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Auteur Sujet: De Faïence - Suite et Fin -  (Lu 4570 fois)

Hors ligne kokox

  • Grand Encrier Cosmique
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De Faïence - Suite et Fin -
« le: 22 octobre 2019 à 18:50:49 »
De Faïence






   La ville est puissante.
   Le petit matin, blême.
   Déjà, la rue appelle. Faire marcher, faire agir.
   Doucement, les silhouettes s’extirpent, déambulent, partent vaquer. Leurs yeux sont emplis de ces plaintes sans révolte. Inexorablement, leurs bras balancent vers la cible : aller de l’avant. Croître. Prospérer. Le sommeil a été réparateur, leur irréflexion est bien huilée : travail, argent, frigo, ventre, puisqu’il faut bien ! À l’esprit, les chagrins d’hier ne sont plus que fumée grise. Quelle chance !  Dans les jambes lasses, peu à peu la cadence s’imprime. Les trottoirs sont martelés. Au bord du caniveau, les têtes naturellement se vident, l’amnésie déjà y chantonne. Dans l’attente d’une délivrance, comme l’oiseau donnerait des coups de bec aux barreaux de sa cage, un semblant de gaieté renaît bientôt au creux des rides. À présent, les synapses sont délicieusement imbriqués. La mascarade rayonne. La cécité est au cœur. Docile, la vie rêvée rentre au tombeau où gisent tant de demains.
   La ville a gagné.
   Aujourd’hui, personne ne deviendra fou en tentant d’échapper à sa routine.

   Mais voici que soudain, l’inhabituel s’immisce aux bruits frais de la cité.
   Quelque chose vient de tomber face au 71 de la rue Fontaine au Roi. Quelque chose ? Non, plutôt quelqu’un paraissant une chose !
   De fait, aucune voiture n’a décéléré. Aucun passant n’a ralenti sa course. Tête basse, neutre esquive. Préoccupation dominante, exclusive. Pas le temps. Et puis, froid. Et puis, tant pis.

        Quêtant la brindille sur les toits de zinc, les pigeons sont les seuls à l’avoir détectée, la chose. Presque aussitôt, leurs ailes ont émis un chant d'alerte. Ils en ont perdu une plume qui a tourbillonné – hasard, sourire de Dieu ? - jusqu'au lieu de la syncope.
   Atterrissant en bordure de chéneau, l'un d'eux  caracoule : la nidification patientera ! Et chaque volatile de l’écouter.
   Potiniers des nuées, les voici qui s'alignent, s'accolent, donnent à leur gorge l'idyllique à-coup pour mieux s'ébaubir de ce paquet de chair versé sur le trottoir : c’est une femme maghrébine d’environ cinquante-cinq ans, aux traits épuisés, et qui dut être très belle naguère.
   Et les pigeons de compatirent, un rien poètes, piquant vers le bas leurs petits yeux sauvages :
   - Ce visage, mon Ciel !
   - Si pâle, pareil à une chair d'hostie !
   - Qu'est-ce ? Une pocharde ? Un crachat de misère ? Un cœur banni par le consumérisme ?
   - Quelqu'un la connaît ?
   - Ce ne serait pas la mère courage de la rue de Vaucouleurs ?

   Comme bombardée de clous de feu sur le bitume glacé, la pauvresse gît au pied d’une fresque monumentale. Au bout de ses doigts couverts d’un perlage de henné, elle retient un cabas abruti de courses. Trois oranges, une aubergine, ont roulé le long de son élimé manteau gris.
   Les pigeons en ont le cœur serré :
   - Elle fait quoi, elle nous meure ?
   - Prions, mes amis, prions !
   - Pensez-vous, je la sens qui respire.
   - Évanouie en pleine rue ? Il faut oser.
   - Elle doit récupérer sans doute de l'absurdité de sa vie.

