"Maudit". Tristan Corbière était moche, "être ingrat et disgrâcieux", malade, "rhumatisant, tuberculeux, infirme dès l'adolescence", seul, mal aimé, "convaincu d'être un raté [...] une erreur humaine", donnant son propre prénom à son chien, un paria, "ôté du monde et de ses plaisirs possibles", sa vie ne fut "qu'une avalanche de déceptions, de désillusions et de déboires". A vécu trente ans, 1845-1875.
"Cet être faussé, mal aimé, mal souffert/Mal haï", celui qui se qualifiait lui-même de "roman pauvre" n'avait pour lui que son rire jaune à déposer sur son être et sur le monde - et quel rire. Un de ceux qui résonnent jusqu'à la mer. Parce que la mer, Tristan Corbière la rêvait, la chantait de loin, mais la mer c'était pas pour lui, le "mal fait" qu'était pas de ces vrais hommes. Il voulut la femme aussi, il voulut être l'amant, il fut l'esclave orné d'un collier, "baisant dans la poussière la trace de son soulier".
Il n'ouvrait la bouche que pour hurler. Jusqu'à la mer. Jusqu'à la mer. "Il fut le poète du mal de vivre", et laissa derrière lui quelques incendies. "Aux portes de notre siècle, il demeure la voix des perdus anonymes qui ne savent pas chanter, et qui en crèvent".
Quelques textes :
Ça ?
What ?...
Shakespeare
Des essais ? — Allons donc, je n’ai pas essayé !
Étude ? — Fainéant je n’ai jamais pillé.
Volume ? — Trop broché pour être relié...
De la copie ? — Hélas non, ce n’est pas payé !
Un poème ? — Merci, mais j’ai lavé ma lyre.
Un livre ? — ... Un livre, encor, est une chose à lire !...
Des papiers ? — Non, non, Dieu merci, c’est cousu !
Album ? — Ce n’est pas blanc, et c’est trop décousu.
Bouts-rimés ? — Par quel bout ?... Et ce n’est pas joli !
Un ouvrage ? — Ce n’est poli ni repoli.
Chansons ? — Je voudrais bien, ô ma petite Muse !...
Passe-temps ? — Vous croyez, alors, que ça m’amuse ?
— Vers ?... vous avez flué des vers... — Non, c’est heurté.
— Ah, vous avez couru l’Originalité ?...
— Non... c’est une drôlesse assez drôle, — de rue —
Qui court encor, sitôt qu’elle se sent courue.
— Du chic pur ? — Eh qui me donnera des ficelles !
— Du haut vol ? Du haut mal ? — Pas de râle, ni d’ailes !
— Chose à mettre à la porte ? — ... Ou dans une maison
De tolérance. — Ou bien de correction ? — Mais non !
— Bon, ce n’est pas classique ? — À peine est-ce français !
— Amateur ? — Ai-je l’air d’un monsieur à succès ?
Est-ce vieux ? — Ça n’a pas quarante ans de service...
Est-ce jeune ? — Avec l’âge, on guérit de ce vice.
... ÇA c’est naïvement une impudente pose ;
C’est, ou ce n’est pas ça : rien ou quelque chose...
— Un chef-d’œuvre ? — Il se peut : je n’en ai jamais fait.
— Mais, est-ce du huron, du Gagne, ou du Musset ?
— C’est du... mais j’ai mis là mon humble nom d’auteur,
Et mon enfant n’a pas même un titre menteur.
C’est un coup de raccroc, juste ou faux, par hasard...
L’Art ne me connaît pas. Je ne connais pas l’Art.
Pauvre garçon
Lui qui sifflait si haut, son petit air de tête,
Etait plat près de moi ; je voyais qu'il cherchait...
Et ne trouvait pas, et... j'aimais le sentir bête,
Ce héros qui n'a pas su trouver qu'il m'aimait.
J'ai fait des ricochets sur son coeur en tempête.
Il regardait cela... Vraiment, cela l'usait ?...
Quel instrument rétif à jouer, qu'un poète ! ...
J'en ai joué. Vraiment - moi - cela m'amusait.
Est-il mort ?... Ah - c'était, du reste, un garçon drôle.
Aurait-il donc trop pris au sérieux son rôle,
Sans me le dire... au moins, - Car il est mort, de quoi ?...
Se serait-il laissé fluer de poésie...
Serait-il mort de chic, de boire, ou de phtisie,
Ou, peut-être, après tout : de rien... ou bien de Moi.
Epitaphe
Il se tua d'ardeur, ou mourut de paresse,
S'il vit, c'est par oubli ; voici ce qu'il laisse:
- Son seul regret fut de n'être pas sa maîtresse. -
Il ne naquit par aucun bout,
Fut toujours poussé vent-de-bout,
Et ce fut un arlequin-ragoût,
Mélange adultère de tout.
Du je-ne-sais-quoi. - Mais ne sachant où ;
De l'or, - mais avec pas le sou;
Des nerfs, - sans nerf. Vigueur sans force ;
De l'élan, - avec une entorse ;
De l'âme, - et pas de violon ;
De l'amour, - mais pire étalon.
- Trop de noms pour avoir un nom. -
Coureur d'idéal, - sans idée ;
Rime riche, - et jamais rimée ;
Sans avoir été, - revenu;
Se retrouvant partout perdu.
Poète, en dépit de ses vers ;
Artiste sans art, - à l'envers,
Philosophe, - à tort et à travers.
Un drôle sérieux, - pas drôle.
Acteur, il ne sut pas son rôle ;
Peintre, il jouait de la musette ;
Et musicien : de la palette.
Une tête ! - mais pas de tête;
Trop fou pour savoir être bête;
Prenant un trait pour le mot très
- ses vers faux furent ses seuls vrais.
Oiseau rare - et de pacotille;
Très mâle... et quelquefois très fille ;
Capable de tout, - bon à rien ;
Gâchant bien le mal, mal le bien.
Prodigue comme était l'enfant
Du testament, - sans testament.
Brave et souvent, par peur du plat.
Coloriste enragé, - mais blême ;
Incompris... - surtout de lui-même ;
Il pleura, chanta juste faux ;
- Et fut un défaut sans défauts.
Ne fut quelqu'un, ni quelque chose
Son naturel était la pose.
Pas poseur, - posant pour l'unique ;
Trop naïf, étant trop cynique;
Ne croyant à rien, croyant tout.
- Son goût était dans le dégoût.
Trop cru, - parce qu'il fut trop cuit,
Ressemblant à rien moins qu'à lui,
Il s'amusa de son ennui,
Jusqu'à s'en réveiller la nuit.
Flâneur au large, - à la dérive,
Épave qui jamais n'arrive...
Trop Soi pour se pouvoir souffrir,
L'esprit à sec et la tête ivre,
Fini, mais ne sachant finir,
Il mourut en s'attendant vivre
Et vécut, s'attendant mourir.
Ci-gît, - cœur, sans cœur, mal planté,
Trop réussi, - comme raté.