Le Monde de L'Écriture – Forum d'entraide littéraire

14 octobre 2024 à 02:05:19
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Auteur Sujet: Le retour (feuilleton)  (Lu 695 fois)

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Le retour (feuilleton)
« le: 18 août 2024 à 14:13:10 »
1.

Je quittais l’hôpital vers onze heures du matin, alors que j’y étais entré la veille vers dix-huit heures. On m’avait fait plusieurs examens à mon arrivée, et j’avais dormi dans une chambre individuelle. L’opération avait eu lieu au petit matin, on m’avait transporté sur un brancard jusqu’à la salle de chirurgie où après anesthésie générale, je subis l’intervention : un curetage de la prostate. Ce n’était pas la première fois, mes problèmes remontaient à plusieurs années, depuis qu’on avait détecté la présence de sang dans mes urines. A mon âge les problèmes de prostate sont plutôt fréquents, mais là il s’agissait d’une détérioration grave et irréversible de certains tissus organiques, qui entrainerait probablement ma fin de vie à plus ou moins long terme. Subir une opération avec anesthésie générale à quatre-vingt un ans n’est pas une mince affaire, et je me sentais extrêmement diminué et endolori en franchissant les portes du bloc. J’étais vêtu d’un costume trois pièces en flanelle grise et avais mis une cravate. Cela semblera certainement absurde de mettre une cravate pour aller se faire opérer la prostate, mais c’est ce que j’avais fait, Dieu sait pourquoi. Peut-être essayai-je d’être élégant, comme pour me rendre à mon propre enterrement. Je portais également un petit bagage contenant mes affaires de toilette et un pyjama. Le taxi attendait comme prévu sur l’esplanade du bâtiment. Mon corps étant perclus de courbatures, je mis un temps assez long à m’installer sur la banquette arrière et indiquait au chauffeur la destination, l’emplacement de mon domicile. La course devait prendre une quarantaine de minutes et le chauffeur me stipula qu’il devrait me laisser à la petite gare de P. où un autre client l’attendrait là à ce moment. La gare se situait à environ vingt minutes de marche de ma résidence, ce n’était donc pas un gros problème, n’était mon état de grande faiblesse physique qui aurait sûrement nécessité un transport direct de porte à porte. Enfin, je n’avais plus le choix maintenant et ne souhaitais pas argumenter avec ce chauffeur acariâtre dans l’état où j’étais. Il faudrait marcher un peu, voilà tout.

Ma femme m’attendait pour le déjeuner. Je lui avais téléphoné de l’hôpital pour lui dire que l’opération s’était correctement déroulée et avais senti une inquiétude dans sa voix, peut-être provoquée par ma difficulté à parler fort et clairement dans l’appareil. Elle non plus n’allait pas très bien. Une intervention à la hanche l’avait laissée semi-handicapée, incapable de se déplacer plus de quelques mètres sans utiliser un déambulateur. J’étais son troisième mari : le premier était décédé, elle avait divorcé du second puis m’avait épousé. Voilà une femme qui tenait absolument à vivre en couple et pour qui la solitude était inenvisageable, quand bien même ses remariages successifs auraient pu déplaire dans le milieu qui était le sien : celui de la haute bourgeoisie. Il était probable qu’elle ne survivrait pas longtemps après ma disparition, si je partais le premier. Nous n’avions pas d’enfant, car une malformation inopérable de son appareil génital le lui interdisait. Alors notre amour s’était reporté sur un petit chien que nous avions acheté et baptisé Zozo, qui nous apportait la joie et la compagnie d’un être vivant et joyeux, toujours heureux de nous voir, dont nous nous occupions le mieux possible. Zozo n’était pas très propre et faisait ses besoins un peu n’importe où dans la maison, ce qui faisait enrager la femme de ménage. De plus il se mettait parfois à aboyer sans raison et ne manquait pas de renverser des objets en courant partout et en glissant sur les parquets. Mais nous l’aimons comme notre enfant et avons même acheté une concession spéciale au cimetière de P. pour l’enterrer à nos côtés dans le caveau. La femme de ménage mentionnée plus haut s’appelle Martha et vient chaque vendredi nous apporter des courses de première nécessité et faire le nécessaire pour conserver la propreté de la maison. C’est une femme attentionnée et méritante qui nous a été envoyée par la mairie de P. pour nous aider dans notre vie quotidienne, alors que nous sommes de moins en moins capables de faire le ménage ou de nous déplacer. Nous sommes aujourd’hui lundi et il est probable que ma femme soit en train de regarder sa série préférée à la télévision, Les feux de l’amour, pendant que Zozo tournicote ici et là en essayant d’attirer son attention, tâche impossible tant ce feuilleton passionne ma femme jusqu’à la plonger dans un véritable état d’hypnose.