   D'aucuns voient les pigeons comme des rats du ciel. Stupide dédain ! Un beau jour ces oiseaux mésestimés parachèveront ainsi leurs chroniques citadines : ils ne nous voyaient plus, ils ne se voyaient plus eux-mêmes !
        Tout de même, voici qu’ils s’interloquent. Entre onirisme et matérialité, bien souvent leurs petits yeux s’égarent. Durant un instant, ils observent la pauvresse échouée au pied de la fresque, et se demandent si elle ne serait pas un rajout qu’aurait fait l’artiste à son trompe-l’œil durant la nuit. Cette œuvre, baptisée « For the kids », est gigantesque et magnifique. Malheureusement, les gens du quartier ne l'honorent plus qu'à peine, comme la beauté perd ses attraits, semble s’évanouir hors de l’effort d’une pensée nouvelle, comme elle devient au fil du temps une pierre sans éclat au milieu d'autres pierres. Seuls les pigeons la cajolent encore de leurs regards purs, volettent à l’étourdie le long de cette étrange contrée pacifiée de teintes pastel.
   Une fresque ? Non. Pour eux, un rêve éveillé !
   Ainsi, sur vingt bons mètres de mur, l'artiste a figuré un Népal idéalisé. Son inspiration a posé ici et là de lumineux portraits d’enfants, des temples à gradins, la statue apaisante d’un Bouddha et, sur la ligne d’horizon, de bleu givré et de vert tendre, la chaîne des hauts sommets  himalayens. À l’évidence, il a conçu son allégorie afin que le citadin se souvienne du violent séisme qui a secoué le pays en avril 2015. Somme toute, son éthique dépendante de son esthétique s'est refusée à y représenter la mort et la destruction. Il a effacé sciemment toutes traces du cataclysme ; pas le moindre édifice lézardé, pas le moindre bulldozer, pas l’ombre d’un secouriste, aucun tibia livide, aucune poussière ne viennent enlaidir sa toile urbaine. Toute sa peinture tient majestueusement debout, resplendit de plénitude. Spiritualisant sa vision de l’apitoiement, il a préféré colorer son mémorial d’espérance et d’heureux lendemains. Tel un pied de nez aux médias mortifères, ses enfants sourient, remercient la Vie d’avoir cicatrisé les plaies de la Terre.
   Comme le mime simulerait l’errance d’un nuage, la jambe droite de la pauvresse vient de bouger un peu. Geste rassurant, qui suffit aux pigeons pour reprendre leurs esprits :
   - Elle est humaine, aucun doute !
   - Bien sûr qu’elle est humaine. Je la suis depuis le Boulevard de la Villette.
   - Tu aurais pu nous avertir avant. Pourquoi la suivais-tu Esmée ?
   - Une noble intuition !
   - Quel genre d’intuition ?
   - De celle qui ne trompe pas.
   - Roucoule ou tais-toi à jamais.
   - Je ressens que c’est une sacrée bonne femme.
   - Tous les humains sont sacrés. Il leur faut juste cent mille ans pour le comprendre.
   - Oui, mais elle, elle semble plus sacrée que tout autre.
   - Explique !
   - Humilité extrême. Tolérance pleine de bonhomie. Bonté naturelle. Elle donnerait sa dernière chemise à un fripier.
   - Tu dirais un cœur d’or ?
   - Oh oui, on n’est vraiment pas loin.
   - D’autres intuitions ?
   - Elle n’est pas née ici. Aussi, se trouve t-elle complètement perdue dans cet entre-deux culturel, à savoir la vie qu’elle a laissée « là-bas » et sa non-vie d’ici.
   - Ethno-névrosée ?
   - Elle tente de se soigner. Mais cela l’épuise forcément. Elle cherche à s’intégrer sincèrement, à rendre à son pays d’accueil ce qu’il lui a donné. Mais ce n’est pas facile.
   - À cause ?
   - Des frontières de la langue. Des frontières de sa religion. Son âme est apatride, son cœur est sans-patrie, mais son esprit est encore enchaîné à l’amour de sa terre natale.
   - Ces frontières, mon Dieu, quelle calamité ! Est-ce que le Ciel a des frontières ? Et ces portes, ces milliers de portes ! Pourquoi sont-ils aussi amoureux de leurs portes ?
   - Ils aiment les ouvrir et les refermer. Cela les rassure, comme tu sais.
   - Esmée, peux-tu la surveiller un instant ? Nous devons poursuivre la nidification.
   - Mais volontiers.
   - Pendant ce temps, réfléchis à une façon de lui venir en aide lorsqu’elle aura émergé.
   - Quel genre d’aide ?
   - Une belle idée afin qu’elle puisse exprimer sa gratitude envers sa terre d’exil.
   - Tu sais bien qu’on ne peut jamais vraiment dire sa gratitude. On peut seulement être gentil soi-même à un autre moment de la vie.
   - Oui, tu as raison. Or, elle est déjà gentille.
   - Eh oui !
   - Mais peu de monde s’en aperçoit ?
   - C’est cela ! Trop discrète, trop timide.
   - Dans ce cas, amène là sur un terrain où elle pourra exercer sa gentillesse en toute discrétion.
   - Pour rappel, nos moyens sont assez limités.
   - Nous te faisons confiance, tu trouveras !
   

   
   C’est une heure auparavant, au sortir du Lidl du Boulevard de la Villette, que Fatima Saïdani avait ressenti les premiers signaux de sa renaissance spirituelle.
   Depuis trois ans déjà, ses Guides Célestes avaient tenté de transmettre à son âme de nombreux présages l’avertissant de son proche Éveil. À travers ses rêves, à travers les chants d’amour de Oum Kalthoum, où lors de petites conversations anodines avec sa voisine, tout avait été fait, et bien fait par les Maîtres, pour lui laisser entrevoir qu’une transformation profonde et salvatrice était sur le point de lui arriver.
   Admirant son Chemin de Vie, et l’abnégation qu’elle mettait dans chacun de ses pas pour le parcourir, les Émanants avait décidé d’offrir à son incarnation cette grâce insigne ; après avoir traversé tant de vicissitudes et de chagrins, son âme était enfin prête à se relier à la Source Divine. Pour les Maîtres, elle avait suffisamment souffert. Elle avait versé assez de larmes sur les blessures de son passé. Son ère de batailles et de désillusions devait s’achever. Le temps était venu pour Fatima Saïdani de sortir des énergies basses pour se projeter à nouveau vers la Lumière.



À suivre...



« Modifié: 11 novembre 2019 à 06:09:28 par kokox »

Hors ligne Champdefaye

  • Calame Supersonique
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    • Le Journal des Coutheillas
Re : De Faïence et de Gratitude
« Réponse #1 le: 23 octobre 2019 à 17:01:11 »
Bonsoir Kokox,
J'ai été absolument désappointé par ce début de Faïence et de Gratitude ; d'abord parce qu'il n'est dans aucun de tes styles habituels, du moins ceux que je connais, c’est-à-dire le style simple, imagé et populaire, ou l'ample style épique et désuet, les deux étant caractérisés en plus par une fluidité bien agréable.
 
J'ai eu un peu de mal à traverser la première partie de "Faïence" (sur la ville, jusqu'à Et puis, tant pis) dans lequel j'ai trouvé justement un manque de fluidité et des images trop recherchées pour qu'elles me parlent tout de suite.

J'ai mieux aimé la deuxième partie (celle des pigeons qui se termine avec Nous te faisons confiance, tu trouveras) surtout à cause des dialogues entre volatiles dont le coté absurde et décalé m'a fait penser à Godot. Par contre les parties narratives présentent pour moi le même défaut que la première partie, avec des phrases trop complexes et des images qui manquent de naturel.

Pour ce qui est de la troisième partie, j'attendrai la suite pour la commenter, car à mon avis, c'est là qu'on va rentrer dans le sujet et probablement justifier du style adopté.

Revif, amaurose, palingénésie : il m'a fallu gougueuliser chacun de ces trois mots. C'est peut-être ça qui m'a mis de mauvaise humeur.

