Avant propos :
Une autre histoire altarienne. J'imagine que le texte est lourd à comprendre car il vient clore une guerre importante de l'univers de l'Altaria. Cela se passe avant les histoires que je veux mettre en place. Il faut juste retenir que laltaria a deux armées. Une à l'est, une à l'ouest. Les nordiens 4. Une armée qui défend la capitale, 3 autres qui tournent autour de l'armée Est. Mogren réfléchit à comment échapper aux armées ennemies et avancer vers la capitale Twylainia.
Le Renard Grisonnant et la Bataille du Col de Sandresang
Le dos courbé, éclairé par la faible lueur de la chandelle qui finissait de brûler sur son bureau, le Généralissime Mogren plissait ses yeux cernés pour arriver à distinguer ce que sa plume arrivait à écrire malgré ses mains tremblantes.
Voila une heure qu'il avait demandé à ses chefs de Brigade de le laisser seul. Une heure qu'il se perdait dans de multiples pensées toutes rendues plus sombres par les series de revers qu'il avait dû essuyer depuis qu'il avait posé pied sur ce maudit continent gelé.
Il y avait d'abord eu le débarquement à Fuschia, douze mille homme et vingt-six galères qui devaient accoster sans encombres dans un village acquis à la solde du Roi Haerbor. De plus, le relief était trop accidenté pour permettre à l'armée de Tho Bon Fal, localisée à l'ouest, sur la base Knox de venir stopper le débarquement.
Le Généralissime Conis, qui commandait l'autre armée de débarquement, l'avait pourtant averti, au départ des deux flottes de Port Deschesnes. Meme si le Haut Conseil de Guerre avait décidé d'un endroit où accoster pour chacune des deux armées dépêchées en Norfendre, il se pouvait qu'il faille improviser en fonction des mouvements de troupe. Ainsi, Conis avait identifié un lieu de débarquement de secours dans la Toundra méridionale, seuls lui et son espion avaient connaissance de ce plan B et il pourrait servir en cas de moindre doute sur les positions de Fab Inn Sul au moment d'accoster. Mais Mogren n'était pas homme à improviser. Chaque soir, il choisissait avec soin, le tabard et l'armure qu'il porterait dès l'aube suivante, au moment de passer en revue l'ensemble de ses quinze brigades. Chaque jour, il inspectait ses troupes rassemblées en rang, en marchant lentement le long des cohortes, il sanctionnait tout écart de conduite, tout tabard mal ajusté, tout casque déplumé, il ne laissait rien passer. Il faut dire qu'il avait été à bonne école, lui qui fut jadis l'écuyer d'un illustre Généralissime avant lui, Manfred Ceasus, le soldat qui avait sorti l'ancien Roi : Gaebor le Tenace du bourbier de la Mâchoire en l'an 801.
Ceasus, alors simple soldat de la Garde Royale du vieillissant Gaebor le Tenace, l'escortait au retour d'une visite diplomatique à Rygos. Alors qu'ils franchissaient le Défilé de la Mâchoire, ils furent embusqués par un groupe d'indépendantistes Estriens qui, de plusieurs carreaux d'arbalète bien placés décimèrent l'ensemble des chevaliers de l'escorte, tous, sauf le roi -qu'ils devaient ramener vivants- et Caesus, bien entendu, qui avait bondi de sa selle à l'instant même où il avait entendu le cliquetis d'une arbalète qu'on arme, au loin. Le chevalier, dont la rigueur à l'entraînement et la discipline devinrent école en Altaria, avait saisi ce que les autres ne perçurent pas.
Immédiatement, il se rua au contact de son roi, brandit son écu devant lui pour le protéger de sa main gauche et de sa main droite, il pourfendit du fil de son glaive l'ensemble des douze scélérats qui s'approchaient du monarque. Le drame fut évité, et Caesus fut d'abord brocardé Commandant de la Garde Royale avant d'être nommé Généralissime d'Altaria sous le règne de Ladislas II. C'est à cette période qu'il prit comme aide de camp un jeune élève prometteur de l'Académie Militaire Royale de Durfort, le jeune Daeron Mogren. Sous son aile, l'élève officier apprit l'art de la rigueur, de l'entretien de ses armes et de sa tenue pour garder l'éclat et le prestige de la fonction, intacts.
