Le Monde de L'Écriture – Forum d'entraide littéraire

12 mai 2024 à 01:01:45
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Auteur Sujet: L'Araignée  (Lu 449 fois)

Hors ligne HasheKaa

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L'Araignée
« le: 12 mai 2022 à 01:45:25 »
   Je serre sa main fortement dans la mienne. Son pouce glisse sur ma peau en dessinant de délicats cercles de caresse. Sa paume est douce et apaisante, tandis que la mienne est moite et rêche. Il existe ce genre de lien sacré, corps contre corps, qui permet à deux âmes d’échanger réconfort, bienveillance et tendresse en des moments opportuns. Ce contact d’une allure banale, mais d’un pouvoir parfois salvateur, peut devenir la pierre de voûte d’une union, d’une relation, d’une Histoire. Je crois pouvoir affirmer sans ambages que l’instant présent est de ces moments-là. Car aujourd’hui, je vais mal. Tellement mal. Mes doigts entremêlés dans les siens tremblent avec une frénésie convulsive que je ne parviens plus à dissimuler malgré tous mes efforts. Ma gorge nouée retient vaille que vaille les assauts bileux de ma mélancolie. Mes yeux asséchés me brûlent et lâchent à chaque clignement une ellipse acide qui glisse le long de mes joues. Mais je reste stoïque. Je feins par tous les moyens cette force et cette résignation à priori naturelle d’un homme fort et déterminé. Car apparemment, c’est ce que le Monde attend logiquement de moi. Mais sous les ornements virils, mon cœur est lui aussi atteint du même syndrome. Il se pourrait même qu’il en soit le plus endolori. Car je sens, à chaque battement, la pompe infinie dans ma poitrine qui propage inlassablement dans mes artères un poison corrosif. Je voudrais hurler. Mais je n’en fais rien. Je me tiens droit et mutique mais pourtant mon être pourrit et nécrose de l’intérieur.

   Mais je garde une allure de circonstance. Ce n’est pas un évènement banal auquel nous nous apprêtons à assister. Chacun, pourtant, quel qu’il soit, doit y être confronté au moins une fois, un jour ou l’autre. La Vie est, hélas, marquée par certains de ceux-là. Tout ce qui naît est célébré en maintes et maintes fêtes. C’est normal, c’est un miracle. Le Miracle de la Vie comme le nomment certains. L’enthousiasme et la jovialité sont parfaitement propices et légitimes. Alors bien-sûr, tout ce qui trépasse est également amené à être marqué par une réunion de personnes proches ; mais là, la ferveur laisse place au souvenir, à la tristesse et, malheureusement, au chagrin. Comme Aujourd’hui.

   Le ciel est tapissé d’épais nuages noirs qui déversent une légère bruine glaçante. Je sens un désagréable frisson remonter le long de mon échine jusqu’à mes cervicales. Mes pas s’enfoncent bruyamment dans une terre molle et imbibée d’eau de pluie. Un vent frais nous apporte le hurlement d’un tonnerre lointain qui gronde gravement à l’horizon. Seule la chute permanente de centaines de feuilles mortes donne un semblant de mouvement lugubre autour de nous. Le cimetière est vide. Nous sommes à priori, ma compagne et moi, les seules âmes en vie aux alentours. Amusant paradoxe, n’est-ce pas ? Nous avançons sans dire un mot au milieu de centaines de tombes et d’épitaphes aux noms inconnus.

   Au bout de quelques minutes de marche dans la boue ruisselante, nous parvenons à distinguer une pierre tombale en particulier. Elle siège au bout de l’allée, comme la pièce maîtresse d’un spectacle macabre. À sa droite, un homme en noir attend patiemment, les yeux baissés vers le sol. En nous rapprochant, nous découvrons une tombe ouverte à ses pieds. La sépulture abrite quelqu’un. Je comprends que nous avons trouvé le bon endroit. Nous sommes enfin arrivés. Et nous demeurons, comme convenu, les seuls présents avec le prêtre. Ce dernier nous accueille avec une révérence silencieuse. Un grand arbre sombre sans frondaisons nous couvre. La cérémonie va pouvoir commencer.

