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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes courts (Modérateur: Claudius) » L'homme qui n'avait pas de souci

Auteur Sujet: L'homme qui n'avait pas de souci  (Lu 422 fois)

Hors ligne Thom

  • Troubadour
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L'homme qui n'avait pas de souci
« le: 23 septembre 2021 à 16:12:24 »
Pour cette trente-cinquième contribution, écrite sur fond des bruits de la courageuse machine à café, témoin des exploits de certains de mes collègues, je partage avec vous le fruit de mes pensées. Lorsque j’entends certaines expressions passées dans le langage courant, courant après quoi je vous le demande, de l’entreprise, je deviens vulgaire !  Je lirai vos avis… y’a pas d’souci !!!

C’est effectivement un rituel bien urbain, que de commencer sa journée de travail par une pause. On range sa trottinette, comme avant son pendait son imper, et on entame directement la pause de 40 minutes, bien ancrée dans les habitudes des arrivants tardifs, vers 9h30 - 10h00. Arrivant environ une heure plus tôt, j’en perçois malgré moi les différentes étapes, puisque mon bureau voisine ladite machine à café.

-   Ah hier, moi, j’étais défoncé. C’était trop de la balle. Gore et tout. P’tain…

Comprenez : je suis un vrai dur, à la quarantaine, je me bourre encore la gueule et j’en suis fier ! D’ailleurs, j’ai vomi... J’imagine sans peine la gent féminine penser : ouah, quel homme…

Seulement voilà, le dur en question est un agneau en réunion et j‘ai peine à croire que le « courage » dont il fait preuve le week-end disparaisse mystérieusement la semaine durant les heures de travail et réapparaisse le samedi matin.

D’ailleurs, à la rituelle question « comment ça va ce matin ?», il répond invariablement, fier de ce trait d’esprit :

-   Comme un lundi !

Sommes-nous en entreprise ou au bagne ? N’a-t-il pas postulé pour venir travailler ici ? Ne touche-t-il pas un (bon) salaire ? Ce n’est pas le cas de tous dans ce même service …

J’en veux aussi pour preuve ses récurrentes interventions, adressées indirectement à la cheffe :

-   « Patricia, sous ton contrôle, je voudrais rebondir sur ce que tu viens de dire, très justement. Car il faut dire les choses et », plissant les yeux, « je n’ai pas pour habitude de les cacher ».

Mouais, surtout quand ça va dans le sens du chef… Mais chaque fois que cette phrase imagée est prononcée, « je voudrais rebondir sur ce que tu as dit ou parfois même sur Patricia ! », je l’imagine en train de sauter à pieds joints sur le bide de Patricia ! Le tout, sous son contrôle évidemment !

Je me demande qui peut se positionner d’emblée, avant de donner une opinion qu’il annonce comme courageuse, sous le contrôle d’un tiers, si ce n’est pour le rassurer sur le fait qu’il se soumet d’avance ? Excusez-moi, mais de mon temps, ça s’appelait baisser son fr…

-   Ecoute Pierre, on n’a pas prévu ça à l’ordre du jour.
-   Y’a pas de souci ! Moi, je dis ça, je dis rien…

Mais évidemment qu’il n’y a pas de souci, ducon ! Encore heureux qu’il n’y ait pas de quoi s’inquiéter ! C’est comme quand on remercie quelqu’un, qui répond comme on renvoie une balle de tennis : « y’a pas de souci ! ». Un bon vieux « je vous en prie » aurait suffi… Quant au trop fameux « je dis ça, je dis rien », un lapidaire « si tu veux ne rien dire, ferme ta gu… » me traverse souvent l’esprit.

-   Bon, venons-en au point 2 de l’ordre du jour, Pierre ?
-   Bah, j’ai rien préparé, mais en gros, voilà, je veux dire : c’est en cours.

Ah, le « c’est en cours » ! On imagine que Pierre, et ses équipes (il n’en a qu’une évidemment mais c’est tellement plus chic de les plurialiser, ça fait orchestre !), travaillent en ce moment même où il parle. Certes, il pianote sur son tel pendant la réunion pensant que puisque le téléphone est sous la table, cela ne se voit pas, et on peut penser que c’est à ses équipes qu’il textote. La plupart du temps, ceux qui ont un angle de vision sur son écran comprennent vite que c’est plutôt une conversation d’ordre privé mais bon… comme on conclut chaque réunion : "on fait comme ça !".

Le « c’est en cours » assène quasiment un reproche à celui qui interroge : ne me dérange pas, laisse moi travailler, je suis dessus, tu m’interroges trop tôt. Alors même qu’il ne peut répondre de l’état d’avancement précis du dossier, ni même, si on gratte un peu, répondre du sujet dossier lui-même, car il sous-traite tout, se montrant extrêmement respectueux de l’autonomie de ses équipes (traduction : il n’en rame pas une) et que le résultat interviendra sous peu.

Je passe rapidement sur le « voilà », qui, avant d’être - à juste titre - plébiscité à l’Eurovision, connaissait déjà, avec l’interjection « Genre ! », un usage plus proche de la virgule, que du mot et qui s’emploie sans considération de sens, bref, du remplissage sonore.