A bientôt quand même.

Hors ligne kokox

  • Grand Encrier Cosmique
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Re : De Faïence et de Gratitude
« Réponse #2 le: 23 octobre 2019 à 17:51:45 »
Salut Champdefaye,

J'aime la mauvaise humeur de mes semblables, lorsqu'elle est juste !
La tienne me semble juste ! :)
Venant d'un autre, j'aurais peut-être tiqué !

Je biffe par conséquent sans barguigner les vocables trop affectés qui t'ont déplus.
J'ai remplacé amaurose par cécité, j'ai viré revif sans vergogne et substitué palingénésie par délivrance.
Il va de soi que je ne cherchais pas à montrer ma science du vocabulaire en les utilisant. Souvent j'écris dans ma bulle, les mots un peu précieux me viennent naturellement comme j'aime leur sonorité étrange (je me suis tortoré plusieurs fois le Grand Larousse ligne par ligne entre 13 et 20 ans), et, de fait, j'en oublie que les dits dictionnaires ont malheureusement disparu des étagères des nouveaux lecteurs !
Comme redouté depuis ma lecture de 1984, la littérature prendra peut-être le chemin universel de la Novlangue. Ainsi, les livres seront peut-être jugés selon ces critères :

Bon : Bon
Plusbon : Très bon.
Doubleplusbon : Excellent.
Inbon : Pas bon, mauvais.
Plusinbon : Vraiment pas bon, très mauvais.
Doubleplusinbon : Détestable.

Certes, nous n'en n'en sommes pas encore là ! Quoique ! Lorsque d'éminents plumitifs compare les punchlines de Booba à l'écriture orale de Céline, il y de quoi frissonner un peu aux entournures ! :)

Un grand merci pour ta lecture !

Bien à toi !



Hors ligne Manu

  • Calame Supersonique
  • Messages: 1 536
Re : De Faïence
« Réponse #3 le: 25 octobre 2019 à 15:10:19 »
B.
« Modifié: 11 juillet 2022 à 15:53:01 par Manu »

Hors ligne kokox

  • Grand Encrier Cosmique
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Re : De Faïence
« Réponse #4 le: 25 octobre 2019 à 16:57:12 »
Un grand merci à toi pour ta lecture de Faïence, mon cher Manu !  :)

Elle me parle cette première partie, elle pose l'ensemble, comme lorsque, lentement le rideau s'ouvre sur un décor de théâtre.

C'est complètement dans cet esprit-là que je l'ai élaborée, n'en déplaise à Champdefaye (lequel aura tiqué sur les trois vocables un rien précieux. À juste titre ? Je ne sais. Mais sur ce coup je lui accorde toute ma confiance d'auteur), qui, de fait, n'aura pas goûté pleinement ce petit préambule.

Sur ce texte précis, je tente de travailler sur le monde, les mondes ultra-sensibles, comme la matérialité qui nous environne m'use à petit feu de plus en plus. Je ne sais pas encore vraiment où je vais, même si je connais la fin. Bref, je laisse mon inspiration s'envoler ou atterrir avec les pigeons bizet de Paris. :)

Bien à toi, Manu !

Je poste la suite dans quelques minutes...

Hors ligne kokox

  • Grand Encrier Cosmique
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Re : De Faïence
« Réponse #5 le: 25 octobre 2019 à 17:15:01 »
Faïence - Deuxième partie



Cette entreprise de purification était bien sûr des plus subtiles. Elle ne pouvait se concrétiser en quelques jours dans la brusquerie. Par un jeu de correspondances aussi complexe que raffiné, les Maîtres devaient agir tout en délicatesse sur son âme sensitive, son âme rationnelle et sa force motrice. Avec une rare minutie et une compassion d'exception, tout avait été préparé, débroussaillé, dans son esprit afin qu’elle suive à présent ses intuitions, la musique de son cœur, et non plus sa raison écrasante. Toutefois, les Maîtres se trouvaient-ils tributaires en bout de course de son bon vouloir. Quoi qu’ils fassent, ils ne pouvaient contraindre l’âme de Fatima à se plier à cette offrande. Quoi qu’ils fassent, elle restait maîtresse de son libre-arbitre. Elle avait le droit à tout moment de fermer la porte à ces influences et à ces stimulus, au nom de la dignité de sa vie morale, et de sa volonté libre qui est un don de Dieu. Si d’aventure par contre, son âme répondait favorablement à ces adresses sensorielles, alors s’ouvriraient devant elle les fleurs de l’abondance, la noble sensation de vivre pleinement sa vie pour quelque chose, d’être parfaitement à sa place sur la Terre. Car sur le plateau de cette offrande, se tenait déjà le soleil avide de briller à nouveau en elle, la possibilité de revoir son enfant intérieur expurgé de ses traumatismes, de ses douleurs, et autres meurtrissures, et la rencontre enfin de son Soi Véritable qui ne demandait qu’à devenir un diamant pur à travers l’Infini.
   
