Bonjour,
J’ai écrit cette nouvelle en 2007. J’ai repris récemment le texte pour le corriger, l’actualiser et tenter de l’améliorer.
Un grand merci aux âmes courageuses qui le liront jusqu’au bout et prendront le temps de poster un commentaire, merci en tout cas à tous ceux qui auront la patience de le lire, j’espère qu’ils en garderont un bon souvenir.
Destinée
Judith rageait sur la banquette arrière en naviguant sur son téléphone. C’était bien sa chance. Le taxi n’avançait pas dans les embouteillages. Avec un accent à couper au couteau, dans un allemand approximatif, le chauffeur lui avait expliqué en souriant dans le rétroviseur « je polonais, il y a un mois je suis taxi », mais trop tard, ils avaient parcouru deux cents mètres. Il l’avait ensuite rassurée : il connaissait parfaitement la route pour se rendre rapidement à l’aéroport, c’était un trajet qu’il effectuait souvent. Par ailleurs, le GPS lui permettrait d’éviter les encombrements. Il patientait en tapotant sur son volant, sifflotant l’air diffusé à la radio, une stupide musique assenant ses coups de basse sans ménagement. Judith tenta :
- Vous ne pourriez pas emprunter un itinéraire plus rapide ?
- Je prends le mieux.
- Je vous donnerai une prime, assura-t-elle en brandissant son portefeuille.
- Pas la peine. Je fais le mieux. Les rues sont pleines, c’est l’heure de clou !
L’heure de pointe était de plus en plus précoce dans toutes les villes d’Europe, malgré les incitations à utiliser les transports en commun, à pratiquer le télétravail et surtout en dépit de la flambée du prix des carburants. Judith en fut réduite à observer autour d’elle les voitures bigarrées et les bus limaçant à travers les avenues agitées, asphyxiant les passants qui pressaient le pas sous la pluie fine. La ville bouillonnait, l’agitation était palpable et elle était assise, impuissante, sur ce siège trop dur.
Heureusement, tout s’était parfaitement déroulé jusque-là : elle avait réussi à signer un contrat avec cette grosse firme électronique pourtant ce n’était pas gagné d’avance,. Elle avait assuré un substantiel chiffre d’affaires pour sa boîte, elle négocierait une augmentation de salaire sans problème, voire un avancement décisif dans son plan de carrière. Et si sa société ergotait, elle partirait ailleurs, valoriser ses capacités indiscutables. Judith rangea son portable dans sa poche, pour se détendre en se déconnectant des réseaux épuisants, rajusta son col, tira sur sa jupe étroite et croisa ses jambes plus haut, rectifia la position de son dos, puis vérifia le reflet de son visage sur son miroir de poche. Le maquillage allait entamer sa cérémonie d’adieu, mais les cernes de ses yeux sombres étaient encore masqués et les imperfections de sa peau se devinaient à peine. Elle replaça une mèche rebelle derrière son oreille et entama le panorama des candidates susceptibles de bénéficier de son expertise. À Paris, les start-up informatiques spécialisées dans l’intelligence artificielle au service de la bureautique ne manquaient pas. Mais elle souhaitait continuer à habiter dans sa province. La qualité de vie y était excellente et sa maison l’enchantait même si elle avait d’abord été réticente à acheter un mini-manoir qui exigeait une femme de ménage quatre fois par semaine. Sa résidence était proche de la capitale ; cinquante-cinq minutes en train et elle était au cœur de Paris, pour y échanger avec son équipe, rencontrer des fournisseurs et des clients le jour, dîner et assister aux spectacles les plus tendances avec d’anciens potes de la fac le soir, tout oublier avec ses nouveaux amis friqués la nuit…
Le taxi se traînait lamentablement dans les rues chagrines qui menaient à l’entrée du périphérique et Judith songea à l’état dans lequel était cette rue à l’époque de ses grands-parents, ruinée par un conflit aussi long que sanglant. Les promeneurs devaient être rares et moins soignés, pressés aussi, pour gagner un abri au fond d’immeubles aveugles ; aucun magasin n’étalait ses vitrines lumineuses éclairant une pléthore de marchandises et l’air charriait une odeur d’apocalypse. Pour ses aïeux, Berlin était une ville ennemie grouillant de sauvages qui brûlaient les livres avant d’exterminer leurs auteurs et leurs lecteurs ; pour ses parents, Berlin étaient une capitale déchue, punie, découpée par des vainqueurs orgueilleux et écartelée par des combats idéologiques et stratégiques qui brisaient les familles ; pour Judith, c’est une métropole moderne dans laquelle elle aime se rendre pour réaliser un business lucratif, où elle peut ensuite se promener le long de la Spree, contempler les doigts d’honneur adressés aux démons du passé le long de l’East Side Gallery, s’amuser avec ses clients ou ses collègues à Pankow… Merci aux âmes clairvoyantes qui ont fondé l’Europe d’aujourd’hui, conclut-elle entre deux imprécations à l’adresse des véhicules engorgeant la chaussée.
