Maudit Bacchus.
Un texte qui traite d'un mal quasiment incurable...J'ai tenté de l'aborder avec ironie.
Plus jamais je ne refoutrai les pieds dans ce magasin de merde ! J’étais à la caisse tout à l’heure avec mes deux grandes bouteilles de bière dans les bras. Je poireautais derrière une mémé qui n’en finissait pas d’enfourner ses courses dans ses cabas en tremblotant.
-Grouille-toi la vieille ! je me disais. Allez ! débarrasse-moi le plancher, ouste, du balai. J’ai regardé ma montre : 18h00. Tiphanie avait fini le travail elle aussi, depuis vingt minutes au moins. Elle pouvait surgir n’importe quand dans le supermarché. Elle vient souvent y faire des courses d’appoint. Normal, le magasin est à deux pas de la maison. Qu’est-ce qui se serait passé si mon amie m’avait trouvé là, avec ma cargaison de bières en mains ? Moi qui, devant elle, joue au mec sobre qui ne boit pas une goutte d’alcool. Il fallait que je m’extirpe au plus vite de cet endroit.
Sauf que…La caisse était toujours bloquée. La vieille contestait le prix de son paquet de lessive. Elle l’avait vu en promo dans le prospectus de la semaine. Elle n’en démordait pas. La pauvre caissière se débattait avec le dépliant des ristournes. Mais elle ne trouvait rien. Alors elle a appelé la chef de rayon à la rescousse. Mon calvaire n’en finissait pas.
Je me cherchais des alibis dans le cas où j’aurais été pris en flagrant délit par Tiphanie.
« Il y a un départ demain au boulot, on doit tous amener un petit quelque chose. » Mouais…c’était un peu foireux. Pourquoi ne pas avoir pris des chips dans ce cas ou des chocolats, voire une bouteille de soda ? » C’est le genre d’argument qu’aurait pu me rétorquer Tiphanie. Non, il valait mieux raconter que j’achetais ces bouteilles pour un collègue du boulot qui fêtait son anniversaire le lendemain. « Comme il aime bien la bière, je me suis dit que ça lui ferait plaisir. »
Mais là encore, j’imaginais déjà la répartie perspicace de Tiphanie, car elle n’en manquait pas. « Ah bon ? Tu as le droit de ramener de l’alcool au bureau, toi ? …Et pourquoi pas avoir acheté tes bières samedi, pendant qu’on faisait les courses ? » J’aurais toujours pu répondre que j’avais oublié, que cela m’était revenu subitement à l’esprit. Mais c’est sûr, si elle m’avait trouvé là, en possession de ces bières, Tiphanie aurait flairé le loup. Il fallait que cette farce cesse et rapidement. Mais la petite vieille continuait à faire obstacle. A croire qu’elle était de mèche avec ma mauvaise conscience. Qu’elle voulait vraiment que je me fasse gauler. Elle avait oublié de peser une partie de ses légumes. Du coup, elle est retournée à la balance au rayon primeurs, à l’autre bout du magasin, en clopinant, bloquant davantage toute la file qui grognait de plus en plus. La caissière éléphantesque se contentait de sourire à la cantonade, pour calmer les esprits, terriblement gênée en fait.
Pendant quelques secondes, j’ai songé à me rabattre sur les caisses d’à côté. Mais elles étaient toutes aussi bondées. Y compris les caisses automatiques. La mémé continuait ses sévices. Revenue avec ses légumes en marchant à deux à l’heure, elle tenait à payer en chèque. Elle retournait son sac à main dans tous les sens pour dégotter son foutu carnet. Il lui a fallu une bonne minute supplémentaire à cette ancêtre pour détacher son chèque et le tendre à l’hôtesse de caisse. Une minute qui m’a semblé durer une éternité.
-C’est la machine qui remplit Madame, vous avez juste à signer, a lâché la caissière pour accélérer un peu le mouvement.
-Encore heureux ! a soupiré une cliente excédée derrière moi. Depuis le temps qu’elle nous fait chier, la vieille ! Ça résumait parfaitement la situation.
La mamie a quand même fini par déguerpir avec son cabas à roulettes, ses vieux collants et ses godasses à moumoute achetées sur un catalogue pour vieux. Bon débarras ! ai-je pensé. J’ai payé fissa mes bières avec ma carte sans contact et me suis empressé de planquer les deux bouteilles dans l’espèce de tiroir, sous le siège passager de la voiture. Direction la maison, à deux minutes de là. Pas de lumière. Ouf ! Tiphanie n’était pas rentrée. J’ai eu le temps de vider une bouteille de brune au goulot, quasiment cul sec, juste avant le retour de ma belle. J’ai entendu la porte s’ouvrir au moment où je terminais la dernière gorgée. L’autre, la bouteille d’ambrée, je l’ai planquée dans le garage bien à l’abri, derrière des planches de bois. Et je suis remonté en vitesse dans la salle de séjour. La bouteille non ouverte ne perdait rien pour attendre. Je me promettais de lui régler son compte dès le lendemain.