       Ces auspices protectrices étaient venues se poser à point nommé sur son cœur, alors que Fatima commençait à donner les signes d’une lassitude de vivre inquiétante. Après une énième tentative avortée pour trouver le grand amour au bras d’un homme frustre, inéduqué, épris de mauvais whisky, qui passait son temps à vampiriser le meilleur de sa tendresse, elle avait pris décision d’immoler la plupart de ses passions, de verser peu à peu dans le puits de la claustration affective, jusqu’à sombrer bientôt dans la désappropriation de son moi.
   Lasse des hommes et de leur incapacité à aimer patiemment, en quelques mois son corps lui était devenu complètement étranger. Un rien altière, un rien coquette encore hier, elle s’était mise à déloger de sa modeste penderie tous les cintres recelant des couleurs vives, ses robes à fleurs, ses jolis pulls en V. Le matin, elle ne s’habillait plus, elle s’attifait, enfilait de falotes chaussures, masquait ses brillants cheveux de jais sous un terne foulard. Dans la rue, elle n’offrait plus le moindre regard aux passants. Elle ne marchait plus qu’entourée de brumes, révélant à ceux qu’elle croisait une apparence de résignation, ce maintien effacé de celle qui n’aimera plus jamais et ne sera plus jamais aimée. Plus triste encore, cette victoire sur la chair semblait la laisser totalement indifférente. L’homme sensible aurait pu alors fouiller son cœur, il n’y aurait trouver nul regret, juste l’esquisse d’une peine, de cette peine qui l’exhortait dorénavant à museler ses trésors de tendresse envers les hommes.
   Ayant rendu les armes de sa féminité, les miroirs à son passage ne s’enorgueillissaient plus de son reflet. Irrésistiblement, ils avaient cesser de lutter contre sa nouvelle foi : ne plus aimer, ne plus jamais souffrir. Abandonnant le souvenir de ses attraits aux ténèbres des greniers, elle redevint un être non-figuratif, une ombre fondue dans le système, une chimère se laissant corroder par la fausse religion, la mauvaise politique, la pathétique humanité.
   Elle redevint trois fois rien parmi la multitude. 
   Elle s’enterra vivante sous le monceau de ses rêves déchirés.
 
   - Esmée, vous m’entendez ?… Esmée ?
   - Oui, je vous capte parfaitement !
   - Je suis Jebuziel !
   - Oui ?
   - Jezubiel, l’Ange des immigrés !
   - Enchanté, Jebuziel !
   - Jébuziel, des Archives Akashiques !
   - Oui ? Et donc ?
   - Vous ne me remettez pas ?
   - Pas vraiment, désolé !
   - Jezubiel, enfin ! Il y a trois ans, nous avions travaillé de concert pour remettre sur pied ce Malien SDF : Soumeylou Boubèye Maïga !
   - Oui, peut-être !
   - Esmée, il dormait dans une tente Quechua verte le long du Canal Saint-Martin. Vous veniez roucouler tous les matins devant son abri de fortune. Et de fait, vous aviez parfaitement tenu votre rôle de messager.
   - Ah, mais oui ! Soumeylou ! Mille excuses, j’étais un peu ailleurs !
   - Justement, je vous contacte à cause de cet « ailleurs ». Vous êtes toujours en visuel sur la dame qui vient de tomber rue de la Fontaine au Roi ?
   - On ne peut rien vous cacher.
   - Dans ce cas, pourrais-je vous demander un petit service ?
   - Volontiers ! Lequel ?
   - Nous avons un petit souci de réceptivité avec cette dame. Elle se demande en son for intérieur si les forces d’Amour que nous lui envoyons sont du lard ou du cochon.
   - Oh, que vous êtes drôle ! J’en glousse de plaisir.
   - Comment ça ?
   - Du lard ou du cochon ! Vous avez de ces expressions pour parler de l’Amour !
   - Trêve de plaisanterie, Esmée. Je sais que vous êtes déjà sur le coup, et, du reste, je tenais à vous remercier chaudement pour votre collaboration.
   - C’est tout à fait naturel. Et puis, je n’ai jamais été très fortiche en nidification.
   - Vous cherchiez à l’instant une idée la concernant, me semble t-il ?
   - Tout à fait. Mais je n’ai jamais été très fortiche de ce côté-là non plus.
   - Laissons de côté cet auto-apitoiement abusif, si vous le voulez bien. Et agissons vite avant qu’elle ne revienne à elle. Pourriez-vous vous portez à hauteur de son visage, et attendre qu’elle rouvre ses yeux ?
   - Rien que cela ?
        - Dès que ses paupières s’écarquilleront, vous effectuerez votre fameux piétinement compassionnel.
   - Où ça, sur son nez ? Ses joues ? Son front ?
   - Disons, plutôt sur le trottoir, non loin de son regard.
   - Rien que cela ?
   - Oui ! Rien que cela !
   - Eh bien, cela me paraît dans mes cordes.
   - Nous misons sur le fait que petite fille, elle adorait les oiseaux, et qu’elle a vu mourir dans ses mains une fauvette de l’Atlas qu’elle tentait de soigner.
   - N’en dites pas plus, je m’envole !
   - Un grand merci du Ciel, cher Esmée !
   - You’re welcome, cher Jezubiel !






À suivre...
« Modifié: 25 octobre 2019 à 17:35:21 par kokox »

Hors ligne Champdefaye

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    • Le Journal des Coutheillas
Re : De Faïence - Partie II
« Réponse #6 le: 27 octobre 2019 à 08:30:55 »
Bonjour Kokox
Beaucoup moins désappointé dans cette deuxième partie qui me permet peut-être d'entrevoir ce que sera la structure du texte, avec l'alternance de deux styles différents, le style très soutenu des parties relatives à Fatima et le coté beckettien de dialogues réjouissants.
Quand on saisit un livre en main pour le lire, on a immédiatement une idée de sa longueur et on peut accepter facilement le fait de rester dans le noir quelques temps. L'inconvénient de la publication d'un texte en feuilleton est que, à moins que l'auteur n'annonce d'entrée le nombre d'épisodes, le lecteur n'a aucune idée de l'endroit où il se trouve dans le récit. En est-il déjà à la moitié, auquel cas il aimerait bien comprendre ce qu'il se passe, ou seulement au premier dixième, auquel cas il acceptera de tâtonner encore quelque temps ?

Hors ligne kokox

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Re : De Faïence - Partie II
« Réponse #7 le: 27 octobre 2019 à 09:23:16 »
Salut Champdefaye,

Quand on saisit un livre en main pour le lire, on a immédiatement une idée de sa longueur et on peut accepter facilement le fait de rester dans le noir quelques temps. L'inconvénient de la publication d'un texte en feuilleton est que, à moins que l'auteur n'annonce d'entrée le nombre d'épisodes, le lecteur n'a aucune idée de l'endroit où il se trouve dans le récit. En est-il déjà à la moitié, auquel cas il aimerait bien comprendre ce qu'il se passe, ou seulement au premier dixième, auquel cas il acceptera de tâtonner encore quelque temps ?