(à suivre...)

« Modifié: 29 août 2024 à 14:03:52 par marécage désolé »
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Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #1 le: 20 août 2024 à 12:51:36 »
2.

On s’étonnera peut-être que ma femme, issue d’un milieu social très aisé, se passionne pour un programme aussi plébéien que Les feux de l’amour, série bas de gamme mettant en scène de poussives intrigues familiales ponctuées de dialogues médiocres. C’est justement une particularité de notre couple que ma femme et moi ne nous intéressons absolument pas à la culture et encore moins aux beaux-arts, leur préférant les émissions ordinaires de la télévision. Musique, peinture, littérature, etc. nous semblaient des luxes sophistiqués pour esthètes spécialistes et c’est avec une simplicité un peu bonhomme que nous laissions tout cela à des gens qui sans doute avaient du temps et de l’énergie à perdre, et s’adonnaient à ce que nous appelions la comédie de la culture : une forme de grégarité et de sociabilité permettant à des individus de se réunir et de se reconnaître autour de certaines valeurs artistiques jugées incontournables, mais qui nous laissaient indifférents ma femme et moi. Tout au plus appréciions-nous vaguement, de loin, l’architecture ou le design, l’art-déco. En fait, toute notre attention s’était longtemps tournée vers la gastronomie, les restaurants, le vin, autant de plaisirs immédiats et irréfutables qui ne demandent pas de compétences particulières ni d’efforts intellectuels. La télévision apportait un agréable délassement lorsque j’avais terminé mes démarches quotidiennes liées à la gestion de notre patrimoine immobilier, une trentaine d’appartements répartis un peu partout en province, et bien sûr il fallait s’occuper de Zozo, lui donner à manger, lui faire faire sa promenade. Ainsi allait le cours tranquille de notre vie : les tâches quotidiennes, la télévision, Martha le vendredi, Zozo, parfois une sortie au restaurant, et c’était bien suffisant à notre bonheur. Réfractaires aux nouvelles technologies, nous n’avions ni téléphone portable, ni ordinateur, nous contentant d’un téléphone fixe et d’un faxe pour régler les affaires courantes, depuis que j’avais pris ma retraite et revendu l’entreprise que je dirigeais dans le passé, une fabrique de lentilles d’optiques. Beaucoup de gens en viennent aux outils numériques par le biais de leurs enfants et petits-enfants, ce qui n’était pas notre cas.

La gare de P. était une modeste bâtisse située en périphérie de la bourgade. Le soleil commençait à chauffer en cette matinée de mi-aout et les deux quais ainsi que le parking sur lequel me laissa le taxi étaient déserts et silencieux. Plusieurs routes et chemins bordés de buissons permettaient de se rendre à la ville. L’un d’eux menait à mon domicile, situé à l’écart de l’agglomération dans un lotissement d’une dizaine de villas de standing disposées le long d’une allée et séparées les unes des autres par de grands jardins et propriétés soigneusement entretenus. Nous connaissions à peine de vue les autres habitants et n’avions tissé aucune relation de voisinage avec eux. Je m’assis sur un banc en métal au bord du parking et réfléchis au trajet pédestre qui m’attendait pour retourner chez moi. C’était une petite route forestière descendante, goudronnée et sinueuse, sans trottoir, qu’il me faudrait parcourir en marchant sur la bordure à côtés des arbres qui me feraient un peu d’ombre. Parfois une percée dans la végétation rendait possible une vision plus large du paysage campagnard que traversait la route, un quadrillage de clairières et de bosquets qui laissaient pressentir par leurs colorations ocres et cuivrées les futurs assombrissements de l’automne naissant. Mes chaussures de ville n’étaient pas vraiment adaptées à la marche et la chaleur commençait à taper. Je retirai ma veste, la posai à côté de mon sac de toilette sur le banc. Quelques minutes passèrent.

