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29 mars 2024 à 14:10:04
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Auteur Sujet: Fumées d'été  (Lu 776 fois)

Hors ligne Jadis

  • Calligraphe
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Fumées d'été
« le: 19 juin 2022 à 22:13:49 »
Ah flûte, je croyais que jusqu'à 3.000 mots, c'était des textes courts, donc j'avais soigneusement calibré à 2.988 mots, tout content de moi, eh bien pas du tout. Donc je poste ici.

Alors c'est une sorte de petite nouvelle, en partie autobiographique, enfin disons qu'il y a des éléments autobiographiques que j'ai collés ensemble, pour en faire le salmigondis que j'offre à votre mansuétude excédée. C'est pas tout neuf mais je l'ai récemment relue, corrigée, rebricolée etc. Et sottement calibrée à 2.988 mots. (Je précise à tout hasard que je ne suis pas stipendié par Marlboro ni Philip Morris).


   Il raccrocha le téléphone juste un peu trop brusquement, atteignit une cigarette qui passait à proximité, et retourna s'allonger sur le lit.

   Après quelques bouffées, le rythme de sa cage thoracique s'apaisa. Trois coussins sous la nuque, il fumait et regardait en direction de la fenêtre. Les volets de bois étaient à peine entrebâillés, et la lame brûlante d'un soleil de fin d'après-midi semblait trancher la chambre en deux verticalement. Des myriades de poussières y voltigeaient, infiniment ténues, mais incendiées tour à tour par la lumière chaude et dorée. Bientôt sa respiration fut devenue suffisamment régulière pour que la fumée de sa cigarette pût se mettre à déployer tout son art : spirales, arabesques, champignons improbables, tentures de gaze, méduses fantomatiques, silhouettes de ballerines, tendues vers la source de gloire — et de temps à autre, un rond, parfait, aplati, tremblant, ondulant dans l'air chaud comme la volve détachée de quelque amanite vaporeuse. Parfois un imperceptible courant d'air aspirait brusquement les volutes, agitait les poussières, brouillait les contours du ruban ; cataclysme mineur, fourmilière éparpillée ; puis, silencieusement, patiemment, les ballerines réapparaissaient, les tentures se retissaient, les champignons sinueux s'élançaient à nouveau dans le rayon, toujours attirés en fin de compte par la liberté vorace du dehors. Étonnant ce qu'une tige de quelques grammes de tabac peut produire comme exhalaisons. Et comme elles s'empressent d'occuper au plus vite le plus d'espace possible ! J'aérerai tout à l'heure. Sans ce rayon de soleil, on ne prendrait pas vraiment conscience de la fumée. La voilà qui reflue vers l'intérieur, à présent. Ma parole, elle est vraiment épaisse. Plus grise, plus chaotique aussi. Est-ce-que...

   D'un bond, il fut à la fenêtre. L’âcreté le fit tousser. Ça ne sentait plus du tout le tabac. Ça sentait une sale odeur de choses qui brûlent, de choses qui normalement ne sont pas faites pour brûler. Il se pencha sur la balustrade. La fumée sortait de la fenêtre de l'appartement du dessous, méchamment, à gros bouillons, et se réengouffrait à l'intérieur de son propre appartement. Cette fenêtre, c'est... Mais oui, c'est chez elle. L'idiote ! Une casserole oubliée sur le gaz... Vraiment, ça sent trop mauvais. Fermer la fenêtre. Une chemise, enfiler une chemise. Plus tard, les boutons. Des nu-pieds, ça ira. Où est l'autre ? Sous le lit ? Non, le voilà. Les clés. Les clés, merde ! Pourvu qu'elle ne soit pas sortie, au moins...

   Il était dans la cage d'escalier. L'odeur agressive y perçait déjà, mais tout paraissait calme. Eh bien, il tenait là au moins une entrée en matière. Bien sûr il la connaissait de vue, depuis six mois qu'il avait emménagé dans l'immeuble, mais c'était bonjour-bonsoir, sans plus. Ses horaires devaient être irréguliers. Pas spécialement jolie, ni laide. Lèvres un peu trop minces, yeux marron clair, cheveux châtains malheureusement toujours rassemblés en chignon derrière la tête — quelle idée ! Jambes un peu trop fortes aussi ; mais dans l’ensemble, comestible. Elle avait en tout cas perdu tout intérêt pour lui depuis qu'il l'avait vue descendre d'une Golf blanche qu'il n'était pas besoin de contourner pour savoir qu'à l'arrière figurait l’inscription GTI, agrémentée de deux lapins en train de forniquer. On les devinait dans les lunettes de soleil du type au volant. L'auto-radio dispensait généreusement les messages publicitaires de Fun Radio (ou était-ce NRJ ?) à la cantonade.