On ne peut plus d'accord avec toi.
Disons que j'oscille entre le roman-feuilleton (dénué des sacro-saints rebondissements), et une sorte d'inspiration "improvisade" qui ne me permet pas de quantifier exactement le nombre d'épisodes à venir. À vue de nez, je dirais que j'en suis à la moitié. Je ne sais pas si cette nouvelle "fracassante" te permettra de tâtonner encore un peu. Je tâtonne moi-même. Accepterais-tu que nous tâtonnions ensemble ? :)

Bien à toi !

Hors ligne kokox

  • Grand Encrier Cosmique
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Re : De Faïence - Partie III
« Réponse #8 le: 30 octobre 2019 à 09:16:20 »
Faïence - Partie III



   
Nous sommes deux jours avant l’évanouissement de Fatima Saïdani rue de la Fontaine au Roi, au pied de la fresque du Népal.
   Les rideaux sont tirés dans sa chambre. Elle est assise au bout de son lit défait. Très doucement, elle a remonté sa chemise de nuit en lisière de son sexe pour découvrir ses cuisses épaisses, ses atroces jambes poteaux. Elle souffre de ce léger problème de lipoedème depuis quelques années, lequel se caractérise par l’accumulation de tissu adipeux sous-cutané sur ses membres inférieurs. Pourtant ces cuisses, ces jambes, ont toujours été bien plus fines qu’elle ne se l’imagine.
   Durant quelques secondes, elle a eu le désir de se caresser. Elle a posé délicatement sa main sur sa toison, a effleuré son pubis, a goûté sa tiédeur. Et puis, sa main devenue sage a reflué vers son genou, patientant pour que l’obscénité s’éteigne, se dissolve dans l’éther. Depuis ce geste incongru, son esprit flotte dans le Palais de sa mémoire. Ses pensées sont confuses, son cœur est lourd. Avec la pointe de son pied droit, elle trace d’invisibles ronds sur le linoleum. Elle fait le point. Elle songe qu’elle vient de franchir les trois quart de sa vie. Elle se demande combien de temps encore il lui reste à croupir sur Terre. Elle se demande si elle peut faire « cela » à ses enfants. Le grand sacrifice lui semble aisé, ce sont les petits sacrifices de tous les jours, maintes fois répétés, qui l’ont toujours tuée à petit feu. Elle se demande si elle aime la France plus que son pays natal. Elle se demande enfin si elle doit appeler Monsieur Albert Cazarian, pour lui annoncer qu’elle ne viendra pas travailler aujourd’hui. Ni peut-être demain.
   Une heure auparavant, juste après sa douche, Fatima s’est longuement regardée dans la glace, et ne s’est pas reconnue. En place de sa figure, elle a cru croiser les fronts, les pommettes, les mâchoires entremêlés de son père et de sa mère. Soit, les traits quelconques d’une tierce personne. D’un coup, elle s’est trouvée vieille, lacérée, éteinte. S’emparant plusieurs fois de sa brosse à cheveux, elle a reposé plusieurs fois sa brosse à cheveux. La lâchant enfin, de sa seule main elle a tenté de remettre un peu d’ordre dans sa chevelure d’épouvantail. Puis, elle a scruté ses vestiges. Sans une once de pitié, elle a dit adieu à ses seins détruits, aux plis outranciers de son ventre, à la triste disparition de son sourire.
   La veille au soir, s’octroyant une petite heure de pause dans sa vie surmenée, Fatima était allée voir Zoulikha, sa voisine de palier, divorcée comme elle depuis des lunes. Celle-ci avait cherché à la convaincre qu’elle se faisait des idées, qu’elle était toujours très belle. Elle lui avait parlé de cette jeune coiffeuse libanaise qui venait d’ouvrir un salon dans la rue Moret, un salon ou chrétiennes et musulmanes se côtoyaient pour parler sans complexes de ces drôles de zèbres que sont les hommes, un salon où l’on ne craignait pas de parler de désirs, d’amour impossible et de tendre sexualité. Elle lui avait encore parlé de ces mascaras, de ces crèmes anti-rides, de ces clubs de remise en forme qui ont le pouvoir de contrarier les injures du temps. Fatima avait bu son thé à la menthe tout en l’écoutant en silence, mais rien n’avait semblé faire écho à sa raison fataliste. Restée ferme dans sa conviction, elle avait juste dit ces mots d’une voix un peu enrouée : je sais bien que c’est « déjà morte » que j’irai dans la terre ! À un moment donné, Zoulikha avait mis un disque de Oum Kalthoum sur sa vieille platine. Elle avait placé le saphir sur le sillon de la chanson préférée de Fatima : Al Atlal, les «Les Ruines » . Se tenant dans les bras l’une de l’autre sur la banquette rubis, elles avaient écouté le chant d’amour éperdu de la Voix d’Orient. Complices de vertiges, elles s’étaient laissé attendrir par les multiples modulations et les nuances déchirantes de la chanteuse. Progressivement, au fil de la complainte, leurs âmes avaient vibré, s’étaient comme soulevées au-dessus des toits de Paris pour rejoindre les sphères étincelantes de l’Amour Pur. Une main sur le cœur, elles avaient échangé des sourires de grandes sentimentales, et parfois leurs yeux se remplissaient de larmes, de belles larmes exaltées...

Et moi qui ne suis qu’amour
Un cœur errant
Une couche tourmentée qui se raccroche à toi
Du désir ardent, un messager s’est mis entre nous
Un compagnon de boisson a tendu son verre vers nous
A t-il vécu l’amour dans l’ivresse ?
Dans l’ivresse
Dans l’ivresse, comme nous ?
Combien de mirages avons-nous construit autour de nous ?
Nous avons marché sur le chemin éclairé par la lune
Où la joie nous précédait
Nous avons couru et dépassé nos ombres
A t-il vécu l’amour dans l’ivresse
Dans l’ivresse
Dans l’ivresse, comme nous ?