   Mes yeux parcourent l’édifice, sobre mais luxueux dans son style, puis le religieux au visage condoléant, et enfin le cercueil ouvert. Un pincement au cœur me saisit et me coupe instantanément le souffle. Ce que j’y découvre me déchire de l’intérieur. La voir, Elle, pâle et inerte comme une statue, me rappelle à quel point mon mal-être me hantait ces derniers temps. Les doigts de ma compagne maintiennent les miens qui relâchent, malgré eux, leur étreinte. Je tiens encore debout, mais je me sens capable de tomber à tout instant. Elle se colle à moi, sans doute pour me soutenir. J’entends un soupir impuissant lui échapper sous son foulard noir qui vole dans le vent frais d’automne.

   Je fixe le visage de la défunte. Et je la revis vivante, se tenant droite devant moi, en des temps de fêtes et de lumières. Autrefois, ses beaux cheveux flottaient dans l’air avec une grâce insolente à chacun de ses mouvements. Ses iris brillaient d’une douceur timide et touchante. Les commissures de sa bouche se pliaient en un rictus adorable lorsqu’elle riait. Le grain de beauté sur sa joue droite tâchait délicatement une peau d’un teint parfait. Et de ses jolies lèvres désormais closes s’élevait une voix chantante et mélodieuse qui m’avait bercé dès le premier mot qu’elle avait prononcé en ma présence.

   Mais je revis malgré moi une autre réminiscence. Bien moins chaleureuse. Bien plus sombre. Je me remémore le Jour. Le terrible Jour qui avait amorcé le déclin. Mon déclin. Celui-ci avait commencé pourtant d’une forte belle manière. Nous nous étions éveillés enlacés l’un contre l’autre, nos respirations murmurant à l’unisson, l’odeur de notre union émanant de nos draps et nos doigts emmêlés comme à l’accoutumée. Puis, le sommeil nous quittant peu à peu, nous avions fusionné nos corps dans un réveil chaud et passionné. Tout avait continué dans la jouissance scintillante des débuts heureux. Chaque parole et chaque geste étaient choisis avec générosité et affection. Nous étions aux petits soins l’un pour l’autre, rivalisant d’attention et de douceur envers la deuxième moitié du couple naissant. Il n’y avait alors eu aucun artifice, aucune simulation ni aucune exagération. Tout se faisait comme cela devait être. Naturellement. Et le Soir venu, c’était arrivé. Nous étions dans mon Salon, apprêté pour un dîner romantique et intime de notre propre cru. Les lueurs des lampes brillaient le long des murs blancs. Les flammèches tremblotantes des bougies se tortillaient voluptueusement et faisaient danser des formes abstraites sur les meubles. Un encens parfumé flottait dans l’atmosphère. Chaque élément de mes décorations était agencé comme je le souhaitais au détail près. Ma salle de vie était parfaite. Tout était parfait. Et Elle, Elle était encore plus que tout ça. Et alors que nous étions posés l’un contre l’autre sur mon grand canapé, absorbés dans une longue discussion, quelque chose avait attiré mon regard. Elle était plongée dans un monologue sur sa propre vie et s’était alors mise sous une lumière que j’avais ignorée jusqu’alors. Et c’était là que mes yeux venaient pour la première fois de distinguer la Bête qui allait me hanter pour les semaines à venir. L’Araignée. Surgie de je ne savais quelle fissure poisseuse, la créature arachnoïde exposait fièrement son corps épais, d’un noir de jais, et étalait ses abominables pattes dans sa toile qu’elle venait de tisser dans un angle du plafond de mon salon.

   Le contact doux et humide des lèvres de ma compagne dans mon cou m’arrache soudainement à ces images ternies des temps révolus. Murmurant à mon oreille, elle m’encourage chaudement à initier la cérémonie. Je reprends conscience dans le présent, dans mon malheur actuel, dans le cimetière. Je force alors mon corps affligé à s’animer malgré la raideur qui le paralyse et fais signe au prêtre de commencer. L’homme, d’une moue sobre et compréhensive, hoche de la tête et se tourne vers le corps dans le cercueil. Il ouvre un petit livre, fait défiler quelques pages secouées par le vent frais et entame une prière.

