C’est dans le parc, tout près de chez moi, que pour la première fois je pris conscience de mon inexistence. Je me reposais sur un banc lorsqu’un couple d’amoureux vint s’asseoir tout près de moi. La chose était d’autant plus étrange que dans la même allée deux autres bancs étaient inoccupés. Pourquoi donc avaient-ils choisi le mien pour se bécoter à l’envi ? Tout couple cherche à s’isoler pour se livrer à leurs épanchements. Eux non ! Il était clair qu’à leurs yeux je ne comptais pour rien.
J’aurais vite oublié ce désagréable incident, si, à quelques jours de là, ne s’en était produit un autre de même nature. J’avais pris la parole, ce qui d’ailleurs m’arrive rarement, au cours de l’assemblée générale de ma résidence. Pour quel motif ? Je n’en sais plus rien, un désaccord quelconque au sujet de la gestion. Je m’étais exprimé d’une voix claire et bien audible. Eh bien, nul ne prêta la moindre attention à mes propos, on passa tout simplement à autre chose. Pour la seconde fois, je m’aperçus que je ne comptais pas.
Et ce ne fut pas tout. Il faisait chaud ce jour-là, et j’avais pris place à la terrasse d’un café, je désirais une bière, le serveur à plusieurs reprises passa tout près de moi avec son plateau chargé de boissons, en vain je lui fis signe, en vain je l’interpellai : « Garçon, garçon, une bière… ». Dix fois il me frôla avec la même indifférence, tous les clients étaient servis sauf moi. Pour lui non plus, je ne comptais pour rien.
Tenez encore, hier matin, ayant pris par téléphone rendez-vous avec mon banquier, je me présentai à l’accueil, l’employée consulta son agenda « Désolée, me dit-elle, vous n’êtes pas inscrit, on ne pourra vous recevoir. » Je n’ai pas insisté, trop accoutumé à présent à ce genre de désillusion.
J’en suis venu à craindre, en rentrant chez moi, de trouver mon appartement occupé par un autre. Aurais-je encore en pareil cas le courage de faire valoir mes droits ? Je n’en suis plus très sûr.
Dois-je vous avouer que parfois en marchant dans la rue il m’arrive de me retourner afin de m’assurer que mon ombre me suit ? Délire évidemment, simple délire…