Le Monde de L'Écriture – Forum d'entraide littéraire

05 mai 2024 à 19:26:37
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Le Monde de L'Écriture » Salon littéraire » Salle de débats et réflexions sur l'écriture » Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre

Auteur Sujet: Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre  (Lu 2620 fois)

Hors ligne Alan Tréard

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Re : Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #45 le: 25 avril 2024 à 11:17:57 »
Bonjour Grégor,


Merci à toi pour tes réponses nombreuses qui montrent un réel intérêt pour la question artistique.

Personnellement, j'ai ressenti un certain malaise à voir ce tableau tout en sachant ce qu'il recèle.

J'en reviens à tes conclusions :
L'occasion leur est donnée à peu de frais de se venger de leur ressentiment envers la vie et d'écraser celui qu'hier ils admiraient.
C'est le même mécanisme qui pousse à admirer, à être fan (finalement à se dire que quelqu'un vaut mieux que nous) et qui se renverse dès que l'occasion est trouvée de piétiner une idole.

Je trouve que c'est un jugement de ta part sur la raison de ne pas faire la distinction en la vie de l'auteur et son œuvre. Tu juges celui que tu crois juger... Du moins c'est l'impression qu'il m'en reste.

Comme dit plus haut, j'aurais tendance à voir les questions philosophiques sous un angle plus complexe où ce « pourquoi » ne pourrait pas se résumer en une seule phrase.

Je ne pense pas que ce malaise ou ce dégoût soit de l'ordre de la vengeance, et chacun est en droit d'éviter de voir un contenu qui le dérange (lorsque celui-ci est artistique). La question du contexte elle-même n'est pas qu'une question de morale, et peut tout à fait relever de critères artistiques.

On parle de circonstances atténuantes ou aggravantes dans un procès pour un jugement. En revanche, on parle de contexte dans le cadre d'une œuvre artistique.

Savoir qu'une œuvre était révolutionnaire pour l'époque peut la rendre attractive, tout comme savoir qu'un auteur était criminel peut rendre cette œuvre répugnante. Comme tu as dit (un peu plus haut) que Picasso a révolutionné les arts visuels, tu t'es montré sensible au contexte des œuvres toi aussi.

Contextualiser une œuvre, ça fait partie d'une démarche artistique qui peut demander beaucoup de temps et beaucoup d'énergie, et ce n'est pas uniquement un jugement moral. On étudie habituellement le contexte des publications de livres et des œuvres d'art pour en expliquer l'origine.

La spontanéité du regard sur l'art existe-t-elle vraiment ? Est-on vraiment pur de toute expérience au moment d'apprécier une œuvre ? Et ne se laisse-t-on pas influencer par ses propres expériences et opinions lorsqu'on découvre cette œuvre d'art ?


Voici pour ce que je pouvais apporter aujourd'hui à la discussion afin de nuancer encore un peu.

Au plaisir de philosopher un moment, sans être trop sentencieux.
« Modifié: 25 avril 2024 à 11:20:14 par Alan Tréard »
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mercurielle

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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #46 le: 25 avril 2024 à 11:27:22 »
Après je ne comprends pas trop votre "en tant que femme". Cela sous-entend qu'en tant qu'homme on serait moins susceptible de comprendre la détresse d'une femme violée.

C'est bien de le dire. Mais je ne trouve pas ce tableau "admirable". J'ai du mal, pour ma part, à séparer le fond de la forme. 

mercurielle

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Re : Re : Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #47 le: 25 avril 2024 à 12:00:38 »
La spontanéité du regard sur l'art existe-t-elle vraiment ? Est-on vraiment pur de toute expérience au moment d'apprécier une œuvre ? Et ne se laisse-t-on pas influencer par ses propres expériences et opinions lorsqu'on découvre cette œuvre d'art ?

Bonjour Alan,

Non, bien sûr. Notre regard, par définition, n'est pas objectif. Parce que c'est le nôtre. L'art est une affaire de subjectivité. Que ce soit dans le domaine de la peinture ou de l'écriture  (comme nous le voyons ici).