Un nouveau coup d’œil à sa montre la ramena à des considérations immédiates. Dans le rétro, le conducteur l’observait.
- ça être rapide.
- Oui, oui… répondit-elle d’un ton évasif.
Il lui avait déjà promis cela trois fois. C’était sa faute, aussi. Elle aurait dû réserver un taxi dès le matin. Mais l’entretien avait duré plus longtemps que les précédents, puis ils avaient fêté l’accord autour d’un verre et de quelques pâtisseries, elle avait récupéré ses affaires à l’hôtel et avait attendu un taxi dans une rue pourtant très fréquentée. Et tomber sur ce polonais branché sur Radio Varsovie qui sifflait un air folklorique entraînant d’autant plus agaçant que le taxi était immobile depuis trois minutes… C’était le pompon ! Il restait plus de quinze kilomètres pour arriver à Schönefeld ; même si la circulation semblait se fluidifier à quelques véhicules de là, elle n’arriverait pas à temps. Elle sortit son billet et le lut in extenso pour patienter : vol 7451 Berlin – Paris, décollage : 17 heures 15. Machinalement, elle lança un regard à son poignet. Dix-sept heures huit, l’enregistrement des bagages était terminé. Elle devrait patienter jusqu’au prochain vol. Judith priait pour qu’ils avancent enfin.
Vingt minutes plus tard, elle remerciait le chauffeur qui, avec un large sourire, entassait son barda sur un chariot. Il semblait ne pas avoir compris qu’il lui avait fait rater l’avion. Judith, pas rancunière, lui laissa un joli pourboire puis procéda à l’échange de son billet. Elle continuait à consulter sa montre comme s’il y avait encore un enjeu. Le supplément réglé, elle se soumit aux formalités requises ; comme elle était en avance, elle acheta un magazine et s’assit en salle d’attente. Elle tenta de s’intéresser au renforcement des contrôles aux frontières polonaise et tchèque, aux perquisitions dans dix régions contre un groupuscule néo-nazi, à la mobilisation des défenseurs du climat pour inciter les gouvernants à respecter leurs engagements de lutte contre le réchauffement climatique, mais elle était trop énervée par son succès face à ses clients et par le retard du taxi pour se concentrer sur un article quelconque. Elle fixait l’horloge murale et la grande aiguille n’avançait pas. Elle avait hâte de rentrer chez elle, pour revêtir un pyjama de guimauve rose après s’être délassée dans une eau tiède parfumée au jasmin. La nuit serait tombée quand elle atterrirait et elle n’aimait pas traîner dehors dans l’obscurité. Il restait le trajet en train, mais pas d’inquiétude de ce côté, elle était habituée, les trains roulaient jusqu’à plus de minuit et elle ne craignait pas les mauvaises rencontres, la ligne étant calme. Elle décroisa les jambes, se relaxa.
- Bonjour Madame… Française ?
Judith toisa l’inconnu qui s’asseyait à côté d’elle. Brun, élancé, sûr de lui, il posa sur le fauteuil voisin un attaché-case en cuir noir.
- Comment le savez-vous ?
- Je reconnais toujours une française… le chic parisien !
- Vous plaisantez, dit doucement Judith qui se demandait à quoi on pouvait remarquer qu’elle était française, puisque le magazine qu’elle tenait était rédigé en allemand.
- Je vais vous confier un secret : quand je rencontre une jolie femme comme vous, je parie qu’elle est française. Je l’interroge et si elle confirme, je réponds que j’avais deviné ; dans le cas contraire, j’improvise sur le charme et l’exotisme des belles étrangères.
Judith sourit devant la franchise du séducteur qui avouait ses ruses. Il devisait en admirant les zincs manœuvrant sur le tarmac et s’exclama soudain :
- On a de la chance de prendre le prochain vol.
- Pourquoi ? s’étonna Judith, s’apprêtant à l’entendre déclarer que cela leur permettait de se rencontrer.
- Le précédent, il ne fallait surtout pas le prendre !
- Pourquoi ? reprit-elle en se redressant, vraiment intéressée.
