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Auteur Sujet: PRISS ( Projet Bradbury )  (Lu 735 fois)

Hors ligne Hugo Dray

  • Buvard
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PRISS ( Projet Bradbury )
« le: 28 février 2020 à 22:18:32 »
Bonsoir,

Je vous propose ma petite dernière, élaborée dans le cadre du Projet Bradbury : PRISS

Noël approchait et dans son sillage, toute la folie consumériste propre à cette période.
Une fois de plus, Helena était en retard dans l’achat des cadeaux de cette foutue fête de fin
d’année. Chaque fois, elle se jurait à elle-même que l’on ne l’y reprendrait plus. Mais rien
à faire, à force de se dire qu’elle avait bien le temps, c’était le temps lui-même qui lui filait
entre les doigts. Elle soupira devant cette foule qui jouait des coudes et décida qu’il fallait
en finir au plus vite. Elle ne supportait plus ces gens, ces êtres froids et méprisables qui
avaient décidé de venir lui pourrir la seule journée où elle s’était décidée enfin à faire ses
emplettes festives. Au fond d’elle, elle savait bien qu’elle ne valait pas mieux, mais il était
hors de question de l’admettre. Pour l’heure, elle tentait de se frayer un passage en écartant
énergiquement les bras pour rejoindre Aurélie qui l’attendait à la caisse. Elle laissa derrière
elle les regards furibonds et les exclamations outrées des pauvres victimes de son passage
de forcenée. Aurélie accueillit son amie chargée comme un sapin de Noël et lui prêta mainforte
pour disposer la montagne de cadeaux sur le tapis roulant. La caissière se prépara
mentalement à affronter la furie qui venait de faire irruption. Helena sembla sentir les yeux
de la caissière dans son dos et se retourna vers elle :
— On peut y aller, mademoiselle ! fit-elle, péremptoire, il n’y a pas de temps à perdre !
Si je pouvais quitter ce lieu de perdition au plus vite, je ne m’en sentirais que plus légère !
La jeune caissière la prit littéralement au mot et si elle pouvait se débarrasser de cette
cliente au plus tôt, elle en serait ravie et surtout soulagée. Elle passa les articles sur le scan
sans même y jeter un œil, car elle ne trouvait aucun intérêt à ces pseudos articles de luxe, et
termina rapidement. Elle annonça, avec une certaine lassitude dans la voix, le montant à
régler :
— 2256 euros et 23 centimes s’il vous plait Madame.
Helena ne tiqua pas et présenta l’intérieur de son poignet droit où se trouvaient deux petites sphères
argentées face à la petite vitre qui était devant elle, sous le cadran du montant.
Helena secoua le poignet vers la vitre et s’adressa à la caissière, excédée :
— Vous pourriez peut-être laver vos scanners de temps en temps, non ?
La caissière ne se risqua pas à répondre. Elle savait d’office que, quelle que soit la réponse,
 elle serait indubitablement mauvaise. Elle prit son mal en patience et attendit que la
cliente ait validé son paiement. Mais le scanner ne réagit pas. D’ailleurs il semblait même
ne pas reconnaître du tout le Priss (Programme de Ressources Individuel SécuriSé) de la
cliente. Cette dernière fulmina et demanda à ce qu’on appelle un responsable. Aurélie, fati-
guée par le brouhaha généré par la foule du magasin et pressentant que l’affaire allait durer
intervint et présenta son poignet au scanner :
— Laisse-moi faire, tu veux bien, dit-elle en écartant adroitement Helena de la vitre.
Hélène voulut ouvrir la bouche, mais le scanner retentit dans un bip parfaitement reconnaissable
 et valida dans l’instant le paiement. La caissière remercia les deux femmes et ces
dernières quittèrent les galeries Lafayette en jouant les équilibristes avec leurs tonnes de
cadeaux.
*
Le taxi n’avançait pas. D’ailleurs, prendre un taxi boulevard Haussmann un
23 décembre était une idée aussi merveilleuse que celle consistant à faire ses emplettes ce
jour-là. Helena fulminait :
— Je n’en reviens pas. Je suis passé à Madeleine ce matin et je n’ai rencontré aucune
difficulté avec mon Priss. C’est inadmissible ce genre de choses.
— Calme-toi, Léna, il n’y a rien de grave, fit Aurélie d’un ton las. Tu demanderas à
Paul de vérifier. Ce n’est sûrement rien, un petit dysfonctionnement. Ça arrive…
Hélèna se retourna vers son amie et lui demanda l’air plutôt perplexe :
— Ah oui ? Et à qui ça arrive ?