    Il y avait une sonnette à sa porte, mais instinctivement, il l'ignora et frappa, produisant de ses jointures repliées un son clair et sec. Une rafale, deux. Pas de réponse. Ne pas crier au feu, surtout. Nouvelle rafale de coups de poing, un peu plus forts. Mais qu'est-ce qu'elle fiche, elle dort ? À coup sûr, elle est sortie en laissant le gaz allumé. Pas question d'enfoncer une porte comme celle-ci. Appeler le voisin du rez-de-chaussée ? Frapper une dernière fois. Très fort cette fois-ci.

   Au moment où il levait le poing pour l'abattre violemment sur le panneau, celui-ci s'ouvrit. Il lui sembla d'abord qu'il faisait nuit dans l'appartement, mais il se rendit compte que c'était à cause de la fumée, noire cette fois, qui se mit immédiatement à se répandre sur le palier. Debout dans l'embrasure, elle était là, immobile, en peignoir, les cheveux dénoués, les yeux agrandis, des traces de suie sur le visage. Il avait initialement prévu une accroche sarcastique, du style « je pense qu'ils doivent être assez cuits maintenant ? ». Mais il ne trouva soudain plus rien à dire. Ce fut elle qui ouvrit la bouche la première. Elle ne criait pas. Elle disait, d'une voix sourde, tendue, mais contrôlée : Entrez. Vite. Il y a le feu. Il entra, la bousculant presque pour pouvoir passer.

   Et ressortit aussitôt. Toussant, pleurant. C'était bien dans la cuisine. Seulement ce n'était pas un reste de haricots qui carbonisait. C'était tous les alentours de la cuisinière, et la hotte d'aspiration. Il avait eu le temps d'apercevoir plusieurs points de combustion, de vilaines flammes rouges, rampantes, très antipathiques. Et ces émanations intolérables... Inutile de rester sur le seuil, désormais envahi autant que l'appartement.

   Calme. Faire quelque chose. Mais pas l'imbécile. Avec cette fumée, c'est un coup à y rester. Il se colla un mouchoir sur le nez. Elle avait reculé de quelques pas, il ne distinguait que sa silhouette, à contre-jour, dans une atmosphère épaisse et maléfique. De l'eau ! Où y a t-il de l'eau ? Il parlait presque à voix basse, lui aussi. Là. À l'évier. Devant vous. Il ne l'avait même pas vu, dans ces ténèbres étouffantes. Il se précipitait, quasiment à tâtons, sur le robinet. Pas de brise-jet. Pas de récipient en vue. Et si c'est de l'huile qui brûle ? J'y jette de l'eau, je prends tout dans la figure. Non, ce n'est pas de l'huile, c'est du plastique. La fenêtre ? Juste au-dessus de l'évier. Fermée. L'ouvrir, l'ouvrir absolument. Ne jamais ouvrir les fenêtres dans un incendie : appel d'air, retour de flammes... Tant pis. Sinon, impossible de tenir. Qu'est-ce qui coince, merde ! Je vais devoir casser le carreau, ou quoi ? Non, ça y est. À peine plus respirable. Les deux mains en coupe sous le robinet, jeter de l'eau, jeter de l'eau... Dérisoire. Ah ! Quand même, une casserole. Bien viser les flammes. Encore. Encore de l’eau, plus d'eau. Bon sang ! Ça marche... L'un après l'autre, les foyers reculaient, diminuaient, s'éteignaient — mais continuaient à cracher leurs volutes noires. Ça flambait encore au sommet de la hotte. Pas moyen d'atteindre les flammes. Il eut un moment de désespoir. Appelez les pompiers, je n'y arrive pas. — Quel numéro ? Le 17. Dépêchez-vous. Elle ne répondait pas. Qu'est-ce qu'elle fiche ? Il suffoquait. Je n'y tiens plus, je sors... Il jeta un coup d’œil dans le salon. Elle tendait le combiné dans sa direction. Le haut-parleur annonçait posément : — Vous avez demandé la police : ne quittez pas... Vous avez demandé... Le 18 ! cria-t-il. Ça doit être marqué sur le cadran ! Il crut entendre sa voix — ironique, ma parole ? — disant : ce n'est pas marqué. Mais à ce moment-là, il y eut un chhloufff ! derrière lui, et il se retourna. Le voisin du rez-de-chaussée, un petit bonhomme en short et polo Lacoste, aux cheveux en brosse, se tenait debout dans la cuisine, la tête un peu penchée de côté, un extincteur à la main, comme évaluant son œuvre. C'était éteint.