- J’ai reçu une notification sur mon portable… Mon intention n’est pas de vous effrayer, au contraire, je crois que c’est plutôt bon signe… Le précédent, à destination de Paris, celui de dix-sept heures quinze... il s’est écrasé. Dans la campagne, près de Magdebourg. Ils ne savent pas encore s’il y a des survivants.
- Vous êtes sûr ? risqua-t-elle d’une voix faible.
- Oh oui, tout à fait. C’est ce qui est écrit dans mon fil d’info. J’ai lu l’entrefilet sur le crash du Berlin - Paris, puisque je me rendais à l’aéroport pour emprunter cette ligne.
Judith sentit un immense frisson lui parcourir le dos. Le précédent… Le vol 7451 Berlin - Paris. Celui qu’elle avait raté. Une énorme boule obstrua sa gorge. Sans les embouteillages, elle ne serait plus qu’un résidu de cendres qu’un lointain cousin devrait identifier. Sa tête s’enflamma, son cœur s’emballa tiré par mille pur-sang endiablés, les gâteaux à moitié broyés cherchaient à déserter son estomac, ses jambes semblaient avoir été emportées par un prestidigitateur diabolique, elle se mit à haleter et se couvrit le visage de son mouchoir.
- Ça ne va pas ?
Elle acquiesça en silence, pour le rassurer, avala sa salive et prononça d’un ton apeuré :
- Et pourquoi ce serait bon signe ?
- On n’imagine pas deux catastrophes sur la même ligne en deux heures ! exulta l’inconnu, ravi de sa démonstration. Alors, ne vous mettez pas dans cet état…. Vous avez peut-être la phobie des voyages aériens ?
- Non…
Judith accompagna sa réponse d’un signe de tête, pour simuler la dose d’intrépidité qui lui faisait défaut. Elle continua :
- Je devais prendre le précédent, je l’ai raté.
L’inconnu reçut une douche froide qui le mit dans l’incapacité d’ajouter quoi que ce fût. Il sortit un magazine de son attaché-case et y plongea le nez. Judith l’observa à la dérobée. Si elle n’était pas aussi angoissée, elle se serait félicité de la facilité à se débarrasser des importuns. Il suffisait de pulvériser un parfum de mort dans leur direction. Elle commençait à respirer avec plus de naturel. Elle contempla à son tour ces gros oiseaux rigides qui se déplaçaient avec lenteur sur la piste immense. Elle pensa à « l’Albatros » et leurs ailes imposantes la glacèrent d’horreur. Le couperet était tombé si près qu’elle en frissonnait encore. Sa tête bourdonnait de centaines de pensées parasites et désordonnées, elle ne pouvait plus se concentrer sur rien. Elle vivait du rab. Comment allait-elle en disposer ? Avait-elle des obligations, envers ceux qui n’avaient pas eu la chance de tomber sur un chauffeur de taxi novice ? Peut-être les passagers n’étaient-ils pas tous morts ? Peut-être même n’y avait-il que des rescapés ? Ne vaut-il pas mieux mourir comme ça, puisqu’il faut partir un jour ? Mais pas aujourd’hui ! Elle jeta à contre-cœur un œil inquiet sur son téléphone ; ce n’était pas malin de faire l’autruche. Elle le sortit et se rua sur les notifications d’actualités : si la catastrophe figurait bien dans son fil d’actualité, aucun bilan humain n’était encore mentionné.
Le haut-parleur appela les passagers avec le détachement d’une intelligence artificielle. Son voisin se précipita sans un regard derrière lui. Elle admira encore le ballet des monstres de tôle et de technologie. Courait-elle un risque ? Un instant, elle envisagea de s’évader de l’aéroport ; elle se retourna vers le couloir qu’elle avait emprunté en arrivant. Un flot de voyageurs surgissait. Si eux avaient confiance, pourquoi pas elle ? Et puis, ses valises dormaient déjà en soute. En plus, elle était pressée de retrouver son foyer. Elle se leva péniblement. Une hôtesse souriante stationnait dans le couloir austère, elle contrôla ses papiers et Judith se dirigea vers sa place après avoir décliné d’un signe de tête l’offre de service d’un aimable steward blond. Elle avait l’habitude, elle essaya de se raisonner et tenta de larguer ses hantises. Peu d’enfants, le frôlement des gens qui gagnaient leur place, leurs murmures, le tout propice à l’introspection. Les minutes lui parurent des heures. Comment réussir à ne penser à rien ? Elle se refusait à entrevoir un article ne pouvant qu’augmenter ses frayeurs par des nouvelles terribles relatives au drame. Elle dirigea son esprit vers sa réussite récente. Elle négocierait serré pour obtenir une promotion. Elle révisait pour la dixième fois le nom des entreprises qu’elle pourrait contacter au cas où la sienne mépriserait ses compétences. Elle pesait le pour et le contre de chaque solution, concevait la meilleure façon de présenter l’alternative à son patron si celui-ci rechignait à la promouvoir… Décidément, pas facile de faire le vide.