   Le texte religieux évoque la Période des Fêtes. L’époque où je l’avais rencontrée. Où je l’avais découverte. Peu importait l’endroit, les lumières scintillaient et clignotaient telles des milliers d’étoiles partout autour de moi. Et la jeune femme qui se dessinait peu à peu désormais dans ma vie et qui occupait de plus en plus mes pensées déambulait alors à mes côtés. Nous avions appris à nous connaître, à chercher nos plaisirs communs, à deviner nos goûts similaires, à nous présenter nos histoires et nos idéaux. Je me souvenais être quotidiennement envahi du plaisir insensé de l’explorateur sous une bonne étoile. Chaque parcelle de sa personnalité, chaque détail de son apparence, chaque anecdote de ses récits me charmaient toujours un peu plus. Et chaque seconde qui passait était un grain de sable supplémentaire dans la balance qui m’indiquait à quel point j’avais de la chance. Je me rappelais que mon réveil et mon endormissement étaient déjà pour elle. Mes premières et dernières pensées lui étaient toujours, malgré moi, destinées.

   Quelques temps plus tard, ce privilège lui fut dérobé par l’Araignée Noire qui trônait toujours insidieusement dans le coin de mon salon. Je haïssais cette immondice. Elle gâchait tout. Mon chez-moi était pourtant un lieu paisible, source de bien-être et de réconfort. Mais la forme noire était toujours là, quelque part, visible même du coin de l’œil, en train de plier et déplier ses affreuses pattes. Elle me rappelait toujours à son odieuse présence. J’avais beau tourner la tête et me concentrer sur le bonheur que m’apportait mon aimée, je sentais toujours son emprise  sur mon esprit.

   J’avais essayé de l’ignorer. Vraiment. Mais le blanc des murs de mon bonheur contrastait trop avec l’opacité ténébreuse de l’Araignée. Il était arrivé une fois où j’avais pris l’initiative de la faire fuir, mais j’avais alors réalisé que chercher à m’y confronter me glaçait le sang. Faire face à la source même de mon mal-être me terrifiait de prime abord, me soulageait un temps mais finalement me meurtrissait encore plus. C’était comme si une main libidineuse pénétrait dans mon crâne pour brutaliser et malaxer douloureusement mes synapses. À plusieurs reprises, j’en apprenais un peu plus sur elle. Chaque détail de la bête était une pièce supplémentaire à l’édifice macabre de mes cauchemars. Chaque sinuosité de sa carapace, chaque croc, chaque œil, chaque trace apportait un peu plus de concret à l’architecture de mon imagination obsessive, mais soulevait toujours de nouvelles questions, de nouvelles curiosités malsaines en moi.

   Mon aimée, Elle, ne semblait pas s’en inquiéter outre mesure. « Ce n’est qu’une Araignée », qu’elle disait, « ça n’a vraiment, mais alors, vraiment pas d’importance ».  Elle n’avait pas vu que la Toile n’était pas seulement sur mon mur, mais également dans mon esprit. Elle n’avait alors pas su à quel point je maudissais ce soir là, où j’étais assis avec elle sur ce canapé, à l’écouter et voir l’Araignée apparaître pour la première fois.

   Avant tout ca, mon âme était bien moins tourmentée. J’aurais voulu dire à quel point j’en étais nostalgique. Mais la vérité était bien plus atroce. Je n’avais plus vraiment souvenir de mon apaisement passé, sinon par des bribes éphémères. Comme les songes d’une autre vie. Je ne connaissais plus que ce venin qui brûlait mes entrailles, me coupait l’appétit, hantait mon sommeil, étouffait ma vivacité et gâchait mon histoire. Notre histoire.

   Les fresques étiolées de ma mémoire me renvoyaient pourtant parfois à ces lointains moments où nos corps s’étaient rapprochés, subtilement pour la première fois. Quand nos regards fuyants se croisaient avec timidité lors de nos premiers échanges. Quand tout n’était que les savoureuses prémices d’un Quelque Chose qui nous dépassait alors, mais qui nous faisait incroyablement envie. C’était un savoureux début qui embaumait mes journées. Je me souviens d’une tendresse inconnue qui m’avait saisi alors que je passais mes doigts contre sa joue et les descendais le long de son cou. La sentir frissonner en fermant les yeux tandis que je caressais sa peau en la contemplant, sans doute déjà avec cet amour que je sentais mûrir en moi comme un fruit sucré. Un jour peut-être, viendrait pour moi le moment de lui annoncer de tels sentiments ?