   À la fin du morceau qui durait treize minutes, Fatima Saïdani avait semblé retrouver au cœur un je ne sais quoi de rêve bleu, une sorte d’abandon apaisant et actif. Ce qui avait alors battu dans son cœur, l’espace d’un instant, ce n’était pas un pressentiment ordinaire, c’était une voix cristalline, peut-être bien celle d’un d’enfant, qui avait paru lui dire : ne penses plus, ressens, les bonnes choses n’arrivent que lorsqu’on renonce à les espérer !

   - Esmée, vous m’entendez ? Esmée ?
   - Oui, je vous reçois cinq sur cinq, Jezubiel.
   - Êtes-vous toujours en visuel de la dame de la rue Fontaine au Roi  ?
   - Je l’ai sous les yeux. Mais, elle n’a toujours pas ouvert les siens.
   - Oui, je vois ça ! Mince, alors !
   - Ici, la pollution est plus dense. J’ai un peu de mal à respirer.
   - Surtout, gardez bien le visuel.
   - Je ne vais pas pouvoir rester très longtemps.
   - Hum, je comprends. Dans ce cas, roucoulez, Esmée, roucoulez, et commencez à danser.
   - À vos ordres, chef !
   - Esmée, je vous en prie, vous n’êtes pas notre esclave !
   - Avouez que vous me prenez quand même un peu pour un pigeon, parfois !
   - Esmée, voyons !
   - Mais non, je blague.
   - Drôle de blague !
   - Si je ne suis pas un pigeon, que suis-je alors à vos yeux ?
   - Esmée, vous êtes évidemment bien plus qu’un pigeon. Vous êtes l’essentiel artisan, le sublime associé de la Miséricorde Universelle.
    - Ah bon ? On nous aime vraiment, Là-Haut ? Parce qu’ici, on ne nous aime pas beaucoup !
   - Esmée, le Ciel vous adore !
   - Sincèrement ?
   - Écoutez, je vous le jure sur la tête de qui vous savez. Qu’Il meure à l’instant si je mens.
   - Dieu peut mourir ? Alors ça, vous me la coupez !
   - Disons qu’Il peut mourir ici pour mieux renaître ailleurs. C’est assez compliqué à comprendre…
   - Pour un pigeon ?
   - Esmée, pardonnez-moi… Mais oui, pour un pigeon !
   - Au moins, votre franchise vous honore.
   - Vous roucoulez toujours ? Je ne vous entends pas roucouler.
   - Oui, je roucoule, je roucoule. Mais avec difficulté, à cause des gaz d’échappement.
   - Bon, écoutez, Esmée, nous allons faire quelque chose qui sort un peu du protocole habituel.
   - Oui, quoi ?
   - Vous allez lui provoquer un petit choc sensoriel !
   - Comment ?
   - Vous allez reprendre votre envol et exécuter plusieurs passages en rase-motte au-dessus de son pavillon auditif. Le battement rapide de vos ailes devrait diffracter les ondes et bientôt la raviver.
   - N’en dites pas plus, j’ai déjà décollé !


   Si Fatima Saïdani s’était ainsi trouvée vieille, lacérée et éteinte ce matin-là, c’était surtout parce qu’elle ne connaissait pas exactement l’année de sa naissance.
   Selon ceux qui s’en souviennent, ceux de Tamanrasset, dont les chroniques se rident au creux des ravinements des ergs millénaires ou s’étiolent dans la fournaise du mont Tahat, la « Saïdani » serait venue au monde un peu avant ou un peu après l’indépendance de l’Algérie. Peut-être bien sous la présidence d’Ahmed Ben Bella ou de Houari Boumédiène !
   À cette époque, disent encore quelques poètes bédouins, puisant dans l’air le plus pur, dans le feu le plus pur, dans la terre la plus pure, et l’eau la plus pure, une bonne étoile avait pris le temps de parachever l’apparence de Fatima Saïdani pour en faire une vénusté au cœur des terres brûlées. Dès sa prime jeunesse, disent-ils encore, le soleil refusait certains soirs de se coucher à l’heure pour rendre hommage aux lignes parfaites de son visage. Adorateurs de majesté, les dattiers s’étaient mis de leur côté à se courber sur son passage afin d’honorer son sourire prude et délicat. Et les dunes n’avaient pas été en reste, qui adulaient l’empreinte de ses pieds nus, que le sable énamouré recouvrait chaque nuit d’un milliard de baisers.
   La fillette devint grande et sa beauté ne fit que croître au fil des années, jusqu’à atteindre le nom de splendeur. Depuis ses cuisses graciles, autour desquelles l’illettré muezzin songeait à s’enrouler, jusqu’à sa gorge triomphante, qui excitaient les plus abstinents dévots de Mahomet, la jeune fille tournait, sans le vouloir, la tête de presque tous hommes. La plupart ne pensaient plus qu’à elle, ne rêvaient plus que d'elle, jusqu’à éprouver des brûlures  d’amour qu’ils n’avaient jamais connu auparavant. Certains, pris d’un vertige, arrêtaient soudain leurs pas en pleine ruelle, étaient obligés de se retenir au mur pour dissiper leur mélancolie, ou éponger quelques larmes amères, de ces larmes qui semblaient dire : « Serais-tu le plus bel homme de la terre, le plus riche, le plus spirituel, tu ne la posséderas jamais ! ». Au sein de la chambre maritale, d’autres encore étaient pris de spasmes inopinés, leurs corps s’alourdissaient alors de désir et de fièvre dans les fronces de l’ombre et des péchés intimes. Ils chassaient parfois l’air devant leurs yeux, repoussaient le sheitan d’une main indolente, tout en trompant leurs épouses en puissantes pensées.
   Les femmes n’étaient pas en reste qui prodiguaient à Fatima les meilleurs conseils pour magnifier et préserver le prestige de ses appas. Elles lui apprirent à apprivoiser le khôl, l’arme de séduction orientale. À adoucir sa peau au rhassoul et au savon noir. À parfumer ses aisselles à la pierre d’alun. À donner à son épaisse chevelure ces fascinants reflets rouge cuivré, grâce au henné rajasthan. Elles lui apprirent à danser le « Raqs Sharqi » auréolée de voiles émeraudes, de paillettes d’or et d’argent, rehaussant sa tête du candélabre de la fertilité. Enfin sous les tentes bédouines, pour les venger de leur existence misérable, saturée de soumission, de servitude et d’irrespirables silences, elles lui inculquèrent les subtiles manières de faire ramper un homme, de le faire baver comme un chien jusqu’à le rendre fou d’amour. Grâce à sa somptuosité, toutes lui prédisaient un destin d’exception. Elle deviendrait à coup sûr sultane, gazelle favorite d’un émir du pétrole, femme comblée d’un éminent gouvernant. Elle était de ces beautés ensorcelantes capables de dépeupler tout un sérail d’un seul regard, ou disant : « Ce seront elles, ou ce sera moi seule ! ». On l’imaginait déjà faire son Hajj portée sur un trône d’or par des houris célestes, effectuer ses trajets entre le mont As-Safa et celui de Al-Marwah en chantant l’Amour du Prophète sous les regards fascinés de l’ange Djibril, faire ses sept rondes autour de la Kaaba sur un tapis de jasmin et de soie, troquer avec les Princes Saoud le chef d’œuvre de sa peau satinée et ambrée contre des monceaux de rubis, de saphirs et d’émeraudes. Quant à sa chasteté, il allait de soi qu’elle allait mettre à l’abri financier toute sa  famille et sa descendance pour l’éternité.
« Modifié: 30 octobre 2019 à 09:37:51 par kokox »