Mogren assista à de nombreux moments où le vénérable Généralissime fit preuve de fermeté devant chaque écart de conduite de ses subordonées. Pendant qu'il voyait le vieil homme gérer ses troupes d'une main de fer, le jeune loup qu'il était lui, essayait de s'amuser à déceler un traitre écart de conduite chez son mentor. En dix ans de service, il n'en constata qu'un seul, c'était en l'an 843, le Roi Ladislas II venait de mourir des suites d'une longue maladie, et le vieux Généralissime, qui tâchait toujours de maquiller ses émotions ne put s'empêcher, au matin de l'annonce de voir sa gorge nouée et des larmes perler le long de ses favoris grisonnants. Ce fut la seule entorse au code que Daeron Mogren constata. Et quand le vénérable Caesus quitta le service pour aller finir ses vieux jours dans son bastion non loin d'Iridia, Mogren fut désigné à la surprise de tous, nouveau Généralissime par le Roi Haerbor qui avait succédé à Ladislas. Bien qu'il n'ait aucun faits d'armes à son actif, Haerbor arguait du fait qu'il fût l'officier ayant le plus côtoyé l'exemplaire Généralissime et qu'il souhaitait que son esprit perdure dans la Grande Armée d'Altaria.
"-Excellence ?
C'etait la voix du General Caleb Mors de la Brigade d'Infanterie du même nom car détachée spécialement par Sigmund Mors, Duc d'Asperia, l'oncle du jeune officier. Le Général de Brigade venait de tirer le Renard Grisonnant de ses pensées nostalgiques. Il leva la tête vers le jeune homme, il devait avoir vingt ans à peine, il était pâle, beaucoup plus maigre qu'à l'embarquement à Port Deschesnes au milieu de l'hiver dernier. Bien que la notion d'hiver soit toute relative en Norfendre. Cela faisait désormais deux lunes que l'hiver était sensé être terminé, mais pourtant le soleil ne se levait que trois heures par journée et la neige ne cessait de tomber une fois l'obscurité venue. Les réserves s'ammenuisaient, il fallait prévoir plus de surveillance au niveau du garde-manger qu'au niveau des barricades du camp de fortune. Le moral des troupes était déjà au plus bas et voilà que désormais le Renard Grisonnant leur imposait un rationnement. Il avait pourtant vu, même après la débâcle de Fuschia, l'admiration et la confiance dans l'oeil des soldats qu'il passait en revue chaque matin, mais depuis la défaite de l'Avant Poste de Knox, il ne voyait plus que fureur et amertume dans l'oeil de ses soldats. Le General Mors était l'un des rares à soutenir encore son regard d'un air dégagé. Mais ses haussements des yeux, mal dissimulés, à chaque conseil de guerre, en disaient long sur l'avis que se faisait le jeune officier sur la situation du Front Est et la gestion des troupes de son supérieur.
-Que venez vous m'annoncer ce coup-ci, Général Mors? demanda la vieil officier en reportant de nouveau son attention sur ses ecrits
-Mes éclaireurs sont revenus de leur mission au Sud.
-Qu'ont ils constaté ? demanda le Renard Grisonnant en se levant précipitamment et sans pouvoir s'empêcher de trahir son excitation par le tremblement de ses mains.
-Sul et le reste de ses troupes ont fait jonction avec les troupes de Fal sur les Collines Dolentes. Les routes vers le Sud et l'ouest sont bloquées ... détailla le jeune officier.
Le Generalissime se raidit devant cette annonce. Voila trois nuits qu'il espérait que Sul se mette en route vers leur camp de fortune au Sud de la Croisée, ce qui aurait permis de libérer une voie par le Val Maerch, de contourner Fal et de faire jonction avec le Front Ouest à Knox. Mais ils étaient désormais piégés. Contraints de fuir par le Nord, vers la Croisée où Vatanen finirait de décimer ce qu'il resterait des troupes royales du Front de l'Est.
-Qu'en pensez-vous Excellence ? demanda prudemment Caleb Mors.
"-Quelle audace ! Quel toupet ! pensa le Renard Grisonnant tremblant désormais d'irritation. Un jeune freluquet qui demande à son Supérieur militaire ce qu'il pense d'une situation, peut-être s'attendait-il a ce que le Renard Grisonnant, par un tour de magie fasse apparaître un pont pour emmener les troupes sans encombre à destination ?"