   Laissez tomber, cria-il en direction du salon. C'est éteint. Par la fenêtre de la cuisine, il aperçut un petit groupe de curieux qui avaient commencé à se rassembler dans la rue. Dans la maison d'en face, on distinguait une dame blonde, avec un bandeau dans les cheveux, qui soulevait le rideau d'une main et tenait un combiné téléphonique de l'autre. Il leur adressa un grand geste à tous, croisant les bras au-dessus de sa tête. C'EST ÉTEINT !

   Un peu plus tard, remonté à son étage et s'étant passé un peu d'eau sur la figure, il revint s'assurer qu'il n'y avait plus de risque. Le voisin à l'extincteur était rentré chez lui, son devoir accompli. Dans la cuisine continuaient à rôder des fumerolles âcres, mais l'atmosphère était moins opaque et on commençait à y voir quelque chose. La cuisinière et la hotte étaient manifestement inutilisables ; tous les éléments de plastique avaient fondu ou brûlé, y compris les boutons. On distinguait l'anse d'une bassine orange, tordue, émergeant comme une main d'un magma noirâtre qui la soudait au plan de travail. L'ensemble était recouvert de poudre blanche, et n'aurait pas constitué une bonne réclame pour une marque de cuisines modulaires. Par terre, parmi divers débris, des feuilles de papier à carreaux, aux trois quarts brûlées, et même des cahiers entiers, lui sembla-t-il. Comme il allait en ramasser un, elle fut derrière lui. Son visage comme son peignoir paraissaient avoir été passés au charbon de bois, des traînées s'allongeaient sur ses joues. — Ça va aller ? — Oui, merci. Je vous remercie pour votre aide. — J'étais en train de fumer une cigarette, et puis... Il raconta son anecdote pour détendre l'ambiance. Elle rit un peu. Sans qu'il s'en soit rendu compte, il était déjà sur le seuil, et elle avait la main sur la poignée de la porte. — Si vous avez besoin de moi... — Oui. Merci beaucoup. La porte se referma.

   Toutes fenêtres ouvertes pour dissiper l'odeur, il fumait, accoudé sur son balcon. La cigarette avait un goût de polyéthylène calciné. Il la jeta. Très loin, au-delà des antennes de télé, un vieux soleil rougeoyant, affadi, sombrait à l'horizon. La rumeur de la banlieue circulait alentour, sans s'occuper de lui davantage que d’un parfait étranger qui aurait pris congé en s'excusant. Les hirondelles rasaient les toits, le ciel était encore très clair. Comment toute cette lumière pouvait-elle provenir de cette vague groseille incongrue ? On aurait pu la faire éclater en la pressant entre le pouce et l'index. Il essaya d'imaginer la nuit terrible, immédiate, éternelle, qui s'ensuivrait.
*     *     *

   Le chat avait encore fait du beau travail : la lampe de chevet était bel et bien brisée. Au moment où il commençait à s'être mis de la colle partout, le téléphone se mit à striduler, douli-douli-douli. S'essuyant les mains, il esquissa un pas vers l'appareil. Un coup de sonnette bref retentit à la porte d'entrée. Il s'immobilisa et considéra successivement le tube de colle ouvert, l'appareil téléphonique qui ne s'était pas manifesté depuis quarante-huit heures, et la porte d’où provenait le coup de sonnette. Puis il reboucha le tube, débrancha le téléphone et se dirigea vers l'entrée.

   C'était elle. Décidément, elle avait renoncé au chignon. Elle souriait. Elle portait un corsage aux couleurs vives et bien assorties, un pantalon beige et dans les mains, un objet enveloppé de papier de soie. Sans trace d'embarras, elle le lui tendit.
— Pour vous remercier de votre assistance, annonça-t-elle gaiement. J'espère que vous aimez le porto.
— Beaucoup, assura-t-il. Son bar était désert, mais il aurait volontiers échangé une caisse de porto tiède contre une bouteille de sherry bien sec et bien frappé. C'est très gentil à vous. Entrez donc.
— Je ne resterai pas longtemps, promit-elle. Je me suis dit que vous deviez me considérer comme une ingrate et une malpolie. J'ai été absente quelques temps. Vous avez cassé quelque chose ?
— Pas moi. Installez-vous donc, je pars à la recherche des verres. Ou mieux, attendez.