On a frôlé la catastrophe ! Hier soir, Tiphanie est revenue de courses avec notamment un pack de six bières blanches. Mes préférées.
-J’ai pris ça au cas où on aurait des invités -surprise ! a-t-elle lâché. On ne sait jamais ! Que n’avait-elle pas fait là ?... Je n’ai pas pu résister. La nuit, alors qu’elle dormait à poings fermés, je suis descendu à la cave et je me suis enfilé trois bières, cul-sec.
Mais ce soir, contre toute attente, des invités-surprise ont effectivement déboulé. Deux amis de Tiphanie que je ne peux pas blairer. Des pique-assiettes.
-Ah bah justement j’ai acheté des bonnes bières, ça vous dit ? a-telle proposé.
-Ah oui, on n’est pas contre une petite mousse ! ont répondu ces emmerdeurs. Quelle poisse ! Mon sang n’a fait qu’un tour.
-Je vais vous chercher ça tout de suite ! ai-je lancé, affectant un sourire. Ma crainte était que Tiphanie descende elle-même à la cave et s’aperçoive que le pack avait été sacrément entamé. Heureusement, je n’avais pas tout bu ! Il restait trois canettes. Les deux invités en ont pris une. chacun Tiphanie et moi avons bu du thé.
J’avais la trouille qu’ils demandent chacun une autre bière. Ça aurait fini par coincer puisqu’il n’en restait plus qu’une au fond du carton ! Cela ne s’est pas produit heureusement. Ils se sont contentés d’une seule binouze. Pour m’éviter une nouvelle crise d’angoisse, j’ai racheté hier un pack de 6, tout neuf à l’identique. Ce qui m’a permis de remplacer les bières manquantes, celles que j’avais moi-même descendues. Au passage, j’ai gagné deux canettes de plus pour ma consommation personnelle. Vous me suivez ?
Il y a quelques semaines aussi j’ai failli me faire gauler. Tiphanie avait ramené un pack de Leffe Ruby. Idem, la sensation était trop forte, j’ai rectifié quatre canettes dès qu’elle avait le dos tourné. Mais quand elle m’a annoncé qu’elle comptait amener ces bouteilles pour la fête des voisins quelques jours plus tard, il a fallu trouver une parade. J’ai fracassé une canette contre le sol de la cave et je lui ai fait croire à une maladresse de part. J’avais voulu faire du rangement et patatras sans faire attention, j’avais fait tomber le pack. Tiphanie a un peu grogné, sans plus.
La difficulté quand est alcolo-dépendant comme moi et qu’on vit en couple, réside, vous l’avez compris, dans l’approvisionnement. L’alcool est une maîtresse exigeante. Il lui faut plusieurs rapports par semaine. Tout dépend du degré de dépendance auquel vous êtes atteint. En ce qui me concerne, c’est au moins une bouteille tous les deux jours. Voire une ou deux par jour. La seule solution pour me faire mon stock de boissons, c’est d’aller l’acheter dans le dos de Tiphanie. D’où ces escapades furtives au supermarché du coin. Parfois, je me procure mes munitions en revenant du boulot. Je m’arrête dans la zone commerciale d’Orchies et je reviens avec quelques bouteilles, de quoi tenir deux ou trois jours. J’en planque certaines dans la voiture. Pour cela la Renault « Attique » est une merveille. Elle procure d’innombrables cachettes, avec ses trappes sous les pieds des passagers arrière, ses innombrables renfoncements dans le coffre ou sous la banquette du chauffeur. Acheter les bouteilles ne suffit pas. Il faut aussi faire disparaître les cadavres qui deviennent vite encombrants. J’ai trouvé le truc. Chaque dimanche matin, quand Tiphanie dort encore, je fourre les bouteilles vides dans des sacs poubelles noirs -histoire de ne pas être repéré par des voisins curieux- et je balance tout dans le conteneur à verre, situé à un kilomètre de la maison. L’opération me prend dix minutes montre en mains. A chaque fois je suis étonné par la quantité industrielle d’alcool ingurgitée dans la semaine. Facilement dix bouteilles de 75 cl en sept jours. J’en profite pour repasser rapidement à la supérette de la rue Dantan, ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On y trouve des grandes bouteilles de rosé pour pas cher. Pour l’instant, ça marche. Tiphanie n’y voit que du feu. Elle s’étire à peine du lit que j’arrive pour lui servir le petit déjeuner au lit, non sans m’être enfilé quelques rasades de vin matinal. Elle me trouve « adorable ». Si elle savait…
Avec ma précédente compagne, chez qui je vivais, c’était une tout autre affaire. Elle avait vécu avec un alcoolique avant de me connaître.