Mais la vérité était que des deux Généralissimes de l'Armée du Roi, Mogren n'était pas celui ayant du sang magique. Alors c'est en inspirant profondément pour masquer sa colère froide devant tant d'insolence de la part d'un nobliau n'ayant reçu aucune éducation martiale, qu'il prit la parole d'une voix blanche :
-Cela ne m'inspire rien, vous pouvez disposer, Général.
Le jeune officier fut un temps décontenancé, mais peu surpris de la réponse brève de son taciturne supérieur, il fit tout aussi brièvement sa révérence et sortit de la tente de commandement à pas mesurés. Il échanga un bref sourire navré avec le garde à l'entrée dont la moue malicieuse mais dépitée, indiquait qu'il avait tout entendu, puis reprit sa route à travers le cheminement des tentes pour retrouver ses compagnons d'infortune, d'autres chef de Brigade, assis près du feu dans le quartier des officiers qui l'attendaient d'un air alerte. Leurs épaules se renfrognèrent instantanément quand ils constatèrent sa mine aigrie et son hochement de tête las.
-Il n'a rien voulu me dire ... soupira le jeune officier.
Et ils passèrent le reste de la soirée à se plaindre à voix basse du Renard Grisonnant, dont le respect des codes et le culte du secret ne rassurait guère les troupes, surtout après deux revers sévères d'affilée ...
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Extrait du Journal de Daeron Mogren :
"Les Nordiens n'ont pas reçu la même éducation que nous. N'importe quel guerrier d'Altaria aurait trouvé ardu de dépêcher quinze mille hommes dans les ruelles exiguës de Fuschia, pourtant les Nordiens l'ont fait et sous l'impulsion d'un Altarien. Aucun chef de guerre Altarien n'aurait envoyé de légions à des lieues d'une base stratégique en sachant que celle-ci serait attaquée sur l'autre flan. Pourtant Sul l'a fait. Mais Sul a perdu sa Base, son port d'attache et sa possibilité de jonction avec Valtakunta. Le Roi Haerbor en personne est en ce moment même sur place à Knox. Je sais qu'il parle du Front Est au passé car il nous considère déjà comme sacrifiés. Est-ce donc ça que mes troupes veulent entendre ? Que nous avons été, nous sommes et seront de la chair à Canon ? Douze mille hommes envoyés à la mort pour permettre à douze mille autres de briller sur l'autre front ? C'est bien plus que douze mille hommes pourtant que nous sauvons. Ils ont tous oublié Port Deschesnes, le sang en Asperia et ce qui allait etre le quotidien de toute l'Altaria si nous ne reprenions pas le Norfendre. Des raids, des pillages, des invasions barbares. Un royaume décimé par ces sauvages du Nord. Aucun de ces jeunes chefs de Brigade n'a assez de recul pour voir plus loin que son nombril. Voila la triste vérité.
A l'heure où j'écris ces lignes, mes troupes me maudissent, mais je m'en tiens au plan du Haut Conseil à la Guerre, je savais d'avance que le Front de l'Est serait une boucherie, mais notre rôle était stratégique, nous devions tenir pour que Twylainia tombe à l'Ouest. Fuschia était inattendu mais la manœuvre etait audacieuse. Trop audacieuse pour la voir venir. Désormais, Vatanen tenait tout le Nord Est, et le centre de l'échiquier était désormais tenu par Sul et Fal.
Mais il nous restait une possibilité, un fol espoir, une brèche décrite par les études géographiques des Guildes de Marchands à l'époque de l'Empire Aral. Une faille dans la défense de Vatanen et Valtakunta, pour la première fois de ma carrière, je frémis d'excitation à l'idée de suivre mon instinct. Je ne peux écrire plus en détail pour l'instant cette idée folle que j'ai eu, car je ne veux en aucun cas courir le risque d'être démasqué puis devancé, et, parce que je dois l'admettre, il n'est pas dans mes habitudes d'officier de me fier à mon instinct. Mais le Code martial, la stratégie, l'honneur sont des notions bien vagues lorsqu'on a affaire à une armée de barbares ... Demain dès l'aube, je convoquerai mes Generaux et nous passerons enfin à l'action."
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-Le Val de Maerch ! C'est là-bas que nous devons aller ! mugissait Noldar Craech, l'oncle du Duc du Rhost qui menait la Brigade des Volontaires du Rhost.
-Le Val de Maerch est précisément l'endroit où Fab Inn Sul et son armée se sont installés, le Généralissime a été clair, nous manquons trop d'hommes pour retourner les prendre de front, raisonnait le General Thobor de la Basse Raspe à la tête de la Brigade d'éclaireurs Finbar.