-   Mais Pierre : où en est-on précisément, y a-t-il un délai fixé ?
-   S’tu veux, au jour d’aujourd’hui, le truc est total under control, voilà quoi, secured et heureusement, je dirais. Plutôt positif.

Ah, là, il peut y avoir des subtilités de traduction. Soit cela signifie : « je n’en sais rien, mais je m’en fous », soit « Voyez la protection que j’offre à l‘entreprise ; il y a du risque et vous ne voulez surtout pas en savoir plus ». Les deux sont valables en fait.
 
Bon, je suppose que le « jour d’aujourd’hui » doit se différencier du jour d’hier ou de celui de demain ; mais cela risque de s’apparenter à du « double pléonasme répétitif »…

Le risque, parlons-en. C’est à la cantine, restaurant d’écoliers qui réunit les salariés qui y ruminent sans fin, entre eux, les répliques qu’ils n‘ont pas eu le courage de dire en réunion, que se joue la suite de la comédie de la machine à café. Chacun y va, entre les carottes sèches et le fromage en plastique, de son :

-   Non mais je l’ai mis en copie !!! Carrément quoi !!! Comme ça, il ne pourra pas dire que je l’ai pas informé !
-   Attends, moi, je suis comme ça, faut pas m’emm…

Quand j’assiste à ça, je me dis : oui, mais si on répond, « c’est celui qui dit qui est » : ça annule tout, non ?

Voilà la raison pour laquelle je ne supporte pas de voir ces collègues-là enfiler leur panoplie de super héros à la cantine ou à la machine à café et les préfère dans leur rôle, plus authentiques, lors des réunions.

-   Bon, Pierre, tu peux, peut-être, faire une présentation du projet ?

Pourquoi peut-être ? Il n’est pas là pour ça ? C’est encore une de ces petites précautions oratoires de celui qui ne veut pas paraître donner d’instruction. Mais l’autorité doit s’assumer et elle n’a nul besoin de fermeté. On aurait pu dire, en visio : « Pierre, je t’en prie, à toi. »

Pierre s’agite, rebranche son micro, ferme et ouvre trois fois son document en faisant diverses grimaces découvrant ses dents, qui trahissent au passage une belle presbytie en formation, le tout sous le regard amusé et patient des autres participants et se lance :

-   Alors, je vais vous « partager le document » …voiiiiiilààà, ah, ça ne marche pas…vous m’entendez ?
Et oui, on « partage des documents » maintenant, pas seulement des gâteaux ou des instants, on partage un document, mais pas « avec vous », on le partage, point.
-   On t’entend Pierre…
-   Ah, parce que moi je ne vous entends pas.
(vraiment ?)
-   Si, si, on t’entend très bien.
-   Merde…
-   On t’entend même trop bien…
-   Ah, ce sont les aléas du direct !
-   Ha ha ha…
-   Voilà, je partaaaaaaaaaage le document… voilà ! Alors, pour une politique territoriale inclusive, smart et non genrée, etc…

Les "aléas du direct" ou l’ascenseur qui s’arrête à chaque étage qui « fait omnibus » : par pitié, arrêtez ces blagues ! Elles rendent tristes et nous font nous sentir très seuls.

La réunion se termine, chacun se déconnecte avec des prises de congés de diplomate asiatique :

-   Merci !
-   Merci et au revoir !
-   Je dois vous quitter, merci pour cette belle présentation !
-   Merci à vous !
-   Merci à toutes et à tous !
-   Merci et belle journée à toutes et à tous…

Sachant que la forme, c’est du fonds qui remonte, le langage d’entreprise, qui se veut bienveillant, sent tout de même un peu la vase d’un point de vue grammatical…Bon, je dis ça…
« Modifié: 28 septembre 2021 à 11:24:30 par Thom »

Hors ligne Delnatja

  • Grand Encrier Cosmique
  • Messages: 1 118
  • Ailleurs et au-delà
Re : L'homme qui n'avait pas de souci
« Réponse #1 le: 24 septembre 2021 à 10:09:17 »
Bonjour Thom, je trouve ce texte excellent.
Je me suis régalé à sa lecture, je le trouve amusant sans être burlesque, grinçant sans trop rayer la peinture.
Pince sans rire, mais affreusement réaliste.
Bon, jeudi ça, jeux le dis, mais c'est par parce que je dis ça que je le dis pas. Enfin je crois.
Bonne journée.
Michèle

Hors ligne Thom

  • Troubadour
  • Messages: 261
Re : L'homme qui n'avait pas de souci
« Réponse #2 le: 27 septembre 2021 à 09:14:02 »
Y'a pas d'souci !
Belle journée à toi !
 ;)

Hors ligne RomainD

  • Troubadour
  • Messages: 289
Re : L'homme qui n'avait pas de souci
« Réponse #3 le: 27 septembre 2021 à 17:38:44 »
À mourir de rire. Le fond et la forme dialoguent dans une belle harmonie ironique.

Il faudrait en faire toute une galerie de comme ça.

La version moderne des mille et une nuits. Les mille et uns jours. 

Certes passer des magiques histoires orientales de la belle Shéhérazade aux affres du quotidien trépidant des entreprises françaises causerait un choc au départ ; mais ce que nous perdrions en glamour et féérie nous le gagnerions en satire et ironie. Après tout, peut-être n'est-ce que ce que notre époque mérite.

 


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