Pour le contexte auquel tu fais allusion (et tu as raison), n'oublions pas le premiers impressionnistes, vivement rejetés à leur époque. Notre œil s'est habitué. Il y a donc aussi (et je me contredis) une habitude du regard.

Et pensons enfin à Flaubert et Madame Bovary (procès) ainsi qu'à Baudelaire et ses Fleurs du mal.

Mais on pourrait discuter des heures à ce sujet.     

Hors ligne Grégor

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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #48 le: 25 avril 2024 à 15:31:46 »
Alan,
Je suis tout à fait d'accord avec toi, mon pourquoi ne vise que ceux qui agissent par ressentiment et non ceux qui peuvent avoir d'autres raisons de ne pas aimer une oeuvre.
Quand j'étais étudiant en Lettres, on nous demandait souvent de ne pas faire de psychologie (des personnages ou de l'auteur). Mais je trouvais cela dommage car les différentes interprétations d'une oeuvre l'enrichissent au lieu de l'appauvrir de mon point de vue. Mais cette discipline qu'on nous imposait alors avait le mérite de développer notre esprit esthétique et littéraire. Viala dans un livre compare Racine à un caméléon et étudie toute la bassesse du personnage. Il n'en demeure pas moins que son oeuvre est géniale, une des plus belles qui soit. Le fait d'avoir lu ce livre n'a en rien entaché mon regard sur l'oeuvre du grand écrivain mais j'ai appris combien l'ambition féroce et le calcul le plus froid peuvent donner naissance aux plus belles fleurs.
Je ne dirais pas que c'est la règle chez les hommes illustres car je ne connais pas suffisamment la vie de toutes les célébrités de l'histoire mais je ne pense pas que Racine soit une exception, loin de là.
On pourrait en tirer une philosophie nietzschéenne qui glorifierait le surhomme par-delà bien et mal. Le surhomme étant celui qui fixe ses valeurs, sans se soucier des celles périmées du christianisme (valeurs du ressentiment envers la vie et de la pitié pour tous ceux qui échouent).
Je ne vais pas jusque-là, car je pense que l'on peut dépasser ces antagonismes.
Je suis pour une morale finalement assez proche des valeurs du christianisme (on dirait de gauche aujourd'hui).
Mais il faut prendre en compte les critiques et notamment celles de Nietzsche.
Il ne faut pas être naïf, connaître un peu ce qui se trame autour des lieux de pouvoir, avoir lu Machiavel et retenu l'une de ses leçons capitales : il ne faut pas dans un monde mauvais agir comme si nous avions affaire à de bonnes personnes. Ce qui est assez dramatique, puisque même celui qui est bon agira en homme mauvais par crainte des agissements des autres. Sauf, bien sûr que ce n'est pas tellement le terme de "mauvais" que j'utiliserais, plutôt une lutte impitoyable pour le pouvoir (struggle for Life : après tout notre nature est génétique). Mais ceux qui refusent le pouvoir au nom de leurs beaux idéaux n'agissent pas et c'est là la racine du ressentiment. Il existe peut-être une voie tierce, qui est de changer les lois et les institutions afin de contrecarrer les mauvais appétits humains.
Pour en revenir au monde littéraire, la lutte pour la reconnaissance est, elle aussi, impitoyable.
L'envers des belles phrases est souvent odieux.
La plupart des gens qui ne connaissent que les belles phrases s'imaginent que les auteurs sont semblables aux belles idées qu'ils impriment dans leurs livres. Ils se sentent proches moralement de ceux qui ont du succès, sans se douter que ce succès à un prix et qu'il faut être impitoyable pour réussir.
Je ne voudrais pas faire mon Balzac, mais pour peu que je me sois approché des lieux de pouvoir et d'argent, j'ai toujours observé les mêmes comportements.
Je ne juge pas de tels agissements, j'essaie de comprendre et je pense comme Machiavel qu'on ne peut pas réussir dans le monde tel qu'il est aujourd'hui (et tel qu'il a toujours été, du moins jusqu'à présent) si l'on est bon et naïf.
Voilà, je pense qu'il existe un fossé entre les belles valeurs et la réalité, un consensus autour d'une belle illusion qui entretient les naïfs dans leurs échecs et la suprématie des puissants (les hypocrites).
J'essaie souvent de soulever ce point mais en général on me tombe dessus : j'ai osé montrer l'éléphant dans la pièce. Les puissants n'aiment pas que l'on raconte leurs petits secrets et la manière dont ils remportent leurs victoires et les naïfs ne supportent pas la réalité telle qu'elle est (en gros, leur impuissance et leur soumission à ceux qui les dominent). Les uns rêvent et les autres les endorment.
Il faut bien comprendre la mentalité aristocratique des puissant, y compris si l'on veut la combattre.
Cette mentalité triomphe dans la réalité mais dans l'agora j'ai l'impression, sur les forums ou autre, que c'est plutôt la mentalité plébéienne (au sens où les auteurs anciens la nomment) qui s'exprime.
En gros, la morale plébéienne (des esclaves dirait Nietzsche qui n'est pas tendre avec elle) voudrait que l'on soit gentils les uns envers les autres, que personne ne domine, qu'il n'y ai plus de hiérarchie etc. Mais pour obtenir le pouvoir, j'ai l'impression qu'il faut évacuer ces beaux préceptes moraux et être comme je l'ai déjà dit impitoyable.
Donc cette belle morale est en réalité un mythe qui ne sert que les hypocrites.
Si l'on veut que les choses changent, il faut essayer de regarder la réalité en face et cesser de pousser des cris d'orfraie dès que l'on soulève le tabou de la lutte pour le pouvoir, la reconnaissance et l'argent.
Être plus pragmatique.
Forcément, si l'on en revient à la littérature et aux arts, tout le monde voudrait être le nouveau Racine, mais essayons de définir des critères littéraires pour évaluer la valeur des oeuvres, essayons de récompenser le mérite des auteurs et pour ce faire d'en discuter.
Personnellement j'ai abandonné la littérature parce que je ne trouve pas vraiment de critères valables pour déterminer la valeur d'un auteur.
J'essaie la philosophie qui me semble plus juste et plus équitable, car au moins on essaie de penser et de définir ce qu'on écrit.
Mais je n'ai pas de solutions miracles.
« Modifié: 28 avril 2024 à 19:48:17 par Grégor »

