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11 octobre 2024 à 22:41:50
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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes courts (Modérateur: Claudius) » L'homme aux cent yeux

Auteur Sujet: L'homme aux cent yeux  (Lu 106 fois)

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L'homme aux cent yeux
« le: 21 septembre 2024 à 10:27:11 »
                                                         L’homme aux cent yeux

Si je suis dans la rue, et que quelqu’un me regarde, je laisse faire, parce que je suis dans un endroit public.
Si je suis une femme, et que celui qui me regarde est un homme, que puis-je faire, même si nous sommes dans la rue ? Son regard est chargé d’intentions. Lesquelles ? Les connaît-il lui-même, l’homme qui pose ses yeux sur ma personne.

Dans les yeux d’un homme, les yeux des femmes inventent des histoires.
Dans les yeux, il y a des mondes que les yeux ne connaissent pas.

Je m’appelle Io, une lettre pour chaque œil, cela est suffisant.
Je marche dans la rue et les regards des passants partent à la dérive, comme des barques sans gouvernail, regards flottants, divaguants, absents, intentionnés, tourmentés, concupiscents, ou remplis d’une lumière qu’on se sent pitoyable de ne pas comprendre.

Je marche hâtivement dans la rue. Je suis Io, j’ai rencontré Jupiter, que je n’aurai pas dû vouloir rencontrer. Aux regards que me lance le commun des mortels, rencontrer Jupiter est une chose défendue.

Je rentre vite dans ma maison, à l’abri des regards de la rue, sordides, vulgaires, emprunts de on-dit, de cancans, de rumeurs, et d’opinions communes.

Je m’assieds dans ma cuisine. Je contemple une photo de Jupiter punaisée sur la porte de mon frigidaire. Je savoure un bol de céréales Kellogg’s vitaminés à 15%. Mes préférés achetés à la supérette. Jupiter est le plus grand des dieux, il vit avec Junon, très jalouse. Je voudrais bien penser à autre chose. Aujourd’hui les céréales me pèsent sur l’estomac.

Je cours dans la salle de bain. Je me déshabille. Mes vêtements sales de tous les regards lubriques de la rue. Nue, je m’allonge dans la baignoire, et j’interdis à quiconque de m’imaginer dans ma baignoire. Sauf qu’en rentrant dans celle-ci, je ne peux m’empêcher de me voir dans le miroir antibuée qui orne ma salle de bain.
Et mon ventre rondelet me dit ; Tu devrais moins boulotter de Kellogg’s et commencer sans tarder un régime de quatre pommes par jour.

Jupiter, me vois-tu ainsi ? Junon, comment est-elle, pour que tu ne te lasses pas de préférer le ventre rondelet de Io ? 

Mais arrêtons, fermons les yeux. Je m’immerge dans l’eau du bain, peu limpide, une huile de noix de coco provoque une montagne de mousse jusqu’à mes oreilles.

A minuit, je me couche. Je tire les rideaux et j’éteins la lumière. Dans le noir je vois défiler les moments de ma journée. Les exploits de Jupiter sont un peu flous, ils ne tolèrent aucune représentation. A dire vrai, ma pensée se brouille quand je tente de m’en souvenir.  A la place c’est une paire d’yeux qui m’apparaît, se posant sur moi, si prégnante que je me réveille, en sursaut, en nage, au bord de l’étouffement. J’allume les néons, les rideaux de la fenêtre bougent, comme si un inconnu se faufilait.
Il y a quelqu’un ? je crie. Il n’y a plus que mon ombre sur le mur, de plus en plus difforme.

Les nuits qui suivent sont sans sommeil. L’idée d’être observée m’effraie. Je grossis. Mon régime des quatre pommes par jour est insuffisant. Je deviens obèse, comme une vache. Je brise les miroirs, ne supportant plus mon image. Jupiter s’est retiré dans son silence. Je ne le vois plus.

Mais je suis surveillée. Je le sais. Un voyeur aux cent yeux, partout, dans mes gestes les plus personnels. Je ne m’appartiens plus. Je ne reconnais plus ma voix, devenue une plainte, une sorte de beuglement. Au milieu de la foule dans la rue, je me confond au troupeau.