-Et le panache ? L'effet de surprise ?
Envoyons un messager à Knox, Conis viendra les prendre en tenaille, insistait le vieux général du Rhost.
-Pour que Tho Bon Fal envoie ses lanciers récupérer Knox que nous avons mis cinq lunes à conquérir ? coupa sèchement le Renard Grisonnant, l'air las et faisant les cent pas autour de la table ronde où étaient assis ses quinze Généraux de Brigade. Et je vous rappelle que notre bon Roi Haerbor est en visite à Knox. Ce serait de la folie de laisser une ouverture pareille à ces barbares. Conis ne nous suivra pas. Retourner vers le sud relève du suicide, remonter l'Orna en amont nous ferait tomber sur Vatanen et ses troupes ayant pleinement récupéré apres avoir détruit la Croisée.
-Que nous reste-t-il alors ? demanda Caleb Mors en toisant son supérieur d'un regard impétueux.
-Ce que je vous ai dit, répondit simplement Mogren.
-Mais vous ne nous avez rien dit, tempêta Septos de Lutheria, chef de la Brigade d'infanterie Yoren.
-Au contraire j'en ai déjà trop dit. Notre objectif final, à nous, Armée du Front Est, mais aussi à celle du Front Ouest, c'est Twylainia. Nous devons prendre Twylainia, abattre Valtakunta, saisir leurs ressources en mithril pour mettre fin à cette guerre et pacifier le Norfendre une fois pour toutes. Pour éviter à nos maisons de se voir ravagées par les envahisseurs barbares. Pour éviter à nos femmes d'être battues et violées par des sauvages. Pour éviter de faire subir le déshonneur de notre défaite à notre descendance !
-Cela ne nous explique pas comment neuf mille hommes, presque autant de chevaux, une soixantaine d'engins de siège et une caravane d'une demie lieu de fournitures va escalader les Monts Mirth de façon sécurisée, ironisa Berthus Decken, cousin du Duc du Baranon.
-Nous n'escaladerons pas. Il existe un chemin qui nous permettra de rallier les contreforts de Mirth, un défilé rocheux, escarpé, certes, mais rien d'insurmontable pour des soldats tels que vous. Si cela vous pose problème, je vous autoriserai à porter des bottes fourrées, persiffla le Renard Grisonnant ulcéré de tant de bêtises de la part de ses subordonnees.
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Les vigies étaient formelles. Perchées au-delà de la brume leurs clairons retentissaient frénétiquement. Ils signalaient la présence de troupes alliées.
-Serait-ce possible ?
Mogren continuait de pourfendre les lanciers de Valtakunta, un soldat, héros anonyme, s'était laissé charcuter pour l'aider à grimper sur un rocher du défilé escarpé. De sa position il pouvait frapper à vue sur les lanciers qui charcutaient les uns après les autres les martyrs du Front Est. Des volutes de sang se mêlaient aux volutes de poussières, les cris de guerre des nordiens se faisaient maintenant étouffer par les hurlements de douleurs des Altariens, tous , les uns après les autres, au loin, Mogren vit Caleb Mors tomber de la carcasse de son cheval coupé en deux par un hallebardier Nordien, avant qu'il n'ait pu se relever, un autre piquier, d'un geste chirurgical vint lui planter sa pique dans la nuque, à l'embrasure du heaume et de l'armure, le transperçant de part en part en emportant sa carotide.