Un monsieur en complet bleu marine s’installa à côté d’elle en la saluant en allemand. Celui de la salle d’attente devait se planquer derrière son journal. Tant mieux, elle ne s’intéressait pas aux couards. L’avion était maintenant rempli. L’hôtesse fit sa démonstration habituelle puis annonça un communiqué du commandant de bord.
« Mesdames et Messieurs, vous êtes sans doute informés de l’épouvantable accident que notre compagnie vient d’avoir à déplorer. À cet instant, nous ignorons encore l’enchaînement des faits à l’origine de la tragédie ainsi que le bilan humain exact. Une enquête est d’ores et déjà diligentée pour amener la lumière sur cette affaire douloureuse. Nous tenons à vous assurer que nos appareils font l’objet de contrôles plus fréquents que ne l’exige la législation et que vous êtes ici en parfaite sécurité. En ce qui nous concerne, l’atterrissage est prévu à Orly dans une heure et cinquante cinq minutes et les conditions météorologiques sont favorables. Je vous souhaite un bon voyage sur notre compagnie. »
Il réitéra son message en français, dans le brouhaha des passagers étonnés ou indignés. Deux hôtesses s’approchèrent en discutant à voix basse, Judith discerna une partie de leur conversation et inféra pour remplir les blancs. Apparemment, Dietrich, le commandant de bord du 7451, se serait violemment disputé avec son épouse ou un collègue avant le départ - elle n’avait pas bien saisi les mots chuchotés - et aurait été victime d’une attaque cardiaque ou nerveuse ; le second en étant à sa seconde traversée, la relève avait été fatale. Elle pria pour que ce pilote-ci fût célibataire et en excellente santé. Elle espérait par ailleurs qu’il y avait de nombreux survivants du 7451. Elle remercia encore, dans son for intérieur, le taxi polonais ; il aurait mérité un pourboire plus substantiel.
Elle éteignit son téléphone et ferma les yeux, essayant de relâcher la tension qui l’étouffait depuis plus d’une heure. Elle s’imagina chez elle, blottie dans son fauteuil de cuir blanc, en train de contempler la statuette de bronze gagnée à un jeu télévisé. Elle aimait cette sculpture pour ce qu’elle était, un bel objet qui ne déparait pas son salon contemporain, autant que pour ce qu’elle représentait, sa propre victoire face à une cinquantaine de candidats interrogés sur des thèmes culturels. Elle saluerait la statue en rentrant. Elle ne se lassait pas de l’examiner, de la toucher, elle lui parlait aussi. Nul besoin de la nourrir ou de changer une litière. Elle étendit les jambes devant elle, prit un soda qu’elle but d’une traite et visualisa son salon : la couleur chaude des murs, l’éclairage tamisé et chaque objet qu’elle avait choisi avec amour, de la série de statuettes chinoises aux lithographies originales de Dali. Après quelques nuits à l’hôtel, elle appréciait de regagner ses pénates. Son cœur se serra quand la carlingue métallique démarra sa course lente sur le tarmac, puis se comprima un peu plus quand le géant amorça son envol. Si c’était la dernière fois ? La loi des séries était contredite par les statistiques : deux avions de la même compagnie s’écrasaient rarement à la suite l’un de l’autre, comme le faisait remarquer le bellâtre avant de s’affoler. Elle ne risquait rien. Elle se força à se relaxer. Elle observa les personnes alentours, des hommes d’affaires pour la majorité, quelques gamins seuls qui allaient retrouver l’autre parent. Trop énervée pour lire, elle devina lequel de ses voisins avait une perruque, critiqua le maquillage de la dame du côté opposé du couloir, désapprouva l’attitude du gros garçon roux qui quittait sans arrêt son siège devant elle. Elle ne s’apaisa réellement qu’au moment où le commandant les remercia de leur patience et leur souhaita une bonne soirée. Elle respira à plein poumons l’air pollué de l’aéroport puis héla un taxi, sans demander au conducteur s’il connaissait l’itinéraire ou s’il risquait de lui faire rater sa correspondance et elle patienta bientôt sur le quai de la gare.