   Il se plongea dans le frigo. Déjà elle le rejoignait, vive, indiscrète, regardait par-dessus son épaule.
— Si c'est pour la vaisselle, c'est par là, fit-il en indiquant d'un mouvement du menton l'évier plutôt encombré. Mais elle ne tint pas compte de la remarque et pointa un doigt vers les deux moitiés du fruit odorant qu'il tenait à la main.
— Melons mis au frais ! Si quelqu'un approche, changez-vous...
— En grenouilles, dirent-ils tous les deux, quasiment en même temps, et ils se regardèrent bêtement durant une seconde, lui un demi-melon dans chaque main, elle le doigt encore tendu, quoique un peu plus incertain. Il déposa les melons dans des coupes et toussota.
— Vous connaissez Issa ? demanda-t-il.
— Kobayashi Nobuyuki, dit Issa, dit-elle doucement. Pas personnellement. 1763-1824, si je me souviens bien.
   Il rectifia involontairement :
— Vingt sept. Dix huit cent vingt sept. Vous connaissez Kobayashi Nobuyuki, dit Issa. Asseyez-vous donc. Voici les cuillers. Il entreprenait de déboucher la bouteille de porto ; pas très brillamment. — Vous avez fait une licence de lettres japonaises ? Elle rit.
— Pas vraiment, non. Je suis infirmière. Mais les bibliothèques ne sont pas interdites aux infirmières. Les librairies non plus. Et puis, j'avais une amie japonaise, j'ai passé trois mois chez elle, près de Tokyo. Et vous ?
— Euh, pas d'amie japonaise, non. Je suis rédacteur technique. Traducteur, aussi. Anglais-français, seulement. Ça n'a rien à voir. Il changea inopinément de sujet. — Et votre cuisine ?
— Oh, c'est arrangé. L'entreprise est passée il y a quinze jours et a tout remis à neuf. L'assurance a fini par marcher. D'ailleurs, je n'habite pratiquement plus ici. J'ai donné mon préavis au propriétaire. Il a dû en être très soulagé.

   Elle était à nouveau debout, ayant repéré la carte du monde fixée au mur par six punaises. Elle l'examinait attentivement. Pas du côté du Japon. Plutôt...
— Là, affirma-t-elle avec conviction. Je vais là.
   Il s'approcha, avec comme un début de malaise, suivant son doigt mince jusqu'au bout de l'ongle, passé au vernis incolore, qui appuyait sur une grande tache vert olive.
— Au... Congo ?
— À Kisangani, en République démocratique du Congo, oui. Elle faisait oui de la tête en même temps.
— En vacances, fit-il, d'un ton qui disait : sûrement pas en vacances.
— Non. J'ai trouvé une mission auprès de l'OMS. Dans un dispensaire de brousse. Je rejoindrai une équipe médicale qui travaille sur le SIDA.
— Une mission ? Sa voix sonnait bizarrement. Il ne voulait pas poser la question, mais elle sortit tout de même. — Pour longtemps ?
— Une mission de deux ans. Elle étudiait toujours la carte. Il se tenait juste derrière elle à présent, suffisamment près pour discerner nettement son parfum. Suffisamment pour qu'un ou deux de ses cheveux lui agacent les lèvres. Deux ou trois centimètres. Six mille kilomètres. Elle se retourna brusquement et s’écarta d’un pas. — Vous connaissez l'Afrique ?