Un soir à une fenêtre, je distingue mon vieux père. Son regard affolé, il parcourt le troupeau à la recherche de sa fille.

Je suis méconnaissable, défigurée, malaxée par les regards des voyeurs, ma respiration se fait maintenant bovine, ponctuée d’éternuments qui font fuir l’entourage.

L’homme aux cent yeux me harcelle. Il est envoyé par une puissance qui m’échappe. Il y a des lois pour punir ce délit, il n’y a que ma parole pour en témoigner.

Dans les tournois d’échecs, dans l’assistance on place des observateurs à lunettes noires pour déstabiliser l’adversaire. En prison les matons actionnent le judas à tous moments. Dans un jeu de télé-réalité un candidat se suicide. Dans une histoire mythologique, Io, transformée en vache, est observée jour et nuit par un homme aux cent yeux, c’est le géant Argus.

Mais le mien n’est pas géant. Il se dissimule dans les replis du rideau, dans le pied d’une table, un pommeau de douche, ou le robinet d’une chasse d’eau. Mais aussi dans le noyau nerveux de mon cerveau, qui s’appelle le Thalamus.

Il espionne mes pensées, la genèse de mes pensées, et d’autres secrets que j’ignore. Là est mon supplice.

Avec mon sabot de génisse, je trace dans la poussière mon petit nom, pour que mon père me reconnaisse. Mes affreux meuglements m’empêchent de lui parler, une bave de salive recouvre mon sourire. Qu’on me tende une touffe d’herbe fraîche, j’en rumine 80kg par jour. Je suis une femme ruminante dans la prairie, sous la surveillance de mon berger.

Lorsqu’un matin, un autre berger rejoint l’homme aux cent yeux. Il tient dans sa main une poignée de roseaux. De cette poignée, portée à sa bouche, il produit des sons nouveaux. L’homme aux cent yeux, étonné, demande au berger d’où proviennent les roseaux. Le berger raconte longuement l’histoire de sa flûte. L’esprit d’un homme qui a cent yeux comprend difficilement les histoires, et les notes limpides d’une flûte sonnent mal dans sa comprenette.
L’invisible des sons cette fois est plus fort que le visible.
Au bout d’un moment les cent yeux, épuisés, cessent leur surveillance. Ils tombent, les paupières baissées plongent l’homme dans le sommeil. Le berger pose sa flûte, et extirpe de son sac un oblong couteau. Sans plus attendre, il tranche la tête de l’homme aux cent yeux, qui roule jusqu’au bas des rochers. Je remercie le berger à la flûte d’un chaleureux meuglement.

A mes sabots de génisse je chausse aussitôt des escarpins vernis. A ma robe de vache je substitue ma robe de femme. A mes pis de mamelles je retrouve mes tétons de seins. Femme libre je renais sur mes deux jambes. Dorénavant, j’interdis aux hommes leurs regards malveillants. A mon vieux père, j’essuie ses larmes de joie, de revoir sa fille. Et aux dieux volages et libertins je retire ma confiance. Mais de longs discours je n’ose faire, car un reliquat de gémissements de génisse risquerait encore de me trahir.

« Modifié: 21 septembre 2024 à 12:47:30 par LOF »
Lof

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Re : L'homme aux cent yeux
« Réponse #1 le: 21 septembre 2024 à 15:36:47 »
Beau texte encore une fois Lof.
et encore une fois, tu aurais pu faire l'AT mythologie.

Je n'ai pas vu de coquilles ni de trucs qui grinceraient.

Jadis, il y avait dans le Cantal le scénoparc IO. Bien sur c'était perdu d'avance, le truc a fermé. ( bien que l'on me dise dans mon oreillette que des investisseurs privés, ( les dingues) le relancent). La région avait préféré misé sur Vulcania ( plus jupitérien certainement) que sur 35 hectares d'hommage à la vache. J'y ai vu une meneuse de boeufs ( mieux qu'une meneuse de revue) faire pivoter, avec une lenteur de sénateur, à coups léger de la hanche, deux boeufs salers attelés ( en gros, plus d'une tonne de bestias). Magnifique .

J'ai bien aimé lire ta Io, une interprétation d'un texte mythologique où les références passent comme une lettre à la poste, sans se la péter.

B
Tout a déjà été raconté, alors recommençons.

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