Je me mis en route.

(à suivre...)
« Modifié: 29 août 2024 à 14:03:29 par marécage désolé »
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Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #2 le: 23 août 2024 à 17:24:35 »
3.

Dès les premières dizaines de mètres de ma progression, il m’apparut que j’avais péché par excès d’optimisme en estimant pouvoir être rentré à la villa en une vingtaine de minutes, car mes jambes raides et fatiguées ne me permettaient d’avancer que très lentement, en boitant. A chaque pas je ressentais une douleur dans le bas-ventre et à l’entrecuisse qui ne laissait présager rien de bon et me forçait périodiquement à m’arrêter. Si seulement une voiture avait pu passer et me prendre comme passager, cela aurait sûrement été drôle de faire du stop, à mon âge. Mais non. On était à la mi-août et la route restait absolument déserte et vide. J’estimai qu’à l’allure où je me trainais, il me faudrait au minimum trente-cinq à quarante minutes. Ma femme allait peut-être s’inquiéter. Ah je n’y pouvais plus rien maintenant et n’avais qu’à avancer, tant bien que mal. D’ailleurs la pente descendante était plutôt un avantage et j’économisais des forces en me laissant un peu aller lorsque les douleurs n’étaient pas trop fortes. La nature qui environnait la route avait pris un aspect touffu, inquiétant, et je me maintenais dans l’étroit ruban d’ombre qui s’étirait en lisière des frondaisons, un peu à l’abri de la chaleur du soleil, immobile et morne, qui semblait comme un œil observant le paysage. Le soleil noir de la mélancolie, pensai-je en marchant, les mots d’un poème que m’avait parfois cité mon frère cadet René, qui vivait dans la capitale, et qui était, lui, féru de poésie. Le pire est que lui-même écrivait des poèmes et avait poussé le ridicule jusqu’à faire publier ses textes en recueils et à m’en offrir un, à l’occasion d’une réunion familiale. J’en avais rapidement abandonné la lecture en découvrant cette bouillie sentimentalo-hermétique qui m’avait donné la nausée, et bien sûr n’en avais jamais reparlé. Mon frère René qui était instituteur et avait deux enfants m’avait souvent exhorté à lire de la poésie, m’expliquant que tout homme a une partie poétique, un être poétique en lui qu’il tenait à chacun de nourrir et de faire croitre afin d’accéder à une existence plus riche, plus digne d’être vécue. Il ne comprenait manifestement pas, cet humaniste, que j’avais autre chose à faire et à penser, comme par exemple diriger l’entreprise d’optique que notre père nous avait laissée et dont il m’avait prudemment abandonné l’entière responsabilité, alors que lui devait éduquer ses deux filles et se consacrer à sa vocation d’instituteur. Je ne les voyais plus, lui et sa famille, depuis plusieurs années. De quoi aurais-je pu leur parler ? de mon patrimoine immobilier ? de la passion de ma femme pour Les feux de l’amour ? de la santé de Zozo ? Non, il m’aurait gargarisé ainsi que ma femme de ses histoires de poésie et autres fadaises que je n’avais plus la patience d’écouter. D’ailleurs il ne nous téléphonait plus que rarement, et la conversation était toujours poussive et rapidement écourtée, une fois évacuées les politesses d’usage. René avait toujours aimé les enfants, c’était pour ainsi dire l’ami des enfants, leur confident. Il semblait avoir un talent particulier pour que les chères petites têtes blondes, filles comme garçons, l’écoutent et le prennent comme ami. Et bien sûr, moi le frère ainé sans enfant et inculte, le philistin, je sentais clairement dans son attitude à mon égard comme de la condescendance, voire de la pitié.