   Pourtant, cette délicieuse initiative me fut ravie par mon aimée. Elle avait commis le plus doux de tous les larcins en me privant de l’honneur d’une telle déclaration par ses propres aveux. C’était un soir où, je me rappelle, l’aura néfaste de l’Araignée m’avait atteint plus que de raison et m’avait fait sombrer dans une peine profonde. Tout me paraissait sali et pourtant si beau sous la crasse que je ne parvenais pas à purger. Je ne ressentais plus qu’une impression malheureuse de gâchis. Et dans un soupir, mon aimée avait redonné une chance à tout cela. Elle m’avait susurré « Je… ». Mon cœur avait alors cessé de battre. J’avais espéré et redouté tout autant la suite de ses mots. Elle avait finalement achevé sa phrase par « … t’aime ». Je l’avais fixée, en plongeant mon regard dans le sien. Un univers de constellations scintillait de mille feux dans les méandres de ses iris.

   Alors que dorénavant, mes yeux ne peuvent parcourir douloureusement que son cadavre froid et inerte. Je pourrai lui dire n’importe quoi avec mon regard, elle ne me le rendra plus jamais. Je retiens une larme pour cette illusion cruelle par laquelle le Sort m’avait sadiquement berné. Et tandis que les déclamations élogieuses du prêtre semblent s’enchaîner sans fin, que mes membres tremblotent sous les assauts de la bruine glacée et du chagrin, que les bras de ma compagne d’alors m’enlacent fortement pour me maintenir debout, je découvre alors un détail. Un détail qui avait tout changé chez moi.

   Mais pourquoi les choses avaient-elles donc changé ? Quel crime avais-je commis pour subir cet infâme châtiment ? Il était arrivé un moment où je n’étais même plus libre de la dévorer des yeux, de l’admirer, de simplement la regarder en me disant à quel point je la trouvais magnifique. Car dans mon champ de vision, il y avait elle, et l’Araignée dans son coin. Les voir toutes deux ensemble me donnait toujours la nausée et saccageait le tableau de mon épanouissement. Le bonheur dont j’étais censé profiter et m’abreuver à pleines gorgées n’avait désormais plus que le goût d’une eau croupie et malsaine. Pourtant, le breuvage lui-même était bel et bien parfait. C’était simplement moi qui n’en distinguais plus la saveur. Ou qui n’en étais plus capable. Et je me sentais alors emporté, petit à petit, dans un maelstrom invisible mais pourtant cataclysmique de peine, de jalousie, de rancœur, de regret et de colère. Mais surtout de colère. Contre moi. L’énergie naturelle qui m’amenait à lui offrir de petites attentions pour de grandes gratitudes s’éteignait peu à peu comme une flammèche vacillante sans air. Je la perdais, mais je me perdais également. Le trône de l’idéalisation se fissurait de part en part et menaçait de s’écrouler en milliers de débris de déception. Et tandis que je m’épuisais à la maintenir sur le siège vacillant et branlant, je sentais mes forces et ma détermination s’écouler inexorablement dans une hémorragie de volonté. 

   Parfois, l’Araignée disparaissait. Se recroquevillant sans doute dans quelque cavité immonde et putride. Elle laissait alors libre cours à ma félicité pour se redévelopper comme une plante malade, mais enfin libérée du feu bactérien. Je redécouvrais alors la joie qui m’était due, qui était légitime. Mais je me demandais toujours ce que mon mal-être avait toutefois abimé malgré mes efforts pour le cacher. Les instants doux et les moments complices revenaient et guérissaient mon cœur encore fragile. J’y voyais alors le retour des jours heureux.

   Comme cette fois où, alors que nous achevions notre premier tour d’horloge passé ensemble, nous avions évoqué le moment de nous revoir. Craignant de paraître trop présomptueux, j’avais proposé trois jours plus tard. Elle, sans hésiter, suggéra le soir même. Nous répondions mutuellement à la timidité de l’autre par de tendres initiatives. Nous avancions, et rien ne nous arrêtait.