   Il ne répondit pas tout de suite et se détourna à son tour. Quand il parla, ce fut les mains dans les poches et sans la regarder.
— Ça ne vous plaira pas, fit-il.
   Elle haussa les sourcils. Il répéta, comme absent :
— Ça ne vous plaira pas. Vous avez déjà eu une main de singe dans votre assiette ?
— Une main de...
— De singe. Pas seulement la main, l'avant-bras aussi. Elle le fixait avec incrédulité.  — Oh, bien sûr, pas de grand singe. Du petit singe de brousse. Ça ressemble étonnamment à une main humaine. Une main d'enfant. Elle ne disait rien. Il insista.
— Et dormir dans une case au toit de tôle ondulée, qui a emmagasiné la chaleur tout au long de la journée. Avec de toutes petites fenêtres. Et des cafards qui vous tombent dessus toute la nuit.
— Des cafards ? Elle avait mis la main devant la bouche, et ses yeux étaient écarquillés. Ils avaient la couleur du bois de hêtre clair.
— Des GROS cafards, précisa-t-il. Des blattes africaines. Il évalua le calibre en écartant  le pouce et l'index. — Grosses comme ça, à peu près.
— Et... pourquoi tombent-elles ?
— Parce que votre hôte africain, sachant qu'il allait loger des Blancs, a poussé l'obligeance jusqu'à pulvériser de l'insecticide dans la chambre avant votre arrivée. Mais qu'il n'a pas mis la dose suffisante. Alors, les cafards, qui circulent sur la poutre faîtière, se sentent mal par moments. Et ils vous tombent dessus. Dans vos draps, dans vos cheveux. C'est désagréable.
— Vous inventez ! s'écria-t-elle. Ce n'est pas vrai. Il négligea l'interruption.
— Après quoi, chaque fois que vous rencontrez le fils de l'hôte en question, il en profitera pour vous taper cinq mille francs. Au nom de l'amitié, et de l'hospitalité accordée. Je parle de francs CFA, naturellement. Au Congo, vous pourrez payer en francs congolais. Enfin, plutôt en dollars. Tandis qu'il parlait, sa voix s'affaiblissait peu à peu et il semblait s'enfoncer dans une sorte de rêverie. Au fond de ses yeux passaient des images lointaines qui étaient peut-être des paysages de brousse, des cascades en forêt, des ponts de liane, des marchés colorés... Des pistes de latérite… Des jardins tropicaux nocturnes avec des palmiers, des arbres à pain, des arbres du voyageur, sous une lune énorme et orangée... Il se tut un moment, puis :
— Oubliez tout cela, dit-il en la regardant à nouveau dans les yeux. L'Afrique, c'est superbe. N'hésitez pas. Il semblait hésiter lui-même, parcourut du regard la bibliothèque, attrapa un ouvrage de Buson :
— Emportez quand même un recueil de haïkus, dit-il. Vous n'en trouverez pas beaucoup, à Kisangani. Je vous l'offre. Il disparut un moment dans la cuisine, sans raison particulière. Quand il revint, elle était assise au bord du canapé, sans rien dire, feuilletant Buson. Il lui sourit.
— Voulez-vous m'accompagner à l'aéroport ? demanda-t-elle. Je pars samedi en quinze, et je n'ai personne pour me conduire. Je risque d'être un peu chargée.
— Samedi en quinze. Je crains... Il mit la main sur un gros agenda plastifié rouge. Je ne serai pas ici, malheureusement : je suis invité à Nancy... Désolé.

   Ils bavardèrent quelques instants encore. Elle jetait de furtifs coups d’œil occasionnels à la carte du monde. Et puis elle se leva.
— Merci pour le porto, lui dit-il sur le pas de la porte. Il tenait sa main dans la sienne. Bonne chance à Kisangani.
— C'est moi qui... Merci pour les haïkus.
— Au revoir, Sylvie.
— Comment... je ne vous ai pas dit...
— La boîte aux lettres, fit-il.
— Que je suis bête. Au revoir... Christian.

   Un petit geste de la main en se retournant, tandis qu'elle descendait l'escalier. Le voyage de mille li, se répéta-t-il bêtement, a commencé par un pas. Il ferma la porte et rebrancha le téléphone.
Je suis la mauvaise herbe, braves gens, braves gens
C'est pas moi qu'on rumine et c'est pas moi qu'on met en gerbe
La mort faucha les autres, braves gens, braves gens
Et me fit grâce à moi c'est immoral et c'est comme ça  (Georges Brassens)

Hors ligne Safrande

  • Troubadour
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Re : Fumées d'été
« Réponse #1 le: 04 juillet 2022 à 21:12:47 »
Coucou Jadis, j'annote d'abord spontanément, pour serrer mes impressions au plus près durant ma lecture :

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fut devenue
Devint tout simple, sans "fut", marcherait aussi bien non, et serait moins lourd ? Ou je loupe quelque chose peut-être...

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Bientôt sa respiration fut devenue suffisamment régulière pour que la fumée de sa cigarette pût se mettre à déployer tout son art : spirales, arabesques, champignons improbables, tentures de gaze, méduses fantomatiques, silhouettes de ballerines, tendues vers la source de gloire — et de temps à autre, un rond, parfait, aplati, tremblant, ondulant dans l'air chaud comme la volve détachée de quelque amanite vaporeuse. Parfois un imperceptible courant d'air aspirait brusquement les volutes, agitait les poussières, brouillait les contours du ruban ; cataclysme mineur, fourmilière éparpillée ; puis, silencieusement, patiemment, les ballerines réapparaissaient, les tentures se retissaient, les champignons sinueux s'élançaient à nouveau dans le rayon, toujours attirés en fin de compte par la liberté vorace du dehors.
En tout cas j'adore le début qui installe une ambiance apaisée/vaporeuse/nonchalante d'après-midi. Les mots semblent de la même matière que ce qu'ils décrivent. C'est envoûtant.