Hors ligne Alan Tréard

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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #49 le: 25 avril 2024 à 20:48:33 »
Bonjour mercurielle,


Tes réflexions sont, ma foi, fort intéressantes.

C'est vrai que les premiers impressionnistes étaient révolutionnaires en leur temps. Aujourd'hui nous les voyons comme des classiques, comme s'ils avaient toujours existé.


C'est l'habitude qui façonne nos coutumes.



Grégor,


Tu as quitté la question des arts et littératures pour aborder celle de la morale, de ceux qui prêchent le bien, de « ceux qui poussent des cris d'orfraie. »

Déjà, je ne sais pas si tu te souviens de ma critique pour ton texte, mais ce n'était pas que tu fasses le mal. C'était plutôt que tu te laissais porter par l'émotion, voire par l'instinct ou une certaine forme d'impulsivité ; du moins en avais-je l'impression, le sentiment.

Ici, tu sembles montrer que ton attitude est mûrement réfléchie, que tu agis en fonction d'un idéal philosophique. Tu as bien réfléchi avant de dire ce que tu as dit, du moins c'est la seconde impression qui ressort de ce que je lis de toi.

Citer
Il existe peut-être une voie tierce, qui est de changer les lois et les institutions afin de contrecarrer les mauvais appétits humains.

Tu l'écris toi-même, il y a des règles à respecter, préméditer ses agissements ne suffit malheureusement pas toujours pour justifier de ses agissements. Afin d'éviter des conflictualités extrêmes, nous nous imposons à nous-mêmes un respect de certaines règles quotidiennes.

Dans tous les arts, c'est pareil, il y a des règles qui existent. Certains ne les respectent pas, et peuvent avoir une œuvre révolutionnaire. Ça peut paraître attrayant, tout comme ça peut être repoussant.