Et pourtant le clairon résonnait, encore et encore, Mogren grimpa d'autres rochers et a toutes jambes se rua au sommet de la colline, la vue était dégagée et on voyait au loin une cavalerie foisonnante de guerriers en armures dorées et écarlates, on ne distinguait pas d'etendards mais la couleur du flot de cavaliers ne trompait personne, c'était l'armée de Conis. Mogren voulait crier de joie, ils étaient désormais sauvés, les quelques soldats au milieu du carnage, qui n'avaient été encore atteints ni par Valtakunta à l'avant, ni par Vatanen à l'arrière allaient être sauvés, c'était sur désormais. Mais alors qu'il s'enorgueillait un peu vite, et que ses hommes continuaient d'enrichir les uns après les autres le charnier sanglant qui obstruait le défilé de Sandresang, Mogren eut une vision d'effroi. La cavalerie ne s'arrêtait pas. Elle continuait vers le Nord. Vers Twylainia laissée libre. Conis les avait abandonné. Lui qui suivait plus son instinct que les stratégies ne voulait pas perdre une minute dans son ultime assaut. Twylainia allait être prise, l'Ouest allait recevoir les honneurs dans cette victoire, au prix du sang des soldats du Front Est. Ils étaient bel et bien abandonnés, livrés à l'ennemi comme des bœufs destinés à l'abattoir. Ils venaient de payer le prix du sang. Dans ses mémoires, Mogren pressentait que son armée serait une armée de martyrs. Il disait parfois celà pour se donner du baume au coeur, pour le réchauffer après ces revers cinglant, il ne pensait qu'à moitié que le Roi laisserait ses troupes être sacrifiées pour le plus grand bien. Mais c'était la sombre vérité. Les cavaliers continuaient leur course folle, bientôt l'infanterie les rejoindrait, encerclant prudemment l'avancée des engins de siège ... à Twylainia ... La où tout se jouerait, c'était écrit d'avance.
On couvrira de gloire le Généralissime Conis, dont l'audace permit d'éviter la Ligne Sul, on célébrera les rescapés de Fuschia ayant fui par l'est et ayant récupéré la flotte de Fort Tanin pour libérer la baie des Morses, on soulignera ensuite le rôle du Prince Gaebor évadé de la Croisée blessé et dont la troupe réussit à subtiliser des galères ayant permis la prise maritime de la Base Knox. Et peut-être qu'un siècle plus tard, on parlera autrement du Front de l'Est et des défaites du Generalissime Mogren. Peut-être qu'un barde glorifiera ces défaites au lieu de les tourner en ridicule. Peut-être qu on comprendra que le sacrifice des forces de Mogren avait permis au Paladin Conis de remporter avec panache ses batailles à l'Ouest. De la comédie ridicule qu'en feront les ménestrels, le temps fera de Mogren et de ses hommes des héros tragiques. C'est certain. Comme aujourd'hui certains font de Clothor le Niais un pragmatique de la même trempe que Aeyk le Juste. Mais ces honneurs tomberaient bien trop tard, comme toujours. Car on célébrera d'abord ceux qui reposeront le pied, vivants et victorieux à Port Deschesnes. Ainsi va le cours de l'Histoire.
Les hurlements avaient diminué, les soldats en train d'agoniser, avaient dû rendre leur dernier soupir. En dessous de sa vigie, la brume était si épaisse qu'il ne distinguait plus rien à présent, il entendait les cors des nordiens sonner la charge de part et d'autre du défilé, il voyait sur le versant opposé des soldats en armure écarlate prendre leurs jambes a leur cou, certains se débarassaient de leur armure pour être plus à l'aise sur le relief, certains boitaient, d'autres traînaient des blessés, tous couraient vers la mort, par le froid, par la faim, ou par le fait qu'ils seraient rattrapés par les maraudeurs nordiens qui connaissaient la montagne comme le fond de leur besace. Peut-être aurait-il dû donner l'ordre aux arbaletriers d'abattre ces déserteurs ... mais encore aurait il fallu qu'il reste des arbaletriers, eux aussi s'etaient enfui, ou peut-être s'etaient ils avancés dans la cohue car ils ne pouvaient pas intervenir à cause du brouillard.
-Oû est la brigade Finbar ? demanda-t-il au chef clairon qui donnait le rythme aux cinq sonneurs restants.
-Partis ... balbutia le chef clairon. Ils ont fui quand l'arrière garde a donné l'alerte.
-Et vous ? questionna faiblement le Renard Grisonnant. Pourquoi n'avez vous pas fui ?
-Nous n'avons pas d'armes, le code interdit de nous tuer.
-Ils ne respecteront pas le Code, soupira faiblement le Generalissime, le Code n'existe qu'en Altaria ... Pas ici ...
Le chef clairon et ses cinq comparses écarquillèrent les yeux, et, d'un même geste brusque, jetèrent leur fardeau et s'enfuirent par les chemins sinueux et rocailleux du Défilé de Sandresang. Par ce côté aussi la faim le froid et les maraudeurs les attendraient. Tapis dans l'ombre. Et ils les prendraient jusqu'au dernier. Vatanen ne ferait aucun sentiment. Comme l'Altaria n'avait pas rechigné jadis à l'exiler pour sa seule erreur de jugement.