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Étonnant ce qu'une tige de quelques grammes de tabac peut produire comme exhalaisons.
Moins fan de cette remarque, je pense que ta description n'en avait pas besoin ; de plus on parle d'exhalaison moins pour de la matière que pour une odeur, non - car tu parles ici de la fumée si j'ai bien compris ?

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Calme. Faire quelque chose. Mais pas l'imbécile. Avec cette fumée, c'est un coup à y rester. Il se colla un mouchoir sur le nez. Elle avait reculé de quelques pas, il ne distinguait que sa silhouette, à contre-jour, dans une atmosphère épaisse et maléfique. De l'eau ! Où y a t-il de l'eau ? Il parlait presque à voix basse, lui aussi. Là. À l'évier. Devant vous. Il ne l'avait même pas vu, dans ces ténèbres étouffantes. Il se précipitait, quasiment à tâtons, sur le robinet. Pas de brise-jet. Pas de récipient en vue. Et si c'est de l'huile qui brûle ? J'y jette de l'eau, je prends tout dans la figure. Non, ce n'est pas de l'huile, c'est du plastique. La fenêtre ? Juste au-dessus de l'évier. Fermée. L'ouvrir, l'ouvrir absolument. Ne jamais ouvrir les fenêtres dans un incendie : appel d'air, retour de flammes... Tant pis. Sinon, impossible de tenir. Qu'est-ce qui coince, merde ! Je vais devoir casser le carreau, ou quoi ? Non, ça y est. À peine plus respirable. Les deux mains en coupe sous le robinet, jeter de l'eau, jeter de l'eau... Dérisoire. Ah ! Quand même, une casserole. Bien viser les flammes. Encore. Encore de l’eau, plus d'eau. Bon sang ! Ça marche... L'un après l'autre, les foyers reculaient, diminuaient, s'éteignaient — mais continuaient à cracher leurs volutes noires. Ça flambait encore au sommet de la hotte. Pas moyen d'atteindre les flammes. Il eut un moment de désespoir. Appelez les pompiers, je n'y arrive pas. — Quel numéro ? Le 17. Dépêchez-vous. Elle ne répondait pas. Qu'est-ce qu'elle fiche ? Il suffoquait. Je n'y tiens plus, je sors...
J'aime bien tout ça, c'est bien rythmé. Une espèce de monologue intérieur, ça retranscrit bien l'agitation de la situation, intérieur aussi, avec ces pensées qui sautent d'une chose à l'autre à grande vitesse.

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Le chat avait encore fait du beau travail : la lampe de chevet était bel et bien brisée.
La formule aurait été plus tranchante sans le "bel et bien", qui alourdit et adoucit la phrase.

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Décidément, elle avait renoncé au chignon.
Là aussi même remarque : le "décidément" rend le rythme moins percutant, moins vif.

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Déjà elle le rejoignait, vive, indiscrète, regardait par-dessus son épaule.
Là encore le "déjà" ne me semble pas nécessaire.
Je remarque qu'il y a plein de petite lourdeur, comme des petits poids ici ou là qui s'accrochent au texte, qui le rendent un peu pataud. Mais c'est des détails, je chipote beaucoup, j'exagère une impression pour que tu la comprennes mieux...

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En grenouilles, dirent-ils tous les deux, quasiment en même temps, et ils se regardèrent bêtement durant une seconde, lui un demi-melon dans chaque main, elle le doigt encore tendu, quoique un peu plus incertain. Il déposa les melons dans des coupes et toussota.
Cette soudaine complicité, ce rapprochement me parait improbable, ou du moins pas très subtile ; ça parait soudain, et il n'est mentionné nulle part que ça l'est un peu trop.

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En vacances, fit-il, d'un ton qui disait : sûrement pas en vacances.
Pas mal, c'est évocateur !

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Et... pourquoi tombent-elles ?
Tombent-ils non ? On parle des cafards je crois ?