(à suivre...)
« Modifié: 29 août 2024 à 14:03:04 par marécage désolé »
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Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #3 le: 24 août 2024 à 17:56:22 »
Bonjour

assez étonnant.
Comment dire, il ne se passe rien, pourtant on suit ce vieil homme... on sent, on pressent un mouvement dans cette masse de phrases assez anodines ( toujours impeccables,  une narration qui colle bien et participe à créer le portrait de ce personnage), comme quelque chose qui nagerait dans le liquide de ce récit de vie, un "serpent du loch ness" peut-être. On s'attend à voir sa tête surgir, ou sa queue... en entendant on lit.
Il manquerait un bout de présentation peut-être, tes attentes quant à nos commentaires.

B
Tout a déjà été raconté, alors recommençons.

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Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #4 le: 25 août 2024 à 05:57:00 »
merci pour ce retour, basic.

je pense que je continuerai lundi.

je n'ai pas vraiment d'attente en matière de commentaire, tout est bon à prendre.

à bientôt.
« Modifié: 25 août 2024 à 08:43:20 par marécage désolé »
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Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #5 le: 26 août 2024 à 11:41:09 »
4.

De la sueur me coulait sur le front et dans les yeux, je devais me passer un mouchoir sur le visage pour continuer à y voir clair. D’autre part, j’éprouvais comme des vertiges, probablement dus à des remontées de l’anesthésie, et pour couronner le tout, j’avais de plus en plus envie d’aller aux cabinets. Pour me réconforter je me disais que ce n’était qu’un mauvais moment à passer et que je serai bientôt de retour à la villa où ma femme et Zozo, dont j’imaginais déjà les aboiements de joie, m’attendaient. Je n’avais pas de montre et estimait difficilement le temps déjà passé à cheminer ainsi laborieusement. La route se poursuivait avec monotonie en légère descente parfois sinueuse et tout était silencieux hormis quelques bruits lointains de moteurs me parvenant parfois comme étouffés par la chaleur. J’eus alors une sensation d’humidité au niveau du bassin et vis avec inquiétude qu’une auréole rouge sombre s’étendait sur mon pantalon de flanelle. Etait-ce une hémorragie provoquée par ce surcroit d’activité physique ? je n’en savais rien, mais mes douleurs ne se calmaient pas. Il n’y avait malheureusement aucun banc aux lisières de la forêt et m’asseoir par terre pour me reposer se révèlerait fatal, faute de pouvoir me relever seul. Je pouvais juste m’appuyer contre un tronc d’arbre pour reprendre un peu mon souffle avant de continuer. Retourner en arrière pour revenir à la gare était impensable, tant la pente me ralentirait et augmenterait ma fatigue, et puis je ne voyais pas bien ce que je pourrai faire de plus une fois revenu à mon point de départ. Prendre le risque d’attendre un autre taxi ? Non, personne ne passait par ici en ce moment, il fallait poursuivre.

Soudain une douleur atroce me déchira le bas-ventre et me coupa le souffle. Je vacillai sous le choc et agrippait un arbre sur le bas-côté de la route pour ne pas m’effondrer. Pour la première fois depuis le début du trajet je pensai que je n’arriverai peut-être pas à me tirer de ce mauvais pas. Et si mes vieux organes fatigués et malmenés ne résistaient pas ? Non de Dieu, c’était trop con, mourir ainsi stupidement sur une route déserte ! J’imaginais ma femme et Zozo qui m’attendaient, peut-être allaient-ils appeler des secours ou prendre des nouvelles auprès de l’hôpital ? On leur dirait que j’étais parti en taxi et ils n’en sauraient pas plus. Et merde. Que dirait René en apprenant ma mort stupide ? Aurait-il des regrets ou du chagrin ? Et la mort en elle-même, comment cela se passait-il ? un grand vide et puis plus rien ? Bien que peu porté sur les bondieuseries, J’avais de plus en plus tendance à penser, en vieillissant, que les êtres humains ne se réduisaient pas à un agrégat d’atomes mais devaient aussi recéler ce que les religieux appellent une âme. Alors la mort ne serait pas la fin, mais plutôt un passage, une transformation… Quoi qu’il en soit, le moment n’était sans doute pas encore venu pour moi. Hélas, j’avais fait sous moi au moment de l’attaque et mon pantalon était maintenant maculé de sang, de chiasse, de pisse et de sueur. Quelles humiliations la vieillesse ne réservait-elle pas à ceux qui n’ont pas la chance de conserver une bonne santé. J'avais encore à peu près toute ma tête, mais le corps ne suivait plus.