Les cors redoublaient d'intensité, peut-être parce que clairons et carillons Altariens s'etaient définitivement tus, peut-être parce qu il ne restait plus qu'une poignée de soldats du roi à charcuter, peut-être parce que le charcutage se faisait de façon si précise désormais que le soldat touché n'avait même pas le temps de hurler de douleur. Peut-être était-ce mieux ainsi, une mort brève, indolente, instantanée, qu'une longue agonie et l'humiliation de demander grâce. Une humiliation que Mogren ne subirait jamais. Une humiliation que son mentor, Manfred Caesus, lui avait toujours intimé d'éviter. C'est pour cette raison que dans son brassard de plates, il cachait toujours un petit poignard en argent, qu'il aiguisait soigneusement avant chaque bataille, il le dégaina d'un geste brusque, d'un même geste tremblant il retira son heaume aux plumes écarlates, pour que les maraudeurs reconnaissent sa chevelure grise clairsemée et ses favoris argentés. Se dire qu'il serait certainement incinéré et non mis dans une fosse commune, pour peu qu'il soit identifié lui donnait un peu de baume au coeur, plus que de penser à son épouse, la jeune Hanna, qu'il n'avait que si peu connue au final, et qui ne lui avait jamais donné envie de rester dans son bastion lugubre du Baranon. Le cœur lourd, il s'assit contre un rocher, releva son brassard, soupira pour ne pas trembler, et l'oeil vers le couchant et la cavalerie alliée qui s'éloignait désormais au delà de l'horizon, le Renard Grisonnant choisit de se trancher les veines plutôt que de supplier un Vatanen goguenard de mettre fin à son supplice.
"La Guerre du Nord ne fût pas la promenade de santé que l'on pense, au vu du bilan exceptionnel du Généralissime Conis qui en dix-huit lunes réussit à détruire la Ligne de défense Sul, à prendre la base de commandement nordienne au sud du continent, puis la baie des Morses, puis le Relais de l'Ogive pour enfin assiéger Twylainia, la capitale, et vaincre l'Armée nordienne , il y eut des batailles à l'Est beaucoup plus mal menées.
Si on doit aujourd'hui à Conis,des techniques reprises en stratégie, basées sur l'instinct et l'adaptation, on oublie de dire que Conis n'a pas suivi les rigides enseignements militaires de l'Académie Royale de Durfort qui a clairement montré ses limites à l'Est. Le Front de l'Est était mené par le Généralissime Mogren : le Renard Grisonnant, dont la rigidité et les techniques obsolètes ont failli faire perdre la guerre du Nord. Mogren était le petit protégé de l'ancien Connétable du Royaume, Lord Caesus (certaines sources de l'époque parlent même d'une relation allant au-delà du simple mentorat...). Le tordu Mogren s'empêtra dans des manœuvres prévisibles qui semblaient imaginées par un élève officier de première année ayant dû plancher sur un sujet théorique de manœuvre militaire en terrain ouvert. Mogren ne tint jamais compte des mouvements adverses, du terrain ou du climat, allant d'échecs en échecs, postant même ses arbalètriers a contre vent lors de la bataille de la Croisée... Les seuls succès de Mogren furent d'être si stupides que ses meilleurs hommes (la Brigade Aeyk du General Saerus, et la Brigade Ecarlate du futur Roi Gaebor Arany) furent séparés de lui immediatement après la débâcle de Fuschia et donc disposés à suivre leur instinct plutôt que de devoir subir son archaïsme, ses crises d'ego et d'autoritarisme, et ses manœuvres insensées. Ceci leur permit de se rendre utile dans les prises de la base Knox et de la Baie des Morses.
Mogren porte aujourd'hui encore sur ses mains le sang de douze mille hommes, avec comme apothéose la manœuvre du Col de Sandresang ayant conduit au Guet Apens du même nom et ayant décimé le reste des troupes de l'Est. Bien qu'il fut annoncé qu'il ait été tué au cours de la bataille, en essayant de fuir, le Roi Yoren Ier, suspectant sa potentielle survie le frappa d'indignité et confisqua son bastion du Baranon à sa descendance.
De nos jours, à l'école de Durfort on appelle un "Point Mogren" le fait pour un officier de s'entêter à maintenir une tactique alors que son inefficacité est prouvée maintes fois."
Les Maitres de Guerre, par Cyn Iskal, année 891