Il faisait froid, le train avait du retard, Judith grelottait dans son tailleur gris perle. Ils étaient rares à emprunter le train de nuit. Elle songeait encore aux corps calcinés, dans la campagne environnant Magdebourg, qui ne trembleraient plus jamais et ses frissons s’intensifièrent. Peut-être n’y avait-il que quelques blessés… On devait savoir, on l’avait sans doute annoncé sur les chaînes d’info, les les médias sociaux et les sites divers. Elle alluma son téléphone pour lire ses messages mais renonça à consulter les notifications relatives au crash.
Le train entra en gare. Son compartiment était vide, à part un jeune homme, quelques mètres plus loin, dans le sens opposé au sien, de sorte qu’ils se faisaient face à distance. Judith s’ennuyait mais elle se sentait encore trop fragile pour découvrir le bilan vertigineux de la catastrophe à laquelle elle venait d’échapper. Les circonvolutions de l’information dans son cerveau trituré par l’action de ses neurones, synapses et autres méninges avaient affolé son cœur, qui cognait sourdement contre ses côtes pour échapper à sa prison d’angoisse et l’avaient amenée à cette conclusion inexorable : l’accident de l’avion a abouti à un carnage, elle devrait être morte depuis plusieurs heures, devant son salut à un chauffeur de taxi exaspérant qu’elle ne pourrait jamais remercier. En quête d’une trêve, elle observait par la fenêtre les lumières urbaines ; elle se retourna en percevant le poids d’un regard dardant sur elle. L’individu, brun et mal rasé, la scrutait avec insistance. Il sembla à Judith qu’il lui avait adressé un clin d’œil. Elle sentit la panique monter en elle. Elle baissa la tête, fit mine de s’absorber dans son agenda, puis se redressa subitement ; l’inconnu la dévisageait de ses prunelles ténébreuses. S’il descendait à la même gare qu’elle, elle remonterait dans le train. Elle préférait payer une amende que risquer de se battre contre un prédateur. Aucun bookmaker ne prendrait de pari sur ce match joué d’avance. Le train roulait vite, elle était déjà arrivée. Elle rassembla ses affaires et se dirigea vers la sortie en gardant un œil sur l’importun. Il ne fit pas mine de bouger. Elle descendit. Son véhicule l’attendait sur le parking. Elle mit le contact. Elle n’aurait pas été surprise que la batterie soit déchargée, mais le véhicule démarra. Les phares étalaient leur lumière sur la chaussée humide, au bord de la route les arbres balançaient leur chevelure sombre, quelques oiseaux de nuit planaient bas au-dessus des prés, chassant les musaraignes affamées à l’affût de limaces malhabiles.
Pierrot râlait en arpentant la maison. Il en avait assez de sa vie de merde. Il vivotait, tournait en rond comme un tigre de cirque, il n’y avait pas de perspective pour lui ici. Il finirait par suivre son instinct, s’enfuirait loin, le plus loin possible. Il rêvait, depuis son enfance de gosse pauvre, d’une vie au soleil, sur un transat bariolé, sous des cocotiers à peine agités par un ultime souffle de vent chaud. Ici, il n’était qu’un raté. Pas de travail, pas d’argent, pas de compagne, pas d’avenir. Sa mère ne cessait de lui répéter qu’à son âge, c’était pas sérieux qu’on l’appelle encore Pierrot. S’il avait inspiré le respect, on l’aurait appelé Pierre. Il n’était pas d’accord, tout le monde l’avait toujours appelé Pierrot : les parents et les frères à la maison, les copains dans la rue, les instits à l’école … Ah, ceux-là, c’était à cause d’eux qu’il en était là. Jamais un encouragement ni un mot gentil. Toujours le premier à qui l’on confiait les corvées, le dernier à qui l’on expliquait, comment s’étonner après qu’il ne progressât pas… Il ne percutait pas aussi vite que les autres, on aurait dû lui consacrer plus de temps, s’adapter ; au lieu de ça, on le dénigrait constamment. Il avait été fou de joie quand ses parents lui avaient proposé de quitter l’école pour l’apprentissage. Il n’avait pu décrocher un contrat de paysagiste, il lui manquait les notions de maçonnerie. Il avait été inscrit en menuiserie, ce n’était pas ce qu’il souhaitait ; il n’avait pas terminé sa deuxième année.