— Peu importe, oublie ça tu veux, j’en ai un peu ma claque pour aujourd’hui…
— Ah ! c’est sûr, ce n’est pas à toi que ça arrive ! lâcha Helena d’un ton méprisant.
Aurélie lui jeta un regard noir :
— Arrête un peu, tu veux, je suis fatiguée, c’est tout. Faire ses courses l’avant-veille de
Noël, ce n’est vraiment pas l’idée du siècle. Tu n’es pas d’accord ?
Helena, piquée au vif, se garda bien de répondre et passa le reste du trajet à observer, à
distance raisonnable, les milliers de ses semblables qui avaient eu la même idée qu’elle, ce
matin en se levant.
*
Paul regarda Helena d’un air étrange. Comme s’il ne semblait pas la reconnaître. Ils
étaient pourtant mariés depuis bientôt dix ans et ce soir-là, il eut comme un doute effroyable.
Il décida de chasser cette étrange pensée et se concentra sur la double sphère argentée tatouée
à l’intérieur du poignet de sa femme. À l’aide d’une loupe numérique, il
scruta attentivement les sillons électroniques, les photographia et les envoya instantanément
vers le cloud pour une étude comparative.
— Alors ? demanda Helena, visiblement inquiète.
— Une petite analyse et nous verrons ce qu’il en est, déclara Paul d’un air égal.
Helena soupira. On voyait bien que ce n’était pas à eux que cela arrivait. Elle avait
vraiment l’impression qu’ils prenaient ça par-dessus la jambe, comme on disait autrefois.
Ni Aurélie ni Paul ne semblaient reconnaître l’inquiétude toute légitime d’Helena. Le Priss
n’était pas censé tomber en panne. Elle n’avait d’ailleurs jamais entendu parler d’un tel
dysfonctionnement, à l’exception notable, de certaines contrefaçons, mais cela était extrêmement
rare et de toute façon ne la concernait pas. Elle pensait n’avoir aucune raison valable de s’inquiéter,
 mais elle savait que quelque chose ne tournait pas rond. Elle se leva du
canapé et alla se servir un verre de vodka.
— Tu en veux un ? demanda-t-elle à Paul
Paul, les yeux rivés sur l’écran de sa tablette, semblait particulièrement intrigué par ce
qu’il regardait. Helena s’approcha et vit sur la tablette une sorte de double hélice imbriquée
sur elle-même qui tournait autour d’un axe invisible. Elle ne comprenait pas ce qu’elle regardait
et Paul était curieusement muet.
— Alors ? demanda-t-elle une fois de plus.
Paul leva lentement les yeux vers la femme qui se trouvait debout face à lui et repensa à
cette curieuse impression qu’il avait eue quelques instants plus tôt. Pour lui aussi, apparemment,
 quelque chose ne tournait pas rond. Il dit prudemment :
— Écoute, je ne comprends pas bien. Ton Priss a l’air normal, mais il ne se connecte
pas. Ni à l’Intérieur, ni à la Santé et bien sûr ni à la Banque. Je pense qu’il s’agit s’une
simple défaillance informatique, mais il va falloir vérifier. Il faut que j’étudie ton Priss original.
 Ça ne peut venir que de là.
Helena regarda longuement son mari, perplexe et indécise. Elle ne savait quoi penser,
mais elle sentit une indicible angoisse monter en elle-même.
— Et tu as le temps de faire ça ? demanda-t-elle, la voix un peu fébrile.
— Non, mais nous n’avons pas le choix, répondit-il d’une voix soudainement inquiète.
« Il me cache quelque chose, pensa-t-elle alors, mais je n’ai pas le choix, je dois attendre son analyse »
— Je suis coincée ici, c’est ça que tu veux dire ? demanda-t-elle à haute voix
Paul la regarda d’un air renfrogné :
— Je suis désolé…
Helena, abrutie par l’alcool, faisait les cent pas dans son immense salon, elle était vaguement habillée
d’une fine robe de chambre en satin et n’était absolument pas présentable. Paul lui avait promis de revenir
avant midi. Il était bientôt 13 heures et elle se dirigea
en titubant vers le bar où elle se versa un énième verre de vodka. Elle n’avait jamais su gérer sa peur et
 l’alcool avait toujours été son meilleur allié dans ces circonstances, même si
elle savait à quel point ce comportement était lamentable. Pour l’heure, elle était aux antipodes d’avoir
la capacité de penser ainsi. La rage bien entrée en elle, elle déambulait dans
son salon comme une hyène en cage. Elle n’était pas loin de l’explosion. Elle le sentait au
fond d’elle-même. L’alcool bouillonnait dans son ventre. Comme de la dynamite. Suffisait
qu’un connard ou une mauvaise nouvelle allume la mèche.
