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Hors ligne Jérémy

  • Plumelette
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Accoudé au zinc. (en cours)
« le: 20 novembre 2020 à 22:32:58 »
Accoudé au zinc

Accoudé au zinc, Jacques est un Empereur, un Seigneur du troquet. Les troquets, Jacques, il les connait. Il les fréquente, parce que c’est chaud les rades, parce qu’il y a toujours moyen de paillasser, et puis de temps en temps, il peut taper le carton.

Alors, il prend racine, puis un changement de propriétaire survient et il migre autre part, ailleurs.

Ce soir il traîne son air patibulaire, vagabondant au gré du vent qui siffle et givre. Ces temps-ci son bistrot fait le carrefour, il a pignon sur le boulevard. Quand Jacques rentre dans le troquet, le taulier a l’impression qu’il n’est jamais parti. Il pose son manteau et sa Gavroche, s’installe et commande son verre « un p’tit blanc pour commencer on verra ensuite… ». Au travers des premiers effluves d’alcool, Jacques se souvient du temps ou il traînait ses grolles sur ce boulevard, une Gavroche trop grande vissée sur la tête.

Son école était à deux pas. Elle est toujours là. Parfois, Jacques regarde les bambins jouer dans la cour, son vague à l’âme le transporte à l’époque où lui il y était. On peut pas dire qu’l’école il aimait ça, ce n’était pas son fort. Lui il était plutôt du genre « mauvaise graine », un brin gringalet, les sourcils froncés, plutôt solitaire. Le gamin que personne ne comprend, pas plus les maîtres que les autres culottes courtes. Il cherchait pas la castagne, fallait pas non plus le toiser trop longtemps du regard. Son frangin était dans les parages en cas de baston. Il le défendait pour sûr. Son grand-frère c’était le poto… Le genre de type qui va lâcher sa gonzesse pour envoyer un ou deux bourres-pifs si son p’tit frère doit en découdre.
Les autres ils n’aimaient pas bien Jacques. Jacques il était mystérieux. Ce mystère qui dérange dans une cour d’école. Ce mystère, une faille invisible mais ouverte qui intrigue et qui crache à la gueule de tous : qu’ « ils aillent se faire foutre ». C’est sans doute pour ça que son frère a décidé, sans le savoir, de le protéger contre vents et marée.