   Mais l’Araignée revenait toujours. Au détour d’un regard serein vers mon aimée, la forme noire s’imposait soudainement à ma vue et me renvoyait aussitôt à mon mal-être. Mon cœur pompait à nouveau du poison, et mon esprit se voyait derechef harcelé par des pensées parasites. Telle une nuée infinie et insidieuse, elles se faufilaient au creux de chaque réflexion ou de chaque instant de paix et me renvoyaient à des scènes que je voulais ignorer par tous les moyens. J’avais beau écraser mon visage sous mes mains, rien n’y faisait. Comment fermer les yeux devant un spectacle immonde qui se joue inlassablement sous nos paupières et se moque des protestations de son public ? Les parasites se greffaient partout et avilissaient le moindre détail, telles des métastases acharnées. Ils suçaient mon énergie et rongeaient le tronc de ma paix intérieure en son propre sein. Il n’y restait dès lors qu’un grand vide souillé par des excréments de rumination corrosive. Je les haïssais et les maudissais tandis qu’ils tissaient leurs toiles abjectes sur ce qui aurait dû être le socle de ma félicité.

   Je me souviens d’un matin. Alors que je me réveillais sur mon canapé, courbaturé et épuisé d’une énième nuit d’insomnie ou harcelé par un cauchemar de plus, j’avais été saisi d’une violente colère. Le lac gelé de ma plénitude assourdie venait d’exploser dans un tsunami brûlant qui déversait sa rage dans mes veines. Je m’étais précipité vers le coin du salon où stagnait la bête. L’Araignée était là. Insatiable de mon malheur qu’elle aspirait allégrement comme une gelée liquoreuse. Elle me narguait, oppressante et immobile. Réelle et omnisciente à la fois. J’ai alors laissé tonner la tempête en cage qui incendiait mes entrailles. Et j’ai tenté de la faire fuir. Je lui hurlais dessus. Je faisais des gestes brusques pour la faire déguerpir. Je frappais le mur pour que les vibrations lui fassent peur. Mais elle restait là. Impassible. Je ne pouvais pas l’atteindre. Je ne pouvais pas la tuer. Car c’était moi qui avais peur d’elle. C’était moi qu’elle pouvait tuer. Mon aimée était alors arrivée dans mon dos et m’avait demandé ce que j’étais en train de faire. Lorsqu’elle eut compris, elle en fut agacée. Elle ne trouvait pas de sens à ma furie. Elle ne comprenait pas ce que ce monstre impactait dans ma vie. Elle me laissa seul, livré à ma propre colère. À ma voix cassée et à mon souffle coupé. Et lorsque je regardais à nouveau l’Araignée, je réalisais alors qu’elle avait grossi.

   Quoi que j’ai pu choisir de faire, de l’ignorer, de la confronter, de tenter de la chasser, d’en parler avec mon aimée, une vérité restait gravée dans le marbre. Le temps passait. Et l’Araignée grandissait. Elle prenait de plus en plus de place dans mon champ de vision. Et mes errances solitaires dans le désert de l’incompréhension, lancinantes et incessantes, lors de toutes ces nuits sans sommeil à côté de ma belle endormie n’arrangeaient rien. Je m’effondrais toujours dans le sable froid, mes appels à l'aide emportés vers un néant inconnu par les alizés insensibles. Et à chaque fois que je me relevais, j’étais de plus en plus mal.

   Comme ce fameux soir où mon aimée m’avait avoué ses sentiments alors que je pataugeais dans les abysses vaseuses de ma dépression. J’avais pris sa main sans briser le lien visuel qui nous unissait. Je me perdais dans l’infinité ténébreuse de ses pupilles dilatées. Que répondre à cet instant précis ? Quelle vérité m’habitait alors ? J’avais le choix entre deux réponses. Je pouvais lui dire « Je… », inspirer un grand coup, et annoncer « … t’aime ». Ou alors, je pouvais commencer par « Je… », hésiter un instant, et conclure par « … suis touché ». Nous nous étions ainsi rapprochés en collant nos fronts l’un contre l’autre. Je sentais son souffle chaud contre mon visage. Elle était émue. Tout comme moi. L’Araignée était, quand à elle, toujours là, dans le coin de mon champ de vision, occupée à m’irradier de son ignoble présence. Mais à cet instant, je n’étais plus moi-même. J’avais cédé mon discours réfléchi pour laisser parler quelque chose de plus profond en moi à ma place. Je lui avais dit « Je… ». Elle avait pincé ses lèvres en déglutissant. Et j’avais continué avec « … t’aime ». Nos lèvres s’étaient jointes. Nos corps et nos cœurs aussi. La Bête était vaincue. Du moins, je le croyais alors.