Et c’est cet instant que Paul choisit pour franchir la porte, l’air totalement paniqué. Curieusement,
Helena se calma aussitôt à la vue de son mari. Il s’avança d’un pas rapide vers
Helena et posa ses mains sur ses épaules.
— Helena, écoute… écoute-moi bien, dit-il nerveusement.
Helena le regarda droit dans les yeux, mais elle rencontrait quelques difficultés à faire la
mise au point sur le visage de Paul. Ce dernier avait une fâcheuse tendance à se dédoubler.
Paul plissa les yeux et se baissa légèrement pour se mettre à la hauteur de sa femme. Il
n’y vit qu’un regard vitreux. Il la secoua énergiquement. Helena fit un geste de recul, l’air
mauvais. Elle venait de revenir à la surface.
— Oh ça va pas ? s’exclama-t-elle, d’un air féroce.
— C’est bon ? Tu es là maintenant ? reprit Paul comme si rien ne venait de se passer.
Écoute-moi…
Helena hocha la tête. Elle se fit violence pour rester bien droite sur ses jambes tandis
que Paul continuait :
— Ton Priss original a disparu et a été remplacé par un Priss totalement inconnu. Si
l’ADN semble correspondre, il n’y a plus aucune trace d’Helena Cartier. Tu comprends ce
que je veux dire ?
Helena était trop saoule pour comprendre. Elle devait bien l’admettre, mais elle tenta de
ne rien en laisser paraître. Paul secouait la tête, dépité.
— Mon Dieu, dans quel état tu t’es mise ! Je suis désolé pour ce que je vais faire.
Elle le regarda les yeux ronds, mais le choc de la gifle qu’elle reçut une seconde plus
tard sembla la ramener momentanément sur Terre.
— Helena, il faut que tu partes d’ici. Tu as trois minutes pour t’habiller et disparaître.
Helena tenta de se faire violence, car il fallait vraiment qu’elle se réveille. Elle évoluait
dans une sorte de brouillard.
— Mais de quoi parles-tu ?
— Je n’ai pas le temps de t’expliquer, lui dit-il en lui prenant le bras et la dirigea vers la
chambre. « Habille-toi et vite ! Et évite les robes » ordonna-t-il d’un air sombre qu’elle ne
lui connaissait pas.
Elle s’exécuta, enfila un jean à la volée, une vieille chemise et un pull noir. Paul
s’approcha d’elle et lui prit le poignet droit. Il l’entoura d’une sorte de film plastique adhésif sur
lequel on retrouvait le motif des deux sphères.
— C’est un faux Priss comme tu peux le voir. Il devrait durer entre 36 et 48 heures,
mais avec ce genre de contrefaçon, rien n’est sûr. Espère plutôt 24 h. Ce qui te laisse tout
juste le temps de quitter la ville.
Helena le regarda subitement d’un air catastrophé. Elle était en panique.
— Mais qu’est-ce que je vais faire ? implora-t-elle
Paul la regarda dans les yeux d’un air triste.
— Je ne sais pas. Helena Cartier n’existe plus. Ne me demande pas comment c’est possible, mais c’est ainsi.
Tu n’as que quelques heures devant toi avant que l’Agence ne soupçonne quelque chose.
Je suis désolé, dit-il en la poussant vers la porte.
Helena se laissa faire, totalement abattue. Mais quand elle réalisa qu’il venait de fermer
la porte à clé et qu’elle se trouvait à l’extérieur, elle se mit à hurler.
*
Totalement désemparée et encore bercée par les volutes éthyliques de ses nombreux
verres de vodka, elle se laissa glisser sur le trottoir, le regard vide, sans se soucier de ce qui
se passait autour d’elle. Il fallait qu’elle reprenne ses esprits. Tout avait été si vite. Elle
parvenait à peine à remettre les morceaux du puzzle dans l’ordre. Elle était là, perdue dans
son salon, elle attendait Paul, à moitié ivre, et l’instant d’après, elle était dehors avec un
faux Priss. Elle ne parvenait pas à se souvenir des mots exacts qu’avait prononcés Paul au
sujet de son Priss, mais elle se souvenait parfaitement qu’il lui avait dit qu’Héléna Cartier
n’existait plus. Cela la rendait folle, elle était comme démasquée. Elle venait de basculer
dans un univers impitoyable, néfaste et surtout mystérieux. En moins de temps qu’il ne faut
pour le dire, elle avait été chassée du paradis originel. Elle était désormais à la rue avec un
programme de ressources qui ne durerait pas une journée entière. Il fallait qu’elle réagisse
rapidement, mais son esprit était tellement embrouillé qu’elle décida que marcher, même
sans but, était sa seule option.