(à suivre...)
« Modifié: 26 août 2024 à 14:32:48 par marécage désolé »
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Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #6 le: 29 août 2024 à 10:41:31 »
5.

Et pourtant. Pourtant, j’avais encore une sorte d’espérance. Ce n’est tout de même pas possible que la vie, tout le merveilleux contenu de ma vie, se termine aussi minablement. Des images du passé me revenaient en tête, les somptueuses fêtes que nous organisions moi et ma femme à la villa. Comme les lumières tamisées émanant des lustres en cristal accompagnaient bien la blancheur de son visage d’ange ! J’aimais beaucoup fumer à l’époque, des Marlboro rouges, et l’un de mes grands plaisirs était d’observer la vapeur de cigarette se répandre dans l’espace telle une chevelure de spectre, ou la toile évanescente d’une araignée translucide. Mais voilà que je me mets à poétiser comme René, maintenant, en repensant à tout ça ! Nous faisions livrer un buffet complet de victuailles luxueuses, avec foie gras, caviar, champagne, langoustines … Pour la musique, nous avions engagé un quatuor à cordes qui nous enivraient de valses viennoises, rien que ça ! C’était des grands moments ces fêtes, il y avait des gens de ma belle-famille, tous de grands bourgeois ; quelques amis, aujourd’hui perdus de vue ou morts ; René, accompagné de sa femme, qui insistait toujours pour lire des poèmes à la cantonade ; et puis Toto, le prédécesseur de Zozo, qui se tortillait d’excitation sur le sol, tant la présence de tous ces invités le changeait du calme habituel régnant à la villa. Hélas, Toto était mort depuis longtemps. Il avait fallu le faire piquer suite à une paralysie totale de son arrière-train. On avait choisi de l’enterrer dans la propriété. Est-ce que moi aussi je subirai le même sort ? Autant que faire se peut, je préférais crever naturellement, par mes propres moyens, dans mon sommeil par exemple. Mais ce n’est pas si simple qu’on le croit de mourir. Et il y beau temps qu’aucune fête ne se déroule plus chez nous, comme si la villa s’était transformée en un vaste tombeau.

J’eus alors une idée, presque une illumination : j’avais fait mon temps. Ma disparition ne serait somme toute qu’un micro-évènement, dérisoire dans la cosmogonie universelle. Il fallait que je me laisse aller, c’est tout. J’allai quitter la route et m’enfoncer dans la forêt ombreuse et parfumée. Les arbres seraient mes derniers compagnons. Au bout d’un certain temps à progresser dans la verdure, l’épuisement me gagnerait et alors je m’allongerai de tout mon long sur le sol feuillu, dans l’humus, le lichen, les champignons. L’esprit de la forêt m’accueillerait dans son sein maternel. Ce serait le dernier seuil. Adieu ma femme, René, Martha, Zozo. La fin viendrait, irrémédiable, paisible. Mais ce n’est pas ce qui arriva. Au bout d’une dizaine de mètres de pénible avancée dans le sous-bois, alors que les feuilles et les brindilles craquaient sous mes pieds, j’éprouvai une curieuse impression, un pressentiment. Quelqu’un ou quelque chose m’observait. C’est alors que je le vis. A pas plus de quelques enjambées de moi se tenait un renard, immobile à côté d’une souche vermoulue, qui me regardait fixement, intensément, comme un gardien. Je ne parvenais pas à déchiffrer l’énigme de ce regard matois. Cet animal avait-il peur de moi ? Je ne le pense pas. Ta place n’est pas ici. Les mots avaient résonné dans ma tête, presque impulsés du dehors par je ne sais quelle entité sylvestre, et avec la netteté d’un commandement que rien ne me permettait de mettre en doute. Je regagnai donc la route et me remis en marche.

(à suivre...)
« Modifié: 29 août 2024 à 14:04:49 par marécage désolé »
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Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #7 le: 29 août 2024 à 13:59:55 »
6.