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Re : De Faïence - Partie IV
« Réponse #9 le: 01 novembre 2019 à 10:33:27 »
De Faïence - Partie IV



       
     Ce que tous ignoraient, c’est qu’au milieu des beautés sidérantes de l’Atlas, cernées de basalte et de porphyre, Fatima et Nahel s’aimaient d’un amour fou.
   Nahel était chevrier, beau, simple de cœur et d’esprit. Sa peau était cuivrée, ses mains infiniment douces et son sourire, Ô dieu, aussi suave qu'un un été andalou. L’âme légère, riant d’un rien, chaque jour il promenait ses chèvres M’zab aux longs poils noirs jusqu’à l’oasis assoupie de Abalessa. Là sous son palmier de patience, il s’allongeait, fermait délicieusement les yeux, et rêvait du retour de Fatima. Un parfum d’iris, de myrrhe et de vanille, un parfum chaud, puissant, sensuel, embaumait l’air soudain et venait le sortir de sa rêverie. Mais il ne bougeait pas. Il savait que c’était elle. Il l’attendait le cœur battant. Il sentait sa main caressant ses cheveux, descendant doucement sur sa nuque, dessinant le contour de son épaule. Derrière ses paupières closes, il s'enivrait de son odeur mystique, suivait, troublé et ravi, le chemin de ses doigts douceur qui, mutins, s’aventuraient dans l’échancrure de sa chemise. Il sentait la délicieuse brûlure de sa douce main sur sa peau. La Saïdani, posait alors une tendre baiser, une ode de lèvres, sur sa joue faussement somnolente. Puis, elle continuait le voyage, jusqu'à se perdre dans son cou, murmurant des mots d'amour pour le charmer plus encore. L'instant était si doux, si doux et si troublant, qu’il en souriait, découvrant l'éclat de ses dents blanches. Et aussitôt, Fatima capturait ce sourire dans un baiser volé, posait amoureusement sa tête sur le torse de Nahel. Le plus délicatement du monde, comme s’il cherchait à étreindre la vapeur capiteuse de son ivresse, les bras du chevrier se refermaient alors sur son aimée. Et tous deux restaient là, émus de silence sous l’éventail des palmes, buvant l’azur chéri, le soleil chéri amoureux de leur amour, savourant simplement le bonheur d'être l'un près de l'autre.
   Lorsque Fatima comprit qu’elle était enceinte, il était bien trop tard. Le petit être d’amour conçu sous le palmier de patience remuait déjà dans son ventre depuis quatre mois.
   Son père la battit comme plâtre durant sept interminables semaines, à coups de poings et de ceinturon sur les cuisses, les épaules et les fesses, en prenant garde de ne jamais toucher le ventre maudit. Sa mère ne lui adressa plus jamais la parole. À chaque fois qu’elle croisait sa fille dans la maison, elle crachait méchamment sur le sol, une fois devant ses pieds, et une autre fois dans son sillage lorsque Fatima s’éloignait.
   Elle ne revit plus jamais Nahel, et les chèvres M’zab ne le revirent plus jamais non plus.
   Khadija sa tante, qui avait été jadis une grande amoureuse, fut la seule, absolument la seule, à la comprendre et à la prendre en pitié. Elle avait quelques économies, et lui donna généreusement celles-ci pour qu’elle rejoigne au plus vite la France où vivait l’un de ses meilleurs amis, qui était poète et écrivain à Paris. Khadija lui fit promettre de ne plus jamais revenir dans ce méprisable pays où les femmes ne pouvaient aimer librement le cœur choisi par leur cœur. Et Fatima promit sur les cendres d’un Coran brûlé, sans verser la moindre larme.
   La dernière nuit fut la plus horrible.
   Ali, son petit frère avait fini par révéler son secret de départ, sans le vouloir. Inconsolable depuis deux jours, prostré dans un coin de la chambre, sa mère avait tenté de lui tirer les vers du nez. Ali n’avait rien dit, mais sa mère avait fini par deviner. Et Ali avait hurlé : c’est pas vrai, c’est pas vrai, elle ne va pas partir, elle me l’a juré !
   Les oncles et les cousins de Fatima, accompagnés de quelques voisins, arrivèrent à la nuit tombée. Pour la punir de ses extravagances, ils la tirèrent par les cheveux jusqu’au vieux silo à grains désaffecté. Ils formèrent en peu de temps, le tribunal. Le châtiment collectif devait être uniquement corporel : quelques gifles, quelques coups de bâton sur la plante des pieds. Elle reçu les injures, les crachats et les coups, sans ciller, sans émettre la moindre plainte.
   Et puis cela avait peu à peu dégénéré. Surtout lorsque les yeux ourlés de khol de Fatima commencèrent à les rendre fous. Comme elle ne pleurait pas, ses prunelles, à la lueur des flambeaux, semblaient étinceler d’effronterie. Les douleurs infligées semblaient la rendre trois fois plus belle. Plus désirable. Plus érotique en diable. Un sein de pure merveille apparut alors au cours du supplice. Un sein lourd et ferme, velouté et ambré, un sein qu’ils rêvaient tous de grignoter depuis qu’elle était adolescente. De grignoter et de pétrir jusqu’à juter dans les étoiles.
   Durant une grande partie de la nuit, ils la forcèrent à boire la boukha et le vin de Tlemcen. Ils lui versèrent dans la bouche. Dans ses cris. Ils lui versèrent sur le sexe, et dans le sexe. Ils lui versèrent dans son cœur. Et aussi dans son âme, pour qu’elle vacille et titube allègrement jusqu’en enfer.
   Au matin, ils la déposèrent à l’aéroport.
   Son visage avait été nettoyé. Trois sparadraps masquaient les traces du martyr. Sous ses lunettes noires, l’un de ses yeux était entièrement collé, l’autre à demi. Elle ne vit pas qu’ils souriaient et qu’ils riaient encore en retournant dans leur voiture.