   Car le détail que j’entraperçois aujourd’hui sur son corps exsangue, malgré l’ombre des nuages noirs dans le ciel, me rappelle ce terrible jour où il a fallu pour moi que j’avance. Que je cesse de m’enliser dans ma propre toile. Dans laquelle j’avais brodé ma Vérité. Et que j’accepte définitivement la Réalité.

   Car l’Araignée ne s’était pas uniquement installée dans l’angle de mon plafond. Je réalisais au fil du temps qu’elle était partout, même dans les détails qui auparavant m’animaient de bonheur. En me remémorant certaines fresques de nos débuts, certaines images, certains mots, certains vêtements, certains sous-entendus, je réalisais que l’Araignée était déjà présente à ces moments-là. Je ne l’avais juste pas encore vue à l’époque. Et je réalisais, petit à petit, qu’être le seul à endurer et ressentir ce calvaire délitait le sol cotonneux sous mes pieds et me faisait tomber de la stratosphère onirique dans laquelle je me berçais depuis le début.

   Un jour donc, nous étions dans mon salon, mon aimée et moi. Nous discutions, confortablement installés sur mon canapé. Depuis son coin, l’Araignée, toujours plus grosse, nous fixait de ses centaines d’yeux glauques. Tout était comme d’habitude. Moi, j’étais heureux, mais triste à la fois. Elle, Elle était heureuse, mais sans doute peinée pour moi. Et puis, j’ai abordé un sujet. J’ai parlé de l’Araignée. Mon aimée m’écouta. Et tandis que je parlais, je percevais du coin de l’œil la bête noire qui commençait à se mouvoir. Elle grimpa au plafond et commença à ramper. Je savais ce qu’il était en train d’advenir. Mon aimée ne se doutait de rien et avait les yeux rivés sur moi pendant que j’évoquais encore une fois mon mal-être. Et je sentais mon cœur se déchirer. J’aurais voulu tout arrêter. Interrompre la procession horrible qui commençait à se jouer. Rester dans mon rêve, et donc continuer à être malheureux. J’y étais prêt. Mais il ne fallait pas. Je ne pouvais pas. Ou plutôt, je ne pouvais plus. L’Araignée se rapprochait toujours et était à présent au dessus de nos têtes.

   Je me souvenais de ses messages adorables et attentionnés lors des soirées d’Hiver pendant les Fêtes de fin d’année. Je me rappelais de sa timidité, de ses petits rires qui m’attendrissaient, de la découverte de sa voix chantante et mélodieuse.

   L’Araignée recroquevilla ses pattes et se laissa alors tomber du plafond et s’écrasa sur mon aimée. Cette image me terrorisa et lacéra mon cœur en lambeaux sanguinolents et douloureux. Être spectateur du contact physique entre la source de mon mal-être et la femme que j’aimais était d’une violence dont je n’aurais pas soupçonnée l’existence. Mon corps se raidit et assista malgré lui à l’accomplissement de la procession.

   Je revivais ces moments où elle me sautait dessus pour me réveiller le matin quand je dormais profondément. Son rictus amusé était la première chose que je voyais de la journée. La beauté du lever du soleil n’était qu’une piètre concurrente en comparaison de ce rituel moqueur. Il n’y avait qu’Elle. Elle, comme je la connaissais et la voyais alors à cet instant précis.