Au bout d’un long moment, sans vraiment l’avoir décidé, elle s’était retrouvée au pied
de l’immeuble de Béatrice, une amie un peu sélecte, une pseudo écrivaine qu’elle appréciait
du bout des lèvres, mais qui en l’occurrence pourrait peut-être lui être d’un quelconque secours.
Elle sonna à l’interphone qui portait le nom de Béatrice Imbert et attendit
quelques instants. Une voix lointaine et modulée retentit de l’autre bout de l’interphone :
— Oui ?
— Bonjour, Béatrice, c’est Helena ! Tu peux m’ouvrir ? demanda-t-elle en essayant de
paraître enjouée.
— Helena ? … Je suis désolé ! Je n’ai pas bien le temps, je prépare le réveillon et je
suis très en retard ! Repasse la semaine prochaine, ce sera avec plaisir !
— Mais je ne pourrais… commença-t-elle quand un cliquetis bien caractéristique
l’interrompit et elle comprit alors que Béatrice venait de raccrocher inopinément.
« Salope ! », lança-t-elle en s’adressant à l’interphone avant de reprendre son chemin improvisé.
Son monde, son merveilleux monde était en train de s’effriter. En l’espace de
quelques heures, la dépossession de son Priss avait fait vaciller les fondations d’une existence somme
 toute assez superficielle, mais c’était sa vie et cela lui plaisait ainsi. À mesure
que l’alcool s’était dissipé, elle comprenait de mieux en mieux ce qui était en train de lui
arriver. Elle était tout simplement devenue une paria et elle le comprenait bien maintenant,
le Priss représentait parfaitement toute la différence qui existait désormais entre les riches
et les pauvres. Enfin, pas tout à fait, il lui restait encore quelques heures pour réagir.
Après avoir tenté d’appeler Aurélie qui s’obstinait également à ne pas lui répondre, elle
marcha longuement en observant mécaniquement chacun de ses pas et décida ainsi de quitter la ville,
comme lui avait suggéré Paul quelques heures plus tôt. Elle n’avait guère le
choix, mais lorsqu’elle leva la tête, pour la première fois depuis un moment, elle tomba nez
à nez avec trois membres de l’Agence.
*
« Jusqu’ici tout va bien disait l’homme en train de chuter. Jusqu’ici tout va bien. Mais
l’important, ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage » pensa-t-elle alors qu’elle attendait,
menottée comme le plus vulgaire des criminels, assise devant une table hideuse dans une
salle qui ne l’était pas moins.
Elle était assise là depuis une éternité. Elle était obnubilée par le déplacement d’une lenteur infernale
 des aiguilles sur l’horloge qui lui faisait face. Elle humecta ses lèvres, mais
elle avait la bouche très pâteuse. Si son esprit était maintenant libéré, enfin, des effluves de
l’alcool, son corps réclamait de l’eau à tout prix. Elle était tellement déshydratée qu’elle en
parvenait plus à saliver. Elle avait le sentiment de vivre un cauchemar. Un homme entra
alors dans la pièce et sans autre forme de présentation s’installa devant elle. On aurait dit
une machine. Un visage marmoréen et glabre. Des yeux perçants, mais où ne brillait aucune trace d’empathie.
 Une armoire à glace moulée à la chaîne. Tel était le pseudo-homme
qui lui faisait face.
— Votre Programme de ressources individuel sécurisé n’est pas le vôtre. Auriez-vous
une explication à nous fournir ? demanda-t-il sans aucune nuance dans la voix.
Helena soupira et redressa lentement la tête.
— Mon Priss ne fonctionne plus et mon mari m’a donné celui-ci en attendant qu’il soit
réparé.
Sans la moindre expression, l’interrogateur continua :
— Ce que vous dîtes n’a aucun sens, vous en êtes consciente ?
Oui, elle en était consciente, mais comment expliquer l’inexplicable. Elle n’avait aucune
explication logique au dysfonctionnement de son Priss.
— Oui, je sais, finit-elle par dire, mais c’est la vérité. Je ne l’explique pas.