« Les mecs qui tâtent du goulot, je les flaire à un kilomètre, » m’avait-elle averti. « Si tu picoles en douce, j’aurais vite fait de te démasquer. » Elle était terrible. Il fallait ruser sans cesse pour assouvir mon vice. Elle fouillait les poubelles, elle traçait des repères sur les étiquettes des bouteilles d’apéro pour vérifier que je ne tisais pas en douce. Elle cherchait à avoir accès à mon compte en banque. Elle scrutait la moindre de mes dépenses pour s’assurer que je ne lui cachais rien. Elle surveillait tous mes comportements en société…Elle a fini par me gauler. A cause de la carte de fidélité du magasin. J’avais été assez naïf pour la passer à chaque fois qu’achetais de l’alcool. En consultant l’historique de la carte sur internet, elle a retracé tous mes achats depuis des mois. Il y en avait pour des centaines d’euros en bières, en vins cuits, en champagne, en alcools forts. J’ai trouvé mon forfait étalé sur la table du salon un soir en rentrant du boulot. Elle avait tout imprimé sur des feuilles A3. Les preuves accablantes de ma soulographie. Elle m’attendait les mains sur les hanches, en tapant du pied frénétiquement.
-Tu m’expliques ? a-t-elle asséné d’une voix aigre. Elle me considérait en grimaçant, telle une chose répugnante. Une colère sourde grondait en elle. À tout moment des flammes pouvaient jaillir de ses narines et me griller le visage. Je me liquéfiais, piteux, sans dignité aucune face à ce dragon en pantoufles. Ma crainte était qu’elle se saisisse brusquement d’un couteau dans la cuisine et qu’elle s’acharne sur mon corps rempli de gammas GT.
- Je te donne quinze minutes pour faire tes valises et foutre le camp de chez moi, espèce de sac à merde, a-t-elle craché d’un ton martial. Le soir même, je retournais habiter chez mes parents, à 38 ans. Je leur ai raconté qu’on s’était fâchés avec Carole sur des questions politiques et que c’était inconciliable. Je l’ai accablée de tous les maux pour qu’ils aient pitié de moi. J’ai dit que c’était une raciste, une perverse sexuelle, une manipulatrice. Alors que c’est moi qui manipule tout mon monde avec ma complice l’alcool.
Je bois, je n’en fais pas mystère. Mais attention, je ne suis pas un poivrot. Je ne me considère pas comme alcoolique. Je n’ai rien à voir avec ces piliers de comptoir, ces épaves, qui se complaisent dans leur propre déchéance. J’ai encore un peu de dignité. En société, je me montre distant avec mon propre vice. Je refuse de boire de l’alcool dans les mondanités, ou vraiment très peu. Je ne me considère pas comme irrémédiablement atteint. Ce n’est pas l’alcool qui a le dernier mot. C’est moi qui commande. La preuve, c’est que je n’emmène jamais d’alcool au boulot. Je suis capable de rester abstinent toute la journée de travail. Parfois même deux ou trois jours d’affilée, mais rarement plus.
Mon corps est une sorte de d’alambic dans lequel je teste toutes sortes de breuvages. Comme tous les buveurs excessifs, j’ai mes périodes. En ce moment, je suis plutôt porté sur la bière. Dans deux semaines, je passerai peut-être au pinard. Surtout le rosé et le blanc. Je déteste le rouge. Il y a peu de temps, j’avais ma période vodka et rhum. J’achetais des petites fioles de vingt centilitres, très faciles à dissimuler. L’inconvénient quand on enfile ces alcools forts dans son gosier, c’est que l’on se chope rapidement une haleine à décoller le papier-peint. Par précaution, il vaut mieux toujours conserver une boîte de pastilles mentholées dans les poches. Ça évite de se faire repérer par son entourage.