Puisque mon ami le renard m’avait ordonné de continuer, je n’avais pas le choix, n’est-ce pas ? Ça devenait amusant cette affaire : est-ce que le vieux allait caner avant de rentrer chez lui, ou pas ? Suspens ! Les paris sont ouverts ! Avec mon costard cravate et mon pantalon crotté, je me devais de faire bonne figure et de continuer à avancer. Et mine de rien, j’avais déjà fait un bonne partie du trajet, clopin-clopant. Qu’aurait dit mon René me voyant dans cette situation, je n’en savais rien. C’était plutôt une petite nature, le René, sensible, genre chouchou à sa maman. Il n’avait pas fait son service militaire : objecteur de conscience, rien que ça ! Il avait écrit au ministère des armées qu’il refusait de manier des armes à feu, et ça avait marché. Un pacifiste, René, un gentil socialiste, pas trotskiste pour un sou, Dieu merci. Dans la famille et la belle-famille nous étions tous des gaullistes à l’ancienne, proches de Jacques Chirac, haïssant les proto-fascistes d’extrême-droite qui n’avaient toujours pas digéré la guerre d’Algérie, et méprisant les nouveaux riches du néo-libéralisme mondialiste et leur vulgarité bling-bling. Seul René avait éprouvé le besoin de se distinguer en votant à gauche. Quel zazou. Il fallait toujours qu’il remette sempiternellement sur le tapis ses idéaux de conscience sociale et de progressisme, lui qui n’avait pas la moindre notion solide d’économie. J’essayais de lui expliquer que la croissance et la production de nouvelles richesses sont indispensables à la bonne santé du pays, mais rien à faire, il fallait encore qu’il objecte, et ci et ça, la répartition plus juste des bénéfices du capital, l’écologie, l’égalité homme-femme… on en finissait pas. J’étais patron, lui instituteur, on ne pouvait pas se comprendre. Et puis il y avait sa poésie. Il prenait ça très au sérieux, achetait des revues, se rendait à des lectures. Est-ce que tu vas faire tourner l’économie avec ta foutue poésie ? que je lui disais. Mais rien à faire, il n’en démordait pas, le frangin. Têtu comme une mule. Mais toujours poli, posé, avec ses petites lunettes rondes d’intellectuel. C’est sans doute sa politesse qui nous a permis de ne pas nous brouiller définitivement. Ses deux filles vont sûrement devenir écoféministes et voter Mélenchon, ou pire. Amen. Ce n’est pas de mon ressort après tout. Il faut dire aussi que je lui avais mené la vie dure à René, quand on était gamins, lui et sa délicatesse de premier communiant à sa maman. Il m’énervait avec ses grands airs, alors je lui donnais des gifles de temps en temps, ça le faisait redescendre sur terre, cet idéaliste. Mais après tout qu’importe, c’était mon frère. Non. C’est mon frère. Je lui passerai un coup de fil si j’arrivai à m’en sortir.

(à suivre...)
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Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #8 le: 30 août 2024 à 13:54:49 »
7.