— Le Priss que vous avez au poignet est une copie. Vous le saviez ?
Helena le regarda, les yeux ronds :
— Non, comment je pourrais ? Je suis pas scientifique.
L’homme fouilla dans l’une des poches de son veston, en extirpa un trousseau de clés,
et ouvrit les menottes d’Helena. Cette dernière le regarda longuement, intriguée et ne sachant quelle posture
prendre et surtout ce qu’elle devait faire. En attendant, elle enleva les
menottes et se frotta les poignets.
— Vous êtes libre, madame dit l’homme d’une voix égale.
— Comment ça ? Libre ? Et mon Priss ?
Il s’approcha d’elle, lui attrapa le poignet et déchira d’un geste la contrefaçon que lui
avait collée Paul. Helena ouvrit la bouche, outrée par le geste, mais se ressaisit aussitôt.
— Comment je fais maintenant ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée
L’homme se leva et la regarda droit dans les yeux :
— Vous êtes libre. Quittez immédiatement cette ville. Disparaissez et n’y remettez pas
les pieds. Vous n’y êtes pas autorisée. D’ailleurs, et vous le savez très bien, vous n’avez,
en fait, jamais été autorisé à séjourner ici.
Il quitta la pièce sur ses mots laissant Helena totalement désemparée.
Épuisée, les larmes lui vinrent doucement et elle décida que c’était fini. Qu’elle n’était
désormais plus rien. Elle n’existait plus. Officiellement. Ils avaient mis du temps à la confondre.
Si son Priss n’avait pas déraillé… Puis son regard fut attiré par une sorte de billet
que l’homme avait laissé avant de partir. Elle s’approcha et reconnut un billet de train.
Tout devenait parfaitement clair alors elle prit le billet, le mit dans la poche arrière de son
jean et quitta la pièce à son tour.
*
Plus rien n’avait de sens. Cette fois elle avait basculé de l’autre côté, définitivement.
Alors qu’elle grelottait dehors en attendant les premières lueurs de l’aube, elle ne put que
réaliser l’étendue de la situation absurde dans laquelle elle se trouvait désormais. Elle se
dirigea vers la gare de Bercy, tenant fébrilement dans sa main le billet que lui avait donné
l’agent. Ce n’était qu’un bout de papier, mais c’était tout ce qui lui restait. Cela représentait
également l’avenir, son seul avenir, car elle savait pertinemment que sans Priss, il lui serait
impossible de vivre plus longtemps dans la capitale. Plus aucune identité, plus aucun accès
au soin, plus d’argent. Difficile de survivre dans ces conditions.
Alors qu’elle arrivait à grande peine à la gare, elle prit le temps de relire le billet et eut
un hoquet de surprise en déchiffrant la destination : Nîmes.
Elle crut qu’elle avait mal lu. Mais non. Le train allait l’emmener à Nîmes. Nîmes où
habitaient ses parents. Ses mêmes parents qu’elle avait fui des années auparavant. Ces
mêmes parents à qui elle n’avait adressé la parole depuis cette fameuse nuit. On la renvoyait donc chez elle.
 Elle ressentit alors un fort sentiment d’oppression. Comme si une
force obscure et invisible l’enserrait de toutes parts. Elle crut même un moment qu’elle allait étouffer.
Elle ne parvenait plus à respirer normalement. C’était donc cela sa seule issue,
retourner auprès de ses parents. Conclusion assez logique en fait, c’était un juste retour des
choses.
Elle s’installa dans le fauteuil indiqué par le billet et se cala immédiatement contre la
fenêtre. Épuisée, elle entendit à peine l’annonce du départ et sombra dans un demi-sommeil.
 Elle se laissa alors glisser dans les méandres de ses souvenirs. Elle rembobina le
fil de sa vie pour s’arrêter douze ans auparavant. C’était l’anniversaire de ses 25 ans. Ses
parents, qui ce soir-là semblaient plus sérieux qu’à l’accoutumée en pareille circonstance,
avaient décidé de lui révéler le secret de ses origines. Sur le coup, elle ne comprit pas de
quoi ils voulaient parler. Sa mère essaya de la manière la plus douce possible, elle se souvenait encore
de sa voix pleine d’émotion, de lui faire comprendre qu’elle n’était pas leur
fille biologique. Helena fut abasourdie par une telle révélation. Son monde avait vacillé en
quelques phrases. Jamais elle n’aurait pu imaginer une pareille chose. Son père lui raconta
alors les circonstances de sa naissance et comment ils en étaient arrivés à devenir ses parents d’adoption.