Il furetait, ouvrait les tiroirs, en explorait le contenu d’une main fébrile. Il avait repéré cette imposante maison vide deux jours auparavant. Il était revenu le lendemain, pour confirmer qu’aucune lumière ne s’allumait le soir. Il avait rôdé de plus près, pour repérer un éventuel chien de garde qui protégerait ce majestueux pavillon isolé. Rien. Il s’était approché pour constater que la vieille alarme n’entraverait pas ses projets. Il connaissait comme sa poche ce système ancien ; il aurait dû se méfier et en déduire qu’il n’y avait pas grand-chose à protéger. C’est pas ici qu’il récolterait de quoi se payer une tranche de vie au soleil. Pas d’argenterie, de bibelots précieux, de tableaux. Juste des reproductions, quelques statuettes dont une d’au moins cinquante centimètres de hauteur, marron, horrible à vous flanquer des cauchemars, dans le salon, une sorte de femme nue brandissant un livre. Il ne s’encombrerait pas de ça. Il n’allait pas non plus emporter le piano ! Il monta dans la chambre pour y dénicher des bijoux. L’escalier grinçait et il sourit : heureusement qu’il n’y avait personne dans la maison. Il entendait encore les récriminations de sa mère, quand il était sorti : « Où c’est qu’tu vas ? ». Il avait répliqué que ça ne la regardait pas. « Tant qu’tu vis chez moi, tu m’dis où tu vas ! À c’te heure-ci, c’est sûrement pas à Pôle Emploi… ». Il avait déguerpi sans un mot. En dix ans de chômage, Pôle Emploi ne lui avait rien proposé. Il avait obtenu quelques contrats d’intérim, mais il s’était débrouillé pour les décrocher seul. La rousse aux gros seins étalés sur son bureau lui avait proposé une formation de boucher. Il avait postulé, même s’il détestait fourrer ses paluches dans la barbaque. Mais son patron le malmenait, convaincu qu’à vingt ans, il était trop vieux pour devenir apprenti. Pierrot avait vite rembarqué ses frusques et fiché le camp. Il s’était débrouillé comme un grand, il était sûr qu’on l’avait rayé des listes. Dommage que ça fasse un chômeur de moins dans les comptes de ces salauds du gouvernement.
La chambre était vaste, sa lampe torche éclairait un chevet sur lequel reposait une boîte à bijoux. Même si la maison était vide et ne comptait pas de voisin proche, il préférait être prudent et ne pas allumer la lumière ; mieux valait rater un bon coup que de pourrir en cage. Il s’empara des chaînes et des boucles qui traînaient dans la boîte. Demain, il les échangerait chez Jojo, contre un peu de tune. Il inspecta les pièces adjacentes, deux chambres à peine meublées, une salle de bains et un bureau avec une tour d’ordinateur lourde comme un cheval mort qu’il n’avait soupesé qu’avec peine – coefficient bénéfice/embarras trop grand - puis redescendit. Pas vraiment fructueuse, sa virée nocturne. Son sac contenait quelques statuettes, des pièces d’un ou deux euros et quelques billets dégotés dans une poterie, des bijoux douteux. Ça ne serait au moins pas coton à transférer jusqu’à sa vieille Twingo garée plus haut dans le petit bois. Il éclaira encore les images sur le mur. Ça ne devait pas valoir grand-chose, ces espèces de montres dégoulinantes sur bord de plage glauque. Il s’apprêtait à partir, il ferait mieux la prochaine fois. Absorbé par sa quête, il n’avait pas perçu le souffle discret du moteur électrique qui s’approchait. Pris d’un doute, il suspendit ses mouvements pour mieux écouter. Un bruit de déclenchement lent de ferraille arriva de sa droite, suivi d’un feulement feutré de fauve qui se tût aussitôt. La porte de garage redescendit. Pierrot remarqua, contre chaque mur, un lourd rideau pouvant séparer la salle du salon ; il le tira vivement et se précipita derrière.