S'éloigner des règles de la morale, c'est risqué, c'est s'approcher du crime... qui est réprimé par la loi. S'éloigner des règles artistiques, c'est tout autant risqué, même si ce n'est pas le même risque en soi. Le risque de s'éloigner des règles artistiques serait plutôt d'être incompris, mal perçu, mal reçu.

Si tu t'éloignes des règles du forum, tu risques d'être mal reçu, potentiellement.

Enfin, je ne suis pas sûr que tu puisses dire à l'avance ce que Nietzsche aurait pensé du Monde de l'Écriture. Il me semble que tu manies sa grille d'analyse avec une certaine forme de certitude qui rompt toutes les hypothèses.

Citer
Cette mentalité triomphe dans la réalité mais dans l'agora j'ai l'impression, sur les forums ou autre, que c'est plutôt la mentalité plébéienne (au sens où les auteurs anciens la nomment) qui s'exprime.
En gros, la morale plébéienne (des esclaves dirait Nietzsche qui n'est pas tendre avec elle) voudrait que l'on soit gentils les uns envers les autres, que personne ne domine, qu'il n'y ai plus de hiérarchie etc.

Et si Nietzsche avait connu le Monde de l'Écriture, nous aurait-il forcément pris pour des esclaves ? Je n'en suis pas tout à fait sûr.

La morale n'est pas si simple et elle demande parfois des années d'étude pour être pratiquée. Juger que la morale est facile n'est pas vraiment un jugement, car ce qui est jugé est mûrement réfléchi. C'est le préjugé qui est véritablement la facilité.


Là où j'aurais aimé connaître ton avis, par exemple, c'est sur la supposée spontanéité du regard. Est-elle vraiment possible cette spontanéité ? Ne nous laissons-nous pas influencer par nos expériences passées ?

J'espère que cette discussion ne s'éloignera pas trop du sujet initial (la distinction entre la vie de l'auteur et son œuvre).
« Modifié: 25 avril 2024 à 20:51:17 par Alan Tréard »
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Hors ligne SablOrOr

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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #50 le: 25 avril 2024 à 22:07:15 »
Bonsoir,

Tellement intéressante cette discussion !

Gregor,
Le monde des dominants est certainement impitoyable. Je ne crois pas pour autant qu'il soit créatif de se conduire en imitant des valeurs non bonnes, et sachantes (sens opposé à naïf) pour influencer. On va dire que c'est mon hypothèse, car je n'ai pas de certitude, ne me considérant pas très créatrice.
En art (littéraire, pictural, plastique, oratoire, musical...), les pairs instruisent et forment, même par l'opposition,  les nouveaux nés (nez))...
...en art, les codes se transmettent pour aiguiser les sensibilités....
......en art, les figures de styles signent peut-être une pensée sous-jacente, plus ou moins inconsciente chez le créatif...
...et les plus fortunés parient, négocient, marchandent.
Mais qui a le vrai pouvoir ? La critique ? Le vendeur ?
N'est-ce pas l'artiste qui modèle et fait vivre les courants d'art ?  :-¬?  :???:

Alan,
Tellement agréable de vous/te lire.
Le monde de l'amour spontané est-il impénétrable ?
Je me dis que, peut-être,  le libre arbitre, régulé raisonnablement d'une petite générosité,  démêlé de qqs cultures absolues, décoincé entre psychologies collectives et goûts plus innocement subjectifs, pourrait se frayer un petit chemin, voire un léger univers pour un début de réponse à cette question d'appréciation spontanée...

Tiens...et si on partait explorer le reste du monde (de l'écriture ;-))?
Une destination lointaine, un joli voyage dans un pays où nous ne comprenons même pas l'alphabet, pourrait servir de base expérimentale concrète...aux bases d'un brouillon d'esquisse de début d'introduction de thèse ...pour tester le propos de ....
...le propos de quoi déjà  ?
....ha oui !....à propos de grandeur d'âme, de dissociation de celle-ci entre le créatif, le beau et le monstre...