Toujours en douce pente descendante, la route continuait à sinuer. Quelle tête ferait ma femme en me voyant dans cet état misérable. Je prendrai de suite une douche et téléphonerai à mon généraliste pour lui dire que ça n’allait pas. J’avais le même généraliste depuis quinze ans et il m’arrivait de penser qu’il ne s’intéressait plus beaucoup à ma santé d’octogénaire, me préférant des patients plus jeunes. Mais c’était hors de question pour moi de changer de praticien. Au moins lui me connaissait-il un peu. Bientôt les arbres bordant la route se firent plus clairsemés et brusquement, à ma droite, s’ouvrit une vaste clairière nappée d’un gazon parfaitement tondu. Je savais que j’approchais maintenant du terrain de golf sur lequel les riches propriétaires de P. venaient se détendre et pratiquer leur sport favori. Personnellement ce loisir de snob ne m’avait jamais intéressé, tout au plus regardais-je parfois à la télévision un match de foot ou de rugby, du tennis, mais cela m’ennuyait et je finissais souvent par somnoler et m’endormir. Je me rendis compte que j’avais de plus en plus de mal à respirer. Mes jambes flageolaient. Pourquoi avait-il fallu que ce taxi me laisse à la gare et m’oblige ainsi à rentrer à pieds ? La route finit par s’aplanir et je constatais avec un immense soulagement que j’arrivais enfin dans l’allée aux villas, qui devait faire dans les deux kilomètres de long. Tous les deux-cents mètres environ, un vaste portail donnait accès à une demeure cossue et à sa propriété. Je ne connaissais pas nos voisins, chacun vivait en vase clos ici. Ma villa était la quatrième. J’eus la bonne surprise de constater que le portail était ouvert. Sans doute ma femme s’attendait-elle à ce que le taxi qui me ramène entre dans le jardin et me laisse juste à la porte d’entrée principale. Le bâtiment était dans un style moderne, carré, plat, sans étage. Il y avait aussi un grand sous-sol de cent-cinquante mètres carrés, qui ne nous servait pas à grand-chose. Une fois nous y avions mis Zozo pour le punir d’avoir mangé un billet de cent euros qui trainait sur une des tables basses du salon. Il avait tellement hurlé à la mort qu’on l’avait tout de suite repris avec nous. L’hiver le chauffage nous coûtait une fortune et nous avions fini par ne chauffer que les parties de la maison que nous utilisions, pas plus d’un quart de la surface totale. Quelle incongruité d’avoir un si grand logement quand on est que deux. Chaque pas vers l’entrée me cisaillait littéralement la jambe gauche. Il faudra que j’appelle René, pensai-je, que je lui dise que je suis désolé pour les claques que je lui ai données quand nous étions enfants, en fait parce que j’étais jaloux que notre mère le préfère, lui, le petit dernier. Et aussi que je lui dise qu’il fait un beau métier, et que moi j’ai stupidement passé toute ma vie à accumuler mécaniquement de l’argent, par cupidité, dont je n’ai jamais su profiter, dont je ne profiterai même pas, car maintenant j’allais crever, tout bonnement. Alors la seule chance pour que tout ça n’ait pas été complètement vain et absurde, c’était que les filles de René finissent par hériter de notre patrimoine, je devais le dire tout de suite à ma femme, c’était important. La porte d’entrée, imposante, était verrouillée. Je cherchai fébrilement la clé dans mon sac de toilette et ne la trouvais pas, malgré mes efforts. Alors que j’actionnai la sonnerie, les aboiements de Zozo retentirent, si familiers. Je sentis un brouillard noir s’accumuler dans mon cerveau, et c’est au moment précis où ma femme ouvrit que mes jambes ne me portèrent plus et que je m’effondrai au sol. La dernière chose que je vis fut Zozo qui se précipitait sur moi, ses gros yeux marrons pleins de joie et d’amour. Puis ce fut la nuit.

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voilà, c'est terminé. j'espère que certains aimerons. n'hésitez pas à me signaler les coquilles et les trucs qui ne vont pas. je pense proposer ce texte à une revue papier quand il sera vraiment achevé.

EDIT : j'ai posté ce texte par morceaux, au fur et à mesure que je l'écrivais. peut-être n'est-ce pas la bonne façon de procéder et il faut mieux tout écrire d'abord et poster après... ? on verra...
« Modifié: 30 août 2024 à 20:29:55 par marécage désolé »
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Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #9 le: 31 août 2024 à 18:30:29 »
Toujours assez surprenant, ce récit... on se fait aux ruminations de ce personnage, un truc agite ce récit, presque un frolement fantastique.
des bricoles
Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.


B

Tout a déjà été raconté, alors recommençons.

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Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #10 le: 31 août 2024 à 20:20:38 »
mille mercis Basic ! tes corrections me sont très utiles et me permettront d'avoir un manuscrit nickel !

le fantastique, OUI : lecteur de poe, lovecraft, ray, matheson etc...

je vais faire les corrections et laisser reposer un peu, et puis je pense le fourguer à la revue papier écrit(s) du nord, qui va publier incessamment sous peu mon précédent récit. merci encore !
"En vert et contre tout."

