

  • Calame Supersonique
  • Messages: 2 297
  • Pelleteur de Nuages
Re : L'homme qui se dédoublait sans cesse
« Réponse #1 le: 04 octobre 2024 à 19:21:39 »
Bonjour Thom, ton texte est génial ! et quelle chute ! Or, nous voici confrontés à un foutu cas de gémellité ex vivo qui, de générateur actif s'avère très vite dégénératif... et carrément incontrôlable !

 ;D  Du coup, il convient peut-être de lire ce texte dument protégé par une combinaison étanche type 100% !

Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s'est passé.

(Terry Pratchett)

Hors ligne Thom

  • Troubadour
  • Messages: 268
Re : L'homme qui se dédoublait sans cesse
« Réponse #2 le: 07 octobre 2024 à 14:59:58 »
Merci Robert-Henri,
Venant d'une très belle plume, je savoure le compliment ; c'était amusant à imaginer !

Hors ligne Robert-Henri D

  • Calame Supersonique
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  • Pelleteur de Nuages
Re : L'homme qui se dédoublait sans cesse
« Réponse #3 le: 08 octobre 2024 à 17:18:08 »
Comme quoi je devrais venir plus souvent consulter la rubrique " Textes courts " car il ne fait aucun doute qu'elle offre à nos regards de véritables pépites.

Cordialement à tous et toutes,

Robert.
Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui s'est passé.

(Terry Pratchett)

 


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