Dans l'ensemble ça se lit bien. Je trouve au final que la description de la fumée au début dénote en tout point avec le reste du texte. J'aurais aimé que ta prose continue dans ce détail jusqu'à donner aux petits événements une ampleur disproportionnée : que serait devenu un incendie, la présence d'une femme chez soi, avec la sensibilité, le soin apporté aux détails du début du texte. C'aurait été un parti pris superbe, demandant plus de travail, mais qui personnellement m'aurait plus intéressé, plus marqué. Y'a vraiment de la matière pour moi, de la matière pour laisser ta sensibilité, ton style s'exprimer. Car l'histoire en elle-même est assez banale, et j'ai l'impression qu'elle a besoin d'être "stylisé" pour atteindre son véritable potentiel/but/intérêt.
J'aime bien aussi la tentative de monologue intérieur, de pensées virevoltantes. Mais là encore ça s'arrête vite. J'ai l'impression que le texte ne sait pas quelle forme adopter, et il les adopte toutes. Du coup ça créer une certaine incohérence. La partie qui traite l'échange entre la femme et le narrateur est la moins intéressante sur le plan formel, je la trouve plate ; mais on gagne en intérêt au niveau de l'histoire. 
Tout ça me donne une impression globale en demi-teinte, parce que j'étais vraiment excité au début, avec ces descriptions subtiles, avec la sensibilité, le monde du narrateur qui se construit, intime, dans la journée chaude, et puis on bifurque soudainement : le ton change, tout se fait plus extérieur, plus factuel, et donc ça me touche moins...

J'espère que mes impressions t'auront aidé ; si tu veux échanger n'hésites pas ; à plus !
Il regardait le verre non à sa portée d'une façon de reproche.

Hors ligne Jadis

  • Calligraphe
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Re : Re : Fumées d'été
« Réponse #2 le: 05 juillet 2022 à 11:45:33 »
Merci de ces annotations détaillées ! Oui, comme dit, j'ai "collé ensemble" plusieurs choses, et ma crainte principale était que ça fasse un peu "salade", en quoi je n'avais pas entièrement tort apparemment...


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fut devenue
Devint tout simple, sans "fut", marcherait aussi bien non, et serait moins lourd ? Ou je loupe quelque chose peut-être...

Je pinaille sur cette remarque. La syntaxe, c'est "fut devenue suffisamment [...] pour que la fumée de sa cigarette pût se mettre à [...] Si on dit juste "devint", il me semble qu'il y a quelque chose qui manque.

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Étonnant ce qu'une tige de quelques grammes de tabac peut produire comme exhalaisons.
Moins fan de cette remarque, je pense que ta description n'en avait pas besoin ; de plus on parle d'exhalaison moins pour de la matière que pour une odeur, non - car tu parles ici de la fumée si j'ai bien compris ?

D'après le CNRTL, "exhalaison" signifie "Gaz, odeur se dégageant d'un corps, d'un lieu", donc ça ne me semble pas trop à côté de la plaque ? J'avais mis au début "fumée", mais je suis parti à la chasse aux répétitions excessives, et il n'y a pas des masses de synonymes pour "fumée". Quant à la pertinence de la remarque, elle m'est venue à moi-même en comparant le faible encombrement d'une cigarette et l'énorme volume de fumée qu'elle produit, quand on s'en rend compte... La méditation apaisée sur la fumée est censée être contredite par ce qui suit, qui est violent et affolé.

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Le chat avait encore fait du beau travail : la lampe de chevet était bel et bien brisée.
La formule aurait été plus tranchante sans le "bel et bien", qui alourdit et adoucit la phrase.

Il y a du vrai, cependant si j'écris juste "La lampe de chevet était brisée", c'est pour le coup que ça fait plat, non ?

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Décidément, elle avait renoncé au chignon.
Là aussi même remarque : le "décidément" rend le rythme moins percutant, moins vif.

C'est noté.

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Déjà elle le rejoignait, vive, indiscrète, regardait par-dessus son épaule.
Là encore le "déjà" ne me semble pas nécessaire.

Là encore, si on dit juste "Elle le rejoignait", ça me semble plus banal... Le "déjà", dans mon esprit, ajoutait de la vivacité, un peu d'impertinence, d'indiscrétion. En fait, l'attitude de Sylvie, à mon avis, est un peu artificielle, car en réalité elle est plutôt abattue de sa rupture (sous-entendue) avec son playboy, elle fait mine d'avoir choisi de partir au Congo alors qu'en réalité ce choix s'est peut-être imposé à elle (partir le plus loin possible pour oublier, tout en faisant mine de maîtriser la situation).

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Je remarque qu'il y a plein de petite lourdeur, comme des petits poids ici ou là qui s'accrochent au texte, qui le rendent un peu pataud. Mais c'est des détails, je chipote beaucoup, j'exagère une impression pour que tu la comprennes mieux...

Il y a du vrai... Il faudrait dégraisser davantage, mais sans tomber dans la platitude...

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En grenouilles, dirent-ils tous les deux, quasiment en même temps, et ils se regardèrent bêtement durant une seconde, lui un demi-melon dans chaque main, elle le doigt encore tendu, quoique un peu plus incertain. Il déposa les melons dans des coupes et toussota.
Cette soudaine complicité, ce rapprochement me parait improbable, ou du moins pas très subtile ; ça parait soudain, et il n'est mentionné nulle part que ça l'est un peu trop.