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Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #11 le: 01 septembre 2024 à 16:22:06 »
Bonjour,

Se pose la question de la narration.
Nous sommes dans ses pensées, alors on pourrait se demander qui les écrit ? Mais on s'en fout. D'autant plus troublant est la chute. Le "je" nous trouble, parce que justement c'est un jeu. Un déplacement des règles, un peu sur le côté du chemin.
J'ai bien aimé cette vibration entre une sorte de pragmatisme et une sorte de détresse. Le passage dans la forêt nous laisse entrevoir une sorte de petit lumière, une issue magique, mais non, nous voici de nouveau sur cette route désespérément vide, austère.
Un texte qui nous montre un quotidien tragique et glauque, commun aussi. Il n'y plus d'odyssée.

6.

Bon le renard, un coup d'oeil dans le retro du petit prince.


7

La route finit par s’aplanir et je constatais ( j'aurais mis constatai)avec un immense soulagement que j’arrivais enfin dans l’allée aux villas, qui devait faire dans les deux kilomètres de long.

B
Tout a déjà été raconté, alors recommençons.

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Re : Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #12 le: 01 septembre 2024 à 20:26:00 »

6.

Bon le renard, un coup d'oeil dans le retro du petit prince.


pas du tout.

je n'ai jamais rien lu de st ex.

au départ je voulais mettre un daim, et puis j'ai préféré mettre un renard.

entre 2005 et 2008, j'avais écrit ce poème :


corruption lente des vieilles feuilles à l’automne naissant et l’éclair dans les yeux d’un renard répondent à l’âme du marcheur qui se déplace dans mes pensées malgré la furie du monde l’homme social que je suis phagocyté par les obligations matérielles n’est qu’une ombre insignifiante seuls sont réels la corruption lente des vieilles feuilles et l’éclair dans les yeux d’un renard lorsque j’aurai atteint l’étang au centre de la forêt je verrai mon reflet s’effacer

« Modifié: 01 septembre 2024 à 20:28:23 par marécage désolé »
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Re : Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #13 le: 02 septembre 2024 à 09:18:33 »
Re-salut basic

quelques précisions supplémentaires :

Le renard : il y a des renards dans Lafontaine, et surtout dans Grimm... de plus le renard est un animal important dans les mythologies asiatiques. enfin, j'ai moi-même croisé un renard dans une allée reculée du cimetière du père lachaise, et il m'a regardé fixement avant de disparaître, rapide comme l'éclair...




Bonjour,

Se pose la question de la narration.
Nous sommes dans ses pensées, alors on pourrait se demander qui les écrit ? Mais on s'en fout. D'autant plus troublant est la chute. Le "je" nous trouble, parce que justement c'est un jeu. Un déplacement des règles, un peu sur le côté du chemin.

je est un autre, n'est-ce pas. disons qu'ici le narrateur (celui qui je) et le scripteur (celui qui écrit le texte) sont dissociés, comme c'est souvent le cas, en fait.


J'ai bien aimé cette vibration entre une sorte de pragmatisme et une sorte de détresse. Le passage dans la forêt nous laisse entrevoir une sorte de petit lumière, une issue magique, mais non, nous voici de nouveau sur cette route désespérément vide, austère.
Un texte qui nous montre un quotidien tragique et glauque, commun aussi. Il n'y plus d'odyssée.

le passage dans la forêt est grandement inspiré de la fin de première partie de molloy, de beckett. sauf que dans molloy, le personnage se couche et meurt effectivement d'épuisement. chez moi ça se passe autrement.

je suis content que tu cites l'odyssée. on n'en finit jamais de relire homère.

pragmatisme et détresse, oui, comme un balancier qui oscille de l'un à l'autre. il y a aussi de la mémoire et de la nostalgie (les fêtes...). je suis très passionné par l'idée de superposer plusieurs strates temporelles.

merci encore pour ton aide.
"En vert et contre tout."

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  • Calligraphe
  • Messages: 113
Re : Le retour (feuilleton)
« Réponse #14 le: 03 septembre 2024 à 11:23:08 »
j'ai supprimé un paquet de "et", d'adverbes et d'adjectifs inutiles.

je crois que ça commence à prendre bonne figure...
"En vert et contre tout."

 


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