Helena écouta attentivement le récit de son père. Ses vrais parents, Marc
et Karine Gaillard étaient considérés comme terroristes et véritablement dangereux pour la
société. Karine était chercheuse et avait été l’une des initiatrices du Priss, mais avait quitté
rapidement le laboratoire de recherche quand elle découvrit ce que le gouvernement avait
décidé d’en faire. Au départ le Priss devait assurer la sécurité tant physique que financière
de son porteur. Il devait être délivré à tout nouvel enfant. Ce ne fut pas le cas et le gouvernement décida
que seuls les plus riches et les plus influents seraient dotés de ce nouveau
programme révolutionnaire. Karine rejoignit alors un groupe d’activistes d’extrême gauche
et y rencontra Marc. Ils tombèrent rapidement amoureux et Karine fut bientôt enceinte.
Malgré cela, ils enchainèrent les actions, de plus en plus violentes avec pour objectif de dérober le maximum
de Priss et le distribuer au plus grand nombre. Une petite fille prénommée Éva vit le jour dans la maison de
Philippe, un cousin éloigné de Marc, et Marie-Ange
Cartier, ses futurs parents adoptifs. Le jeune couple était activement recherché et Karine ne
pouvait se permettre d’accoucher à l’hôpital. Philippe et Marie-Ange acceptèrent de garder
la petite fille pendant que le jeune couple s’apprêtait à une action d’envergure. Les Cartier
apprirent le lendemain matin qu’une demi-douzaine d’activistes avaient été arrêtés et immédiatement exécutés.
Les parents d’Helena faisaient partie du nombre. Ils décidèrent de
garder la petite fille et de la protéger. Elle fut donc prénommée Helena et prit le nom de ses
parents adoptifs. Suivant les consignes de Marc, Helena se vit doté d’un Priss volé par ses
parents, mais en aucun cas, elle ne devait savoir à quoi cela servait avant ses 25 ans, afin
de ne pas être repéré par la toute nouvelle Agence chargée de vérifier les porteurs légitimes
du Priss et de refouler ceux qui n’y avaient pas droit.
Alors que son père terminait ce troublant récit, Helena s’était d’abord sentie totalement
perdue avec l’impression tenace de couler dans des eaux de plus en plus troubles. Toute sa
vie n’avait été qu’un simulacre. Son tempérament impétueux et la conviction que ses parents n’étaient
que des imposteurs la firent réagir violemment. Elle les traita de tous les
noms, elle hurla, elle se déchaina dans un accès de violence inouïe. Sa mère, terrorisée,
fondit en larmes. Son père, totalement désemparé par la violence de sa fille lui demanda de
sortir. Il pleuvait cette nuit-là. Il faisait froid. Helena ne s’opposa nullement à l’ordre de
son père et quitta la maison dans l’instant. Ce fut la dernière fois qu’elle parla à ses parents.
Pendant longtemps, elle eut honte de son comportement. Elle tenta plusieurs fois de les
revoir, mais quelque chose en elle s’était brisé. Alors qu’elle errait à la recherche d’un abri,
elle rencontra Paul et le reste de sa vie fut totalement changée.
Et là, par un curieux concours de circonstances, la voilà qui revenait. Au fond d’ellemême,
 elle comprit qu’elle était enfin libérée. Sans trop savoir pourquoi, elle était heureuse
d’être débarrassée de son Priss, car à bien y réfléchir, elle avait peut-être vécu une vie de
nantie, mais elle savait bien qu’elle n’avait jamais été heureuse. Elle n’avait pas sombré
dans la boisson pour rien. Elle s’était anesthésiée des années durant et s’était comportée
comme une femme hautaine et méprisante, la douleur de cette révélation ne s’étant jamais
véritablement envolée.
En descendant du train, en ce jour de Noël, elle abandonna définitivement ses oripeaux
de bourgeoise parisienne. D’un pas tranquille et bientôt animé d’une curieuse impatience,
elle marcha jusqu’à la maison de ses parents. Elle hésita longuement avant de frapper à la
porte. Mais cette dernière s’ouvrit avant même qu’elle ne fasse le moindre geste.
Ses parents étaient là, juste sur le seuil. Eux non plus ne savaient pas comment réagir, mais ils
avaient les bras grands ouverts. Elle fondit alors en larmes et se réfugia dans ces bras, qui
étaient, et elle l’avait toujours su, sa vraie maison
« Modifié: 28 février 2020 à 22:30:03 par Hugo Dray »

 


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