   L’Araignée mordit mon aimée au cou. Celle-ci laissa échapper un petit cri et chassa la bête d’un coup de poignet vif et précipité.  Le monstre de jais fut projeté à l’autre bout du salon et s’écrasa au sol dans un bruit sourd. En agitant vivement ses pattes, l’Araignée se faufila sous la porte d’entrée et disparut. Mon aimée plaqua sa paume contre la plaie. Elle me regarda d’un air paniqué, apeuré et bouleversé. Ma vue s’embua. Je sentais les larmes monter comme autant de ressentiments et de regrets dans un geyser cognitif. J’avais envie de lui dire à quel point j’étais désolé. Que je l’aimais. Et que, sans doute, je l’aimerais toujours. Mais il ne le fallait pas. Alors je me tus et restai muet et immobile. Elle eut un violent haut-le-corps et toussa douloureusement. Elle me disait qu’elle avait mal, qu’elle avait des vertiges et de la fièvre. Cela me brisa le cœur. Elle me lança un regard à la fois navré, aimant et imprégné d’un je ne sais quoi que je ne saurais sans doute jamais interpréter. Elle ne tendit même pas le bras vers moi lorsqu’elle s’allongea à mes pieds en tremblant. Comme si elle acceptait. Comme si elle comprenait. Je sentais ses spasmes tambouriner mon canapé. Je voulus avaler ma salive mais ma gorge nouée m’en empêcha. Je sentais mes joues ruisseler de gouttes salées qui perlaient et tombaient sur mon aimée. Il y eut encore quelques hoquets, puis les mouvements s’apaisèrent et ce fut enfin le silence.

   Le tonnerre gronde alors fortement et m’arrache à mes réminiscences. Je reprends conscience de l’instant présent. De ce que je fais ici. De ce qui m’a conduit ici. Au loin, dans l’arche céleste qui surplombe la campagne abandonnée, je perçois une fissure nacrée fendre les nuages sombres et laisser déverser une lueur iridescente sur l’horizon. Comme une dentelle fragile, j’assiste au spectacle laconique du plafond orageux qui se déchire de part en part en plusieurs fentes qui libèrent une dizaine de cascades de lumière crépusculaire. Un rayon de soleil rougeâtre vient justement de percer les cumulus noirâtres au-dessus de nous et illumine le corps dans le cercueil. Mon aimée est là. Immobile, silencieuse et magnifique. Pour l’éternité. Et la lumière me permet de distinguer ce détail qui me chagrine tant. Je vois, sur son cou, les deux points de morsure de l’Araignée. Une boule comprime mon cœur et m’empêche de respirer. J’inspire alors fortement comme pour la vomir et expulse un profond soupir. Cela ne me soulage pas pour autant. Ma compagne me serre fortement la main. Elle a dû entendre mon mal-être.

   Le rayon de soleil qui illumine la tombe glisse au sol, éclaire les chrysanthèmes déposés, se déplace vers nous et se pose finalement sur la femme qui m’accompagne. Je tourne mon regard vers elle. Le vent souffle toujours et je vois son visage sous le foulard noir qui vole en arrière. Ses beaux cheveux qui flottent dans le vent frais comme s’il les caressait avec ses doigts invisibles tel un amant envoûté. Ses yeux qui brillent d’une douceur timide et touchante. Les brisures aux commissures de ses lèvres  qui dessinent une moue désolée qui me rappelle à quel point elle se sent impuissante et peinée de me voir ainsi. Le grain de beauté sur sa joue droite qui tâche délicatement une peau d’un teint toujours aussi parfait. Et la morsure de l’Araignée qui cicatrise dans son cou.

   Je retourne ma tête vers le cercueil. Bien entendu, il est vide. Il n’y a jamais eu personne dedans. Il n’y a aucun prêtre non plus. Personne n’est mort.

   Ma compagne secoue ma main et attire mon attention sur elle. Je vois qu’elle comprend, qu’elle veut que j’avance, que j’accepte, que je la suive pour de vrai cette fois. Et elle entrouvre sa jolie bouche en révélant ses dents blanches. De sa voix chantante et mélodieuse, elle me dit « Je… ». Elle inspire. Elle renifle, visiblement bouleversée de me voir si mal. Elle achève par « … t’aime ».

   Je sens sa main qui comprime mes doigts. Je lui rends son étreinte. Je ne supporte évidemment pas de la voir ainsi, par ma faute. C’est entièrement de mon fait si nous en sommes là aujourd’hui, si elle est contrainte de m’accompagner à dire adieu à ce que j’appelais ma Vérité. Alors je plonge mon regard dans ses iris. Et je la contemple. À ma droite, je ressens encore comme la nostalgie de quelque chose qui émane du cercueil vide. Comme le fumet langoureux d’un songe de fin d’année. Mais devant moi, je fais face à la Réalité.

   Alors, je laisse glisser mes doigts sur sa joue humide et je me mets à penser. Je réfléchis à ma réponse. Déjà, je commence par murmurer « Je… ».
   
   

 


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