Pour cette cinquante-troisième contribution, écrite sur fond du délicieusement rétro Levitating par Sweet Megg, reprise du tube de Dua Lipa aux arrangements d’un hot jazz des années 1920, je vous invite à faire un petit pas de côté et porter un regard sur notre société, celle qu’on voit avec une étonnante précision à la cinquantaine, alors que les lunettes fleurissent sur nos nez. Ce regard est certes sans concession et sans doute un peu trop amer. Mais où est le progrès lorsque le confort est systématiquement banni ? C’est plus un questionnement qu’une cascade d’amertume, mon regard sur la société restant positif et plein d’espoirs. Pourtant, pour ceux qui ont connu l’avant, l’après n’augure rien de bon, si ce n’est la jeunesse, toujours enthousiaste et dynamique. Il est logique, dès lors, de penser que notre génération a, elle aussi, probablement été cette même jeunesse supposée s’accommoder de l’insupportable, aux yeux de la précédente. Chaque génération a sa norme, la précédente est rétrograde, la suivante est inutilement révolutionnaire. Une fois que cela est dit, ça va mieux et on pardonne aux deux générations qui nous entourent, tout en préservant les stigmates de la nôtre : la musique de nos vingt ans, l’habillement, le vocabulaire. En somme, on est de notre époque comme on n’est d’un pays et petit à petit, on lui devient étranger. Vous ne pensez pas ? Mais si vous lisez ceci, vous voyez forcément ce que je décris et êtes donc de cette génération, n’est-ce pas ?
Au bureau, depuis le COVID, les cravates se font exceptionnelles. Espèce en voie de disparition mais non protégée, il en reste deux à notre étage, qui compte une centaine d’hommes, désormais habillés comme pour un week-end. Les cravates trahissaient le conservatisme et la fermeture d’esprit, ceux qui jugent à l’apparence. Ainsi, pour ne pas être catalogué au premier regard parmi ces dinosaures - et donc jugés à l’apparence - la plupart des hommes l’ont bannie au profit d’un col ouvert, lequel s’impose puisque la barbe de trois jours post-covidienne viendrait user l’intérieur du col de chemise en quelques semaines. La décontraction vestimentaire s’affiche en garante de la coolitude. On évite la cravate car, à la porter, on jugera que vous jugez négativement les gens qui ne la portent pas : c’est une guerre de religion, on devient suspect à partir d’un détail vestimentaire. Tiens, ça me rappelle quelque chose : il faut peut-être que je revois ma façon de penser à ce sujet…Bon, prenons un autre exemple, toujours au bureau.
La réunion à distance ou visio, est devenue la norme : un déplacement, auparavant considéré comme un signe de considération de vos interlocuteurs et une évidente convivialité, est désormais considéré comme pollueur : vous êtes un assassin de la planète si vous prenez un vol, même pour un Paris/Nice. Le train est désormais privilégié, même s’il met 7 h pour ce trajet et que votre déplacement vous impose une nuit d’hôtel lorsque vous faisiez l’aller-retour dans la journée auparavant…
Même si les réunions visio et les échanges par mails, sont chiffres à l’appui, plus contributeurs en émission CO2 que les déplacements, ces réunions à distance s’adaptent elles aussi et se déroulent désormais sans caméras ni micro, pour économiser de la bande passante. Même en considérant que la connexion est parfaite pour tous les participants, ce qui est loin d’être le cas, imaginez la même demande en réunion physique : « Maintenant, Sophie va faire une présentation : cachez-vous et taisez-vous ! Si vous voulez intervenir, levez la main ou écrivez votre question et faites-la passer, nous la traiterons peut-être plus tard ».