Oui, c'est un peu "trop" pour le coup. L'idée, c'était que deux personnes a priori quelconques et absolument pas prédestinées à ça se rejoignent brusquement sur un détail qui leur ouvre les yeux à tous deux, lorsqu'ils se rendent compte qu'ils sont intéressés exactement par les mêmes choses. C'est vrai que c'est rare... surtout pour ce genre de détails.

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Et... pourquoi tombent-elles ?
Tombent-ils non ? On parle des cafards je crois ?

Grrrmmmbblll... J'avais mis "ils" au début, et puis j'ai remplacé la 2ème occurrence de "cafards" par "blattes" ("grosses comme ça"), et du coup c'est devenu féminin, mais manifestement, ça passe mal...

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Dans l'ensemble ça se lit bien. Je trouve au final que la description de la fumée au début dénote en tout point avec le reste du texte. J'aurais aimé que ta prose continue dans ce détail jusqu'à donner aux petits événements une ampleur disproportionnée : que serait devenu un incendie, la présence d'une femme chez soi, avec la sensibilité, le soin apporté aux détails du début du texte. C'aurait été un parti pris superbe, demandant plus de travail, mais qui personnellement m'aurait plus intéressé, plus marqué. Y'a vraiment de la matière pour moi, de la matière pour laisser ta sensibilité, ton style s'exprimer. Car l'histoire en elle-même est assez banale, et j'ai l'impression qu'elle a besoin d'être "stylisé" pour atteindre son véritable potentiel/but/intérêt.

Je ne cherchais pas à raconter quelque chose de spécialement extraordinaire, mais quand même, un incendie dans son immeuble, ça n'arrive pas tous les jours, et rencontrer quelqu'un qui connaît le même haïku que vous, non plus, surtout quand il s'agit d'une "simple" infirmière... Si c'est le dénouement qui pose problème, c'était voulu : après des épisodes un peu rocambolesques, et une connivence soudaine et inattendue, tout se termine bêtement, dans le néant... Je n'allais quand même pas finir sur "Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants" ?  ::)

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J'aime bien aussi la tentative de monologue intérieur, de pensées virevoltantes. Mais là encore ça s'arrête vite. J'ai l'impression que le texte ne sait pas quelle forme adopter, et il les adopte toutes.

Oui. j'ai essayé de faire des oppositions entre les différentes parties du texte, mais ça fait plutôt artificiel au final.

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Du coup ça créer une certaine incohérence. La partie qui traite l'échange entre la femme et le narrateur est la moins intéressante sur le plan formel, je la trouve plate ; mais on gagne en intérêt au niveau de l'histoire. 
Tout ça me donne une impression globale en demi-teinte, parce que j'étais vraiment excité au début, avec ces descriptions subtiles, avec la sensibilité, le monde du narrateur qui se construit, intime, dans la journée chaude, et puis on bifurque soudainement : le ton change, tout se fait plus extérieur, plus factuel, et donc ça me touche moins...

C'est exactement ça, le ton change, il y a au moins 2 parties distinctes, bien séparées par des "* * *". Si j'avais rédigé la 2ème partie dans le même style que le début, ça aurait probablement fait prétentieux, trop littéraire notamment, et sans doute "rasoir". Mais le principe a du mal à passer, je le vois bien.

Merci encore, je réfléchis à tout ça et tâcherai de faire mieux la prochaine fois...


P.S. A propos des melons et des grenouilles, c'est une association d'idées au départ : je me suis dit que c'était normal qu'elle vienne avec une bouteille de porto, cadeau assez "neutre", le porto m'a fait penser aux melons, les melons au haïku d'Issa... et donc aux grenouilles. Ça me paraissait original de caser ça...
« Modifié: 05 juillet 2022 à 12:04:55 par Jadis »
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Re : Fumées d'été
« Réponse #3 le: 27 août 2022 à 21:03:01 »
  Bonjour, Jadis,
 J'ai beaucoup aimé lire cette nouvelle de  2.988 mots. Il y a du rythme, de l'humour, de la tendresse.  Ce dénominateur commun qu'est la fumée donc le feu qui donne de la vitesse au récit. oblige le lecteur de parcourir ces 2988 mots à la vitesse de l'éclair. Bravo. J'ai passé un bon moment de lecture.    :)
Dieu et la nature vont bien ensemble, ça va de paire, c'est Dieu le père.

 


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