Les articulations de Judith devenaient douloureuses, des voitures Playmobil voyageaient dans ses jambes. Heureusement que toutes les journées n’étaient pas aussi agitées. Elle s’était en plus sentie stupide quand elle avait vu que le mec du train ne l’avait pas suivie et c’était cette impression de vanité d’une femme se croyant à tort désirée, qu’elle devait maintenant s’efforcer de chasser. Malgré l’heure tardive, elle tenterait d’oublier cette sale journée qui avait pourtant si bien commencé, dans une eau à 37 degrés parfumée. Judith appuya sur sa télécommande pour refermer le garage puis sur sa clef pour verrouiller son coupé électrique ; elle se dirigea vers le tableau de contrôle pour couper l’alarme et s’aperçut que celle-ci n’était pas branchée. Elle était pourtant sûre de l’avoir activée avant son départ… à moins que ça n’ait été lors de son précédent périple. Elle était trop fatiguée pour fournir des efforts de mémoire. Elle ferait installer une alarme plus récente. C’était un comble pour une spécialiste des nouvelles technologies d’avoir gardé une telle antiquité ; elle se sentit un peu comme le fameux cordonnier mal chaussé dont lui parlait sa grand-mère. Elle lissa d’une main lasse son visage chiffonné, dans l’impatience du soin régénérant. Elle emprunta le couloir, balança ses escarpins devant elle avec un soupir de soulagement, alluma la lumière dans les pièces qu’elle traversait, pour affirmer sa présence, sa possession et surtout pour conserver son équilibre, fit couler l’eau dans la baignoire thalasso au passage et se dirigea vers le salon, afin d’y déposer ses bagages. Elle boirait un verre de lait avant le bain, puis s’endormirait au fond de son lit douillet grâce à un comprimé de mélatonine. Seule, mais tranquille. Elle saurait assez tôt à quelle hécatombe elle avait échappé.
Elle éclaira le lustre du salon, lâcha ses bagages et poussa un cri aigu en constatant un désordre inhabituel : si elle n’était plus certaine pour l’alarme, elle savait qu’elle ne serait pas partie avec des tiroirs ouverts, des livres jonchant le sol, les couvercles des poteries en travers des étagères. Son regard balaya la pièce et s’arrêta sur le rideau qu’elle ne tirait jamais. Ses yeux s’arrondirent alors que la stupeur l’étranglait. Des bouts de baskets dépassaient de l’ourlet du rideau. Quelle journée ! Arriver chez elle après avoir frôlé de si près la mort, le corps et l’esprit en capilotade et surprendre un cambrioleur ! Un instant, elle hésita sur la réaction à adopter.
Pierrot s’en voulut de s’être caché. Pourquoi il fallait toujours qu’il soit plus lent qu’un autre à réagir ? Il aurait dû piger que la bagnole accédait au garage et qu’il avait l’opportunité de fuir par la porte d’entrée déverrouillée. Quand celle du couloir s’ouvrit, qu’il fut ébloui, il sut qu’il avait opté pour la mauvaise solution, comme d’habitude et qu’il était trop tard pour se rattraper.
- Sortez de là, je vous ai vu ! lança Judith qui avait opté pour un calme stoïque.
Pierrot ne comprenait pas : elle croyait qu’il jouait à cache-cache ? Elle n’avait pas capté qu’il était là pour la cambrioler ? Il était tombé sur plus lent que lui ! Le timbre moins ferme, Judith reprit :
- Sortez de là !
Le rideau bougeait à peine, mais elle savait que l’homme était là. Qu’attendait-il ? Elle commençait à s’énerver. Ses cuisses brûlaient, des nœuds se formaient et arpentaient ses mollets, sa tête pesait une tonne, elle n’avait plus qu’une envie : se jeter dans son bain. C’est en hurlant qu’elle reprit :
- Sortez de là ! Vous avez entendu … Sortez !
Pierrot ne supportait pas les cris. Les cris de son père devant le repas calciné, les cris de sa mère quand il se pointait avec un pantalon troué, les cris de ses frères qui le traitaient de « débile » ou de « consanguin » alors qu’ils ignoraient autant que lui le sens du mot, les cris de ses profs quand il oubliait ses exercices, les cris de ses patrons quand il avait mal compris les consignes. Sa vie de raté était un torchon de cris, en tissu gris, rêche et urticant que l’on tient à éloigner du contact avec la peau . Il émergea de derrière le rideau. L’inconnue était plutôt jeune et élégante, mais il ne lut que le mépris dans ses yeux quand elle le toisa, lui, le monte-en-l’air avec un sac de toile noire à l’épaule.
- J’appelle la police, ne bougez pas ! éructa-t-elle dans un souffle de haine sourde.