Je sais pourtant que je ne pourrai pas continuer sur cette lancée éternellement. Il y a bien un moment où mon corps déglingué va défaillir. Il commence d’ailleurs à m’envoyer des signaux inquiétants. Il y a deux semaines, juste après m’être envoyé une bouteille de Sylvaner, je n’ai eu que le temps de courir aux toilettes et de baisser mon pantalon : la chiasse. Heureusement que je n'étais pas dans un lieu public et que Tiphanie n’était pas là. Des crampes m’assaillent souvent la nuit. Je me réveille en sursaut, avec des douleurs atroces dans les cuisses. J’ai consulté sur Internet, c’est lié à mon hygiène de vie déplorable et alcoolisée. Tiphanie dit que cela vient d’un manque de calcium et me conseille de manger des bananes. Il y a deux jours, j’ai vomi tout mon repas de midi en rentrant du travail. Je n’ai rien avalé de la soirée et suis monté me coucher avec un mal de crâne épouvantable. Je sentais mon foie ou mon pancréas palpiter sous ma peau. Mes organes sont surmenés. Ils n’en peuvent plus de ce déluge d’alcool au quotidien. Je suis en train de me suicider à petit feu, c’est une certitude. Pourquoi je bois autant ? Je ne le sais pas trop moi-même. Ça me procure une espèce de plaisir cynique sur le coup, quand je sens le liquide couler dans mon gosier. L’anxiété peut expliquer cette addiction. Je trouve ce monde terriblement déprimant et anxiogène. Vous le trouvez idyllique, vous ? Il me manque sans doute quelque chose que je cherche à combler en buvant. Il y a aussi des raisons ataviques. Ma mère buvait comme un trou. Mon père tisait aussi, bien qu’un peu moins que sa moitié. J’étais un terrain propice à ce genre d’addictions. Il y a peut-être une souffrance, une détresse cachée au plus profond de mon être que je n’ai certainement pas envie d’étaler devant des psys, ces charlatans, ces rebouteux. Chacun a ses raisons pour tâter du goulot, pour tirer sur un joint ou pour sniffer une ligne de coke. « Chacun sa religion, chacun son parachute », comme le chante le grand Hubert-Félix Thiéphaine.
*
* *
Je suis rongé par le remords depuis plusieurs jours. Tiphanie ne cesse de me répéter qu’elle m’aime et qu’elle se sent bien en ma compagnie. Elle se projette. Elle évoque même la possibilité d’enfanter. Et moi je ne cesse de la trahir. Je copule sans vergogne avec l’alcool dès qu’elle a le dos tourné. Cela ne peut plus durer. Il faut que je crache le morceau, que je lui avoue tout. Ce ne sera pas un moment agréable, mais je dois me purger de toute cette culpabilité. Elle comprendra, j’en suis sûre. Je suis prêt à me faire soigner, à me débarrasser de cette addiction qui m’empoisonne la vie, le sang.
*
* *
Cela ne s’est pas passé comme prévu. J’étais prêt à me mettre à table avant hier. Oui, j’étais disposé à tout déballer à Tiphanie. Mes achats d’alcool en cachette, les bouteilles vides que je planque à la cave. Mais c’est elle qui a abordé le sujet, à sa façon, avec beaucoup de douceur, comme toujours.
-Dis-moi, Chéri, pourquoi tu te balades avec des bouteilles de bière dans ta voiture ? Elle avait dû prendre mon véhicule ce matin pour aller travailler car le sien était en révision. Elle a trouvé les canettes sous le siège conducteur que j’avais oublié de retirer. C’est le gling-gling des bouteilles s’entrechoquant entre elles qui l’a interpellée. Je n’ai pas cherché à me débiner. Je lui ai répondu que c’était pour ma consommation personnelle. Je ne lui ai toutefois pas avoué que je buvais depuis des années. J’ai raconté que c’était une pulsion toute récente. Que je me sentais stressé au travail en raison d’une pression continuelle et que j’avais besoin de ces remontants pour exorciser. Elle a soupiré et s’est blottie contre moi, compatissante.
-Ces dérivatifs ne sont pas une solution, mon amour. Je suis à tes côtés. Si tu as des difficultés, tu peux m’en parler. Je suis ta conjointe, ta plus fidèle alliée. Je peux tout entendre. Nous pouvons tout surmonter ensemble…Et puis, tu sais, tu risques gros en prenant le volant sous l’emprise de l’alcool. Si tu n’as plus de permis de conduire, qui va me conduire à la maternité quand je serais sur le point d’accoucher ? J’ai chialé comme un môme. Je lui ai promis que cela ne se produirait plus jamais. Qu’il s’agissait juste d’une passade, d’un moment d’égarement. Je me suis juré de ne plus boire une goutte d’alcool. L’arrêt serait total et immédiat.
Sauf que…je n’ai pas tenu longtemps. A l’heure où je vous parle, je suis à la supérette du coin. J’attends à la caisse avec deux bouteilles de rosé dans les bras. Et ça n’avance pas. Juste devant moi, un homme d’une cinquantaine d’années au teint cireux qui a décidé de payer en liquide. Il tremble comme une feuille morte. La sclérose en plaques sans doute. Il peine à sortir une à une les pièces de son porte-monnaie. Cela prend un temps de dingue. Soudain, une silhouette familière fait son apparition dans l’embrasure de la porte du magasin. C’est Tiphanie. Son regard me localise immédiatement. Son visage se décompose. Je suis pris d’un vertige. Je vacille et laisse choir les bouteilles au sol. Je m’écroule inconscient, la tête en avant dans une mare de bouts de verre et de rosé bon marché. Pathétique.