 
 
 
« Modifié: 01 novembre 2019 à 11:58:01 par kokox »

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Re : De Faïence - Partie IV
« Réponse #10 le: 01 novembre 2019 à 11:22:31 »
Kokox,

Je viens de lire la troisième partie,
J'ai éprouvé un sentiment étrange, tout d'abord j'ai eu l'impression que ton texte avait été rédigé à différents moments, la maturité stylistique et affective ne sont pas identiques. En parcourant ton texte, je me suis demandée si vous n'étiez pas deux pour l'écrire. Je perçois de la féminité dans l'évocation descriptive du  personnage principal.
Texte bien écrit et très agréable, je vais poursuivre ma lecture.

... Quatrième partie, toujours aussi captivante, beau style, mais toujours aussi mitigée, il y a une retenue, une pudeur faussement exprimée, beaucoup de distinction noble.
Bravo
« Modifié: 01 novembre 2019 à 11:58:24 par Feather »
Les larmes sans pleur sont une lanterne.

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Re : De Faïence - Partie IV
« Réponse #11 le: 01 novembre 2019 à 11:44:53 »
Chère Feather,

Un grand merci pour ta lecture !  :)
Ce texte s'inscrira dans un recueil de nouvelles que j'élabore patiemment depuis environ quatre ans. Ce seront au final une douzaine de portraits de femmes, toutes aussi chavirées que lumineuses.
Bref, tu as vu assez juste ! Étant né homme (à mon grand dam), j'explore de plus en plus et sans aucun complexe ma partie féminine, cette frange Haute et Amoureuse, dénuée des bas instincts, qui tend vers la pureté et le sentimentalisme. En ce sens, tu as raison, nous sommes deux à écrire ce texte : Éros et Aphrodite ! Et un peu Ourania, pour l'amour céleste !

Bien à toi !

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Re : De Faïence - Partie IV
« Réponse #12 le: 03 novembre 2019 à 10:08:55 »
Bonjour Kokox, il est dix heures et je commence à voir le jour. Non pas que je sache vraiment où tu veux en venir, ni ce que sera l'Eveil de la belle de Tamanrasset, mais le style orientaliste poétique et parfumé des épisodes algériens (oui, je sais,l'Algérie n'est pas en Orient, ni même au Proche Orient) ne me gêne plus et les dialogues des pigeons parisiens me réjouissent toujours autant. Alors j'attends la suite. Calmement, patiemment, à la Touareg.

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Re : De Faïence - Partie IV
« Réponse #13 le: 03 novembre 2019 à 11:05:57 »
Salut Champdefaye,

Comme dans presque tous mes récits, j'ai la fin, mais pour y parvenir j'emprunte de nombreux chemins de traverse, me laissant guider la plupart du temps par les émotions, la sensibilité de mon personnage principal. Je ne cherche aucunement à structurer la narration de manière orthodoxe. Ayant été scénariste, je pourrais très bien être plus méticuleux et mener le lecteur dans des sillons de compréhension largement plus confortables. Or, je n'en fais rien. Selon mes intuitions du jour, je pose ici ou là un jalon fortuit et, au fil de l'histoire, je tente de comprendre pourquoi j'ai écrit ceci ou cela plutôt qu'autre chose. In fine, dans la plupart des cas je parviens naturellement à trouver une justification à ces fulgurances indicibles, tout en faisant fi cependant de mon passé de faiseur. Sans te vendre la mèche, sache que cet Éveil de la belle de Tamanrasset ne sera pas ébouriffant. Ce sera plutôt de l'ordre d'un sourire qui s'accroche à son coeur. Mais un tel sourire peut être chose précieuse dans ce monde devenu glaçant et qui en manque cruellement.

Bien à toi !

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Re : De Faïence - Partie IV
« Réponse #14 le: 03 novembre 2019 à 11:21:27 »
Bonjour Feather,

Je viens de voir ton "rajout" à ton précédent commentaire et te remercie beaucoup de poursuivre ce récit aventureux ! :)

Bien à toi !

 


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