Papi Lucien et le rouge-gorge
Les oiseaux célèbrent le printemps en chantant. Certains gazouillent gentiment, d’autres répètent le même refrain, tout au long de la journée. Assis sur la terrasse, Papi Lucien les écoute. Il aimerait les voir, mais souvent il n’y parvient pas. Les notes de musiques lui arrivent des buissons, mais les petites boules de plumes restent cachées.
Papi Lucien n’a plus de très bons yeux. Malgré ses lunettes, le monde autour de lui reste flou. Alors, ce matin, il ferme les paupières et se concentre. Un rouge-gorge pépie. De petites notes aigues, répétées. Des tchips, tchips. Tout près, là, dans la haie.
Papi Lucien imagine qu’il peut parler aux oiseaux. De sa gorge montent de minuscules « cui-cui ». Les mésanges se rapprochent, les moineaux se rassemblent à ses pieds, un étourneau se pose sur la table. Les yeux clos, au bord de la pelouse, Papi Lucien demande en sifflant :
— Où étiez-vous passés, depuis tout ce temps ?
— J’étais en Afrique, répond l’étourneau.
— Nous étions en Provence, répondent les mésanges.
Papi Lucien sourit. Les oiseaux voyagent de pays en pays, certains s’envolent avant l’hiver et profitent du soleil méditerranéen.
— Vous en avez de la chance, de découvrir le monde, gazouille Papi Lucien.
— Moi, je suis toujours resté près de toi, dit le rouge-gorge.
— Tu n’aimes pas la chaleur du Sud ? pépie Papi.
Le rouge-gorge sautille. Papi Lucien ne le voit pas, il entend ses petites pattes sur les planches de la terrasse. Le minuscule oiseau est tout proche.
— J’ai trop peur de voyager, dit le rouge-gorge.
— Tu es timide ?
Papi Lucien jurerait que le rouge-gorge a rougi.
— Oui, dit la petite boule rouge et brune. J’ai du mal à chanter en public.
— Pourtant, ta voix est si jolie, répond Lucien. Chante-moi quelque chose, s’il te plait.
— Je n’ose pas…
Autour de la terrasse, des pigeons installés sur le cabanon roucoulent, un rossignol démarre une mélodie compliquée, une fauvette lance des trilles en triples croches. Le petit rouge-gorge ne se sent pas de taille.
— Les autres chantent mieux que moi, bougonne-t-il en rentrant sa tête dans ses épaules.
Papi Lucien veut le rassurer. Le rouge-gorge est son ami. Tout l’hiver, il lui a donné des boules de graisse avec des graines de lin dedans.
— Personne ne va te juger, dit-il. Le regard des autres n’a pas d’importance lorsque l’on est entre amis.
À peine a-t-il prononcé ces mots, que Papi Lucien se frotte la tête des deux mains. Ses longs cheveux blancs s’emmêlent, se tournicotent, forment une boule nuageuse autour de sa tête.
— Tu vois, dit-il, personne ne se moque de ma drôle de tête !
Et c’est vrai qu’il a une drôle de tête, Papi Lucien. Le sommet de son crâne est tout chauve. Son front est ridé comme l’eau du lac sous le vent. Ses joues tombent comme les babines d’un gros chien bougon et ses sourcils ressemblent à deux petits balais retournés.
Tout autour, les oiseaux observent la scène, silencieux et bienveillants.
— S’il te plait, demande à nouveau Papi Lucien, s’il te plait, gentil rouge-gorge, chante un peu pour moi.
Alors, le rouge-gorge toussote un petit peu, se passe le bec sous son aile, étire la tête vers le ciel, prend une grande inspiration et commence à chanter.
Les premières notes sont hésitantes, mais bientôt la musique s’organise. Les motifs se répètent : do mi sol, mi sol mi, do mi sol…
— Bravo, continue ! encourage Papi Lucien.
Le rouge-gorge improvise. Son chant s’enrichit. Papi Lucien arrache une fine brindille d’herbe et la tend devant ses lèvres. En soufflant dessus, il accompagne son ami d’une longue note vibrante. Il a toujours les yeux fermés. Et, d’un coup, il entend plus fort que jamais le petit rouge-gorge.
Il s’est posé sur son épaule !
La mélodie qui s’élève devant la maison de Papi Lucien est la plus belle que l’on puisse entendre. Autour des deux amis, les autres oiseaux organisent des chœurs. Les pies font les basses, le rossignol reprend les notes les plus aigues, les tourterelles arrondissent l’ensemble. La chaise longue de Papi Lucien quitte le sol doucement. Avec le rouge-gorge sur l’épaule, le vieux monsieur s’élève lentement. La chaise danse et Papi Lucien garde les paupières closes. Plus ils montent, et plus l’air autour d’eux se réchauffe. C’est le midi, c’est l’Italie, c’est le Maroc et la Tunisie. Les grands oiseaux migrateurs tournent autour. Toutes les musiques du monde rejoignent l’orchestre.
Une larme de bonheur coule sur la joue de Papi Lucien. Le rouge-gorge se frotte contre son cou, chante doucement au creux de son oreille. La foule des oiseaux de tous les continents se presse maintenant. Les plumages rouges et or, bleus et verts, noirs, violets et couleur de feu. Papi Lucien est le plus heureux des hommes.
La musique s’est tue. Plus rien ne bouge. Papi Lucien frissonne, il a un peu froid. Il ouvre les yeux. Face à lui, le soleil se couche. L’horizon s’embrase et pourtant la fraicheur est là. Papi Lucien secoue ses épaules, le petit rouge-gorge n’y est plus. À vrai dire, la terrasse est déserte, les oiseaux ont quitté le cabanon, le petit muret, la haie.
Papi Lucien étire les bras vers le ciel, se dérouille le dos et se lève. Il est temps de rentrer. Au moment où il va se retourner pour rejoindre la porte de la maison, une petite boule de plume colorée passe devant ses yeux. Papi Lucien essuie ses lunettes, observe le tas de bois. Le rouge-gorge est là, qui le regarde, la tête penchée sur le côté. Papi Lucien s’approche, le petit oiseau ne bouge pas. Encore un pas, son ami reste immobile.
Papi Lucien tend la main et caresse le cou du rouge-gorge, juste en dessous de son bec. On jurerait que le petit oiseau lui sourit. Il chante une dernière fois pour aujourd’hui : do mi sol.
Et Papi Lucien entre se coucher, avec toute la musique du monde qui résonne dans sa tête.