Du reste, on ne montre ou ne diffuse plus un document : votre collègue Sophie fait sa présentation, la plupart du temps à l’aide de PowerPoint, le plus ennuyeux des supports au-delà de 15 minutes, et souhaite vous présenter un document : elle ne vous le montre pas, elle « vous le partage ». Là, on se sent très seuls, surtout quand on est amoureux de sa langue, pas de celle de votre jolie collègue, non, mais de la grammaire…Bon, sortons du bureau…
Si ce n’était que cela, la sacro-sainte digitalisation s’étend, tel un virus, à tous les domaines de la vie : maintenant que vous vous êtes rendus malade au bureau, ou plus probablement en télétravail, votre médecin, quand il accepte de vous recevoir, discute surtout avec son écran. Le progrès est tout de même là, l’informatique a rendu lisible ses ordonnances. Vous portez l’ordonnance chez le pharmacien qui vous dit de mettre l’argent dans un monnayeur : il ne touche pas les espèces, vecteurs de tas de mauvaises choses. Il ne prépare plus non plus les potions et autres produits. Par contre, sa pharmacie s’est enrichie de ce qu’on appelait généreusement de la parapharmacie, des substances pas forcément bonnes à la santé, comme les bidons de protéines pour faire du muscle… Bon, sortons de la pharmacie et continuons notre périple.
La digitalisation est l’alpha et l’omega de toute évolution, elle répond, par définition pour ses promoteurs, à tout besoin du citoyen. Lorsqu’il se gare, il renseigne sur une borne son immatriculation (et donne donc informatiquement ses coordonnées qui seront exploitées pour d’autres buts), choisit un temps qu’il ne pourra dépasser d’une minute et ne pourra céder gracieusement son ticket, nominatif, même s’il le souhaite. Devant un radar, il ne peut dépasser d’un km/h sans être verbalisé la vitesse limite, ce qui explique les ralentissements dangereux à 10 km/h en dessous de la vitesse et le regard hypnotisé par le compteur et non dehors le temps de passer le radar…
Même si dans les faits, la digitalisation ne répond précisément pas à la demande, puisque le fait de répondre à une question est, pour elle, en soi un service rendu, quand bien même il n’y a pas de solution satisfaisante apportée. Elle remplace les humains au profit de systèmes, d’appli, qu’il faut mettre à jour, de numéros verts, auxquels on ne peut que pardonner les inévitables approximations, sinon quoi ? On se fâche contre un téléphone ? Voilà un bien grand moment de solitude, tout cela parce qu’il remplace automatiquement vos mots par d’autres et souvent par des horreurs, curieusement toutes ou presque très osées, dont on recherche d’ailleurs candidement le sens sur un moteur de recherche, ou y introduisent des fautes que vous n’avez jamais commises (d’orthographe, pas les horreurs). Non que cela soi de leur fait, un programme n’effectuant que ce qu’on lui dit de faire, mais précisément les programmations sont imparfaites, et ce produit imparfait est tout de même commercialisé : l’approximation étant devenue la norme.
Autre exemple : l’Adblue, un additif supposé réduire les émissions de particules nocives des diesels récents. A verser dans le réservoir ad hoc de votre véhicule, sans quoi un système d’alerte du niveau bas déclenche non seulement l’alerte de niveau bas mais également, si le niveau n’est pas réajusté, organise une impossibilité de démarrage du moteur à terme. Or, le fameux liquide cristallise au-dessus de 25 degrés et obstrue capteurs et injecteurs. Votre véhicule devenu aveugle quant au niveau d’Adblue, même réajusté, estime que vous allez polluer et donc organise une panne ! L’informatique pilote le moteur et interdit le redémarrage, même si vous avez ajouté le fameux Adblue, qu’il ne voit pas, il ne manquait plus ça. Heureusement, le principe ne s’est pas encore étendu à l’aviation commerciale…
Enfin, les services tendent à disparaître au profit de plateformes de téléopérateurs sur lesquelles on précise d’entrée de jeu que la conversation peut être enregistrée, que votre vie privée est évidemment leur préoccupation principale et que votre choix est nécessairement un des choix proposés juste après. Après quoi, un opérateur lointain vous demande de tout réexpliquer et si d’aventure vous devez recontacter cette plateforme d’assistance, qui est en fait un centre de profits, vous devez tout réexpliquer au nouvel interlocuteur, lequel vous demande à la fin de la conversation s’il peut encore quelque chose pour vous, sachant qu’il n’a pas répondu à la première demande. Politesse oblige, vous répondez "oui", tout en étant apitoyé sur votre sort.
On pourrait poursuivre ainsi pendant des années car la société change, à mes yeux, pas dans le bon sens, mais ce ne sont que mes yeux. Comme le chantait Delpech, « j’comprends plus grand-chose aujourd’hui mais j’entends quand même des choses que j’aime… ».