Pour faire passer le temps en récré, son truc c’était de se bourrer les poches de marrons. Il les observait, il les connaissait tous dans les détails. Il s’inventait des histoires à n’en plus finir avec ses marrons. D’ailleurs, accoudé à son zinc, Jacques a toujours un marron au fond de la poche de son falzar : ça le rassure, ça l’a toujours rassuré. Il enlevait les marrons de la bogue. Il ne prenait d’ailleurs que les marrons qui étaient dans une bogue. Ceux qui jonchaient le sol sans leurs carapaces piquantes ne l’intéressaient pas.
Pourtant, cette bogue elle pique, elle écorche les paluches. P’t’être que lui-même il sait pas bien pourquoi il faisait ça… P’t’être que parce qu’en dessous de la bogue hostile, y a ce fruit tout rond, tout poli. 
Mais un jour du haut de ses onze ans, un lascar d’un air moqueur lui a demandé où était sa mère. Le minot a vu rouge, le lascar n’a eu qu’à se rhabiller. Jacques a été renvoyé. Son père un vieux lourdingue qui s’occupait pas vraiment des ses deux loupiots l’a dézingué bien comme il faut… « L’vieux » comme il l’appelait à la fin de sa vie, était un type aigri, trop occupé à broyer du noir au fond sa vinasse âcre, qui tâche le foie et l’âme… Faut dire que depuis la mort de sa femme il n’a trouvé que la boutanche comme bouée de sauvetage crevée pour se raccrocher. Son truc à lui, c’était la vie pantouflarde, peinarde… Le type « employé de poste » qui fait bien son taf, qu’a rien demandé à personne et à qui personne ne demande rien. Une femme, une maison, des gosses « pour combler madame » comme il disait.  Un brin macho, enfin c’est ce qu’il croyait… Parce que la carrure il l’avait pas, le style non plus… Un costume trop large pour un mec qui croyait qu’ça devait passer par ça. Bah ouais ! Faut dire qu’il avait fait la guerre le brave gars. Bah ouais ! Il savait lui, ce que c’était qu’être un trouffion de l’administration publique, un planqué en somme. Un gars un peu lâche prêt à reconnaitre la victoire de n’importe quel camp dans cette foutue guerre, pourvu qu’elle se termine et qu’il soit vivant.
Il allait au turbin mais comme pendant la guerre c’était plutôt sa femme qui portait la famille. Elle  lui faisait croire que c’était lui le chef de la maison,  mais en vrai elle le rassurait, l’aimait sans aucun doute. Alors forcément, quand il a appris qu’elle était malade, il s’est écroulé…Le pauvre type savait plus ou il habitait. Les marmots eux ils étaient pas bien grand à l’époque ils ont pas tout compris ce qui se passait. Il a fallu payer les traitements, s’occuper des 2 mioches, entretenir la maison, prendre soin de sa femme…Le gars savait plus ou donner de la tête. Il a commencé à tiser, la maladie de sa femme s’est accélérée, il s’est  consacré  essentiellement à son amour, les factures se sont entassées. Elle a fini par passer l’arme à gauche, le type était là jusqu'à son dernier souffle, ruiné mais là…
Alors il a du vendre sa baraque pour un logement ou l’on allait chercher l’eau sur le palier à proximité des toilettes collectives. Fin d’un rêve, pour une descente aux enfers. Les gosses étaient aussi déboussolés mais ils la ramené pas trop. La détresse du vieux prenait toute la place. Jacques prenait tout dans le bide sans rien dire…il se refermait, fronçait les sourcils, serrait les dents mais ne lâchait rien…Son frère, lui à foutu le camp pendant deux jours, après l’enterrement, une larme sur la joue il s’est barré. Deux jours, deux nuits personnes ne savait ou il était. A croire que même lui ne savait pas trop. 
Jacques dans son troquet il l’ouvre pas trop… Ou plus trop … juste pour rhabiller le gamin « Le même ! ». Avant, les bars c’était pas des saloons de western, mais pas loin. Personne savait trop ce qui pouvait se passer. Entre les blagues graveleuses, les mecs bourrés, les hommes à femmes sans femmes mais avec des hommes, qui sortaient leurs baloches  sur le comptoir à la moindre insulte touchant à leur virilité. Pas sûr que ça ait tellement changé finalement. Mais pour Jacques, un vrai pilier de comptoir, c’est des types de la trempe de Gabin et Belmondo. Des types qui ne sont pas bourrés mais qui sont ivres tellement ils sont bourrés, des types dont l’ivresse les sublime.
La première fois qu’il a ouvert la lourde d’un bistrot c’était avec son père. Il se souvient encore du contraste entre le bruit de la rue, la vitesse des véhicules, l’incessant brouhaha des klaxons, la poussière qu’ils soulevaient et cet endroit. La musique jouait toute seule des 45 tours, sur un vieux juke-box dégoté par le proprio dans le fin fond d’une brocante. L’épais nuage de poussière était remplacé par le brouillard des fumées : mélange de clope roulée, de cigare et de Gitane sans filtre fumées jusqu’au mégot à s’en bruler les lèvres. La cacophonie des hommes qui parlaient politique en se rafraichissant le gossier avec le tord-boyaux du taulier, remplaçait les cris de la rue.
Il se souvient du zinc qui reluisait, des tabourets de bar avec un seul pied qui lui arrivaient à hauteur de tête. Comme toujours, son marron dans la poche, il avait prit son courage à deux mains, était monté sur le tabouret et quand son père lui  avait demandé ce qu’il voulait boire d’un ton impassible il avait dit : « une limonade ».
Il se souvient de la gérante une espèce de tavernière, au verbe haut qui tenait en laisse tout les chiens d’la casse qu’elle abreuvait. Il se rappelle de tous ces hommes qui semblaient à la fois profondément libre et foncièrement triste. Il regardait son père pas tellement charismatique au milieu de tous ces personnages qui se foutaient des véritables torgnoles sur l’épaule pour se saluer. Alors le p’tit Jacques il était fasciné. Fasciné d’être au milieu des grandes personnes, fasciné qu’on lui sert la paluche pour le saluer, fasciné d’entendre ces poivrots parler un langage d’un monde qu’il ne connaissait pas.  Faut dire que chez lui, sa mère avant sa maladie, elle les élevait en épingle ses rejetons. Ils avaient de beaux souliers, de beaux habits, ils avaient plutôt fières allures. Là forcement c’était une sorte de bouffée d’oxygène…D’ailleurs ce jour là c’est même pas sûres que la mère était au courant de l’expédition entre père et fils.

 


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