Elle se pencha pour saisir son portable. Une tête baissée, une femme sûre d’elle, pas sur ses gardes et pourtant si vulnérable. Il ne faut jamais négliger un adversaire. Pierrot était fier d’avoir saisi à temps. Il se précipita sur la statue trônant sur la table basse, s’en empara, assura rapidement sa prise sur la jambe pliée de la nymphe. Judith composait le numéro de police-secours. Soudain, sa tête douloureuse explosa. Un cri de surprise plus que de douleur. Le téléphone projeté sur le sol. Judith toucha le sommet de son crâne et s’écroula en réalisant que la baignoire allait déborder et qu’elle ne prendrait pas de bain ce soir. Pierrot était figé d’effroi : le corps souple avait entamé une chute lente, comme un ballon qui se dégonfle, il gisait maintenant sur l’épaisse moquette écrue. La tête s’était nichée sur un coussin de velours mauve que Pierrot avait jeté à terre dans sa hâte de dénicher un trésor quelques minutes plus tôt, elle l’auréolait d’une tache sombre et poisseuse. La statue gisait en symétrie réduite face au corps inerte, les pages du livre rougies. Les yeux exorbités, son maigre repas quittant son estomac pour remonter son œsophage, les guibolles en hostie, il reculait. On ne tourne pas le dos à un adversaire, même s’il est à terre. Un dixième de seconde, il se demanda s’il appellerait une ambulance, au cas où un secours serait encore utile. Il se répondit aussitôt que cette fois, il ne se tromperait pas. Il souleva son sac de toile et se précipita vers la porte d’entrée qu’il ne referma pas. Il courut jusqu’à sa voiture, dans le petit bois, s’assit derrière le volant. Quand son rythme cardiaque eut ralenti, il retira ses gants et introduisit la clé dans le contact. Il se retourna. La lumière du salon s’échappait par la porte ouverte. Il démarra. Il attendrait un moment avant de fourguer son butin à Jojo.
Personne sur le chemin, tant mieux ! Une légère bruine s’était mise à tomber, il pouvait se satisfaire des essuie-glace intermittents. Sûr que le soleil et les cocotiers, c’était mieux ! Mais c’était pas avec le contenu de la musette qu’il se les payerait, les cocotiers et le soleil. Il devrait rempiler. Pierrot fouilla le sac à côté de lui, sur le siège passager et estima le montant que pourrait lui en donner Jojo. Quelques chaînes, un bracelet plutôt lourd, des statuettes… Rien de génial. Il renfonçait les pacotilles, quand il fit tomber une chaîne. Il se baissa rapidement pour la ramasser. Nerveux. Dans l’obscurité, il avait du mal à se repérer. Il aurait pu la récupérer plus tard, mais il craignait d’oublier. Et la police serait sur les dents, quand le corps serait découvert le lendemain ou même plus tôt, pour peu que l’appel au 112 ait abouti. Ce n’était pas le moment de commettre des étourderies. Il releva le pied de l’accélérateur, se pencha encore et tâta le tapis rugueux sans rencontrer la chaîne. Voilà ce que c’est, ces saletés trop fines. Elle avait dû glisser. Pierrot enfouit sa main sous le siège. Il lui semblait sentir quelque chose. Il tendit les doigts. Il se pencha encore et repêcha le collier arachnéen. Il le retira lentement en essayant de ne pas l’abîmer, sinon ça ne vaudrait plus rien. Il accélérait à nouveau, il avait hâte de retrouver sa piaule et de se coucher. Il se releva, glissa la chaîne dans la besace, apprécia la courbe devant lui et accéléra en regardant encore le pochon famélique. Quand il releva la tête, une vision inquiétante le frappa. Des lumières monstrueuses avançaient seules au milieu du chemin. Un OVNI atterrissait, monopolisant la route. Pierrot chercha à piler, sa chaussure humide glissa sur la pédale. Les phares se rapprochaient, il devait freiner ! Dans sa panique, il appuya sur l’accélérateur. Il n’avait pas commis cette erreur depuis sa première année de conduite, quand on connaît encore mal les commandes. Il allait se rattraper. Trop tard. Pierrot poussa un cri d’horreur. Le sac tomba sur le tapis en un flop mou.
L’agriculteur ne comprenait pas pourquoi le conducteur s’était lancé contre son tracteur alors qu’il avait mis son clignotant pour se préparer à se ranger sur l’étroit pont de terre. Ses phares étaient allumés, on ne pouvait pas les rater… Il s’approcha du véhicule encastré sous son tracteur et jeta un œil pour apercevoir la tête écrabouillée sur le volant.
- Monsieur ??? Monsieur ???
Il sortit son portable et appela une ambulance, même si c’était inutile. La police aussi. Il n’était pas près de se coucher. Pourtant, il avait été prudent. Il avait ralenti pour se garer. Il s’assura que ses phares étaient bien visibles. Il aurait une sacrée histoire à raconter à Jocelyne. Il appuya sur la fonction photo de son appareil, elle serait obligée de le croire.