Pfffiou...toujours pas trouvé l'énergie et le temps de répondre plus long et plus construit, mais vous envoie une sincère affection,

SOo  :calin:


« Modifié: 25 avril 2024 à 22:13:38 par SablOrOr »
"Aimer quelqu'un c'est le lire". Christian Bobin.

Hors ligne Alan Tréard

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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #51 le: 26 avril 2024 à 10:54:21 »
Bonjour Sabloror,


Merci pour tes compliments, je peux remarquer en retour que c'est agréable de te lire aussi. :)

Tu proposes là un autre idéal, un idéal engageant qui nous ouvre d'autres perspectives.

Je crois que nous avons besoin de perspectives, au cours de cette discussion mais aussi en général.

Ta question sur le libre arbitre me paraît tout à fait correspondre à nos interrogations. Ça ouvre encore de nouvelles pistes. L'art est-il le lieu où opposer le libre arbitre à l'excessive fatalité ? La vie de l'auteur peut-elle être d'une troublante fatalité si son œuvre n'en est pas ? Et si toutes les œuvres sont mues par la fatalité, quel rôle joue le libre arbitre là-dedans ?



Au plaisir de philosopher dans une certaine sérénité, avec une certaine candeur.

À bientôt.
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Hors ligne Grégor

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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #52 le: 26 avril 2024 à 15:36:53 »
Alan,
Je vais essayer de te répondre concernant la spontanéité du regard.
Je pense que l'homme est un être de culture et de mémoire.
Or, la culture est une médiation entre les objets du monde et l'homme.
Ce qui signifie que l'objet, qui peut très bien être artistique, est médiatisé par la culture et que la prétendue immédiateté est illusoire.
De la même manière qu'un musicien exécute un morceau qui concrétise des heures de répétition, nous voyons ce que nous avons appris à voir. Certes le musicien joue instantanément sa partition mais ce présent est le fruit d'un passé qui est là sans être convoqué explicitement.
Le regard n'est donc jamais spontané.
Cependant on peut l'éduquer à voir esthétiquement une oeuvre, à essayer de comprendre les intentions de l'artiste ou à interpréter avec une certaine justesse une oeuvre.

Hors ligne Alan Tréard

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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #53 le: 26 avril 2024 à 20:57:23 »
Grégor,


Merci pour cette réponse très concise qui rebondit précisément sur mes propres questionnements.

Admettons que le regard sur l’œuvre ne soit pas spontané, mais qu'il soit éduqué, alors le spectateur ferait toujours appel à son expérience pour apprécier une œuvre d'art.

Doit-on nécessairement avoir vécu la même chose pour ressentir les mêmes choses ? C'est toute la question que je me pose aujourd'hui.

Avons-nous besoin d'avoir le même mode de vie que l'auteur ? les mêmes opinions ? Avons-nous besoin de vivre la même expérience que l'artiste pour apprécier son œuvre ?

Est-il possible d'être sensible à quelqu'un qui n'a pas la même vie que soi-même ?

Puisque l'art fait appel à l'expérience, l'expérience de vie en fait partie. Ne sommes-nous uniquement attiré que par ce qui nous ressemble ? Si oui, notre sensibilité artistique est-elle toujours révélatrice de qui nous sommes au fond de nous-mêmes ?


Je trouve que ce sont des questions vertigineuses, car elles sous-entendent bien des choses qui pourraient être fausses.

Pourtant, elles ont l'avantage de montrer que la distinction entre auteur et œuvre est plus complexe qu'il n'y paraît. Et ça, ça me plaît.
« Modifié: 27 avril 2024 à 10:48:52 par Alan Tréard »
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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #54 le: 26 avril 2024 à 22:02:12 »
Parmi les choses que l'on a vécues, certaines nous marquent plus que d'autres. Et comme je crois au libre arbitre, je dirais même que nous choisissons (au moins en partie) ce qui nous constitue et façonne notre mémoire ainsi que notre vision du monde.
Ce n'est donc pas l'ensemble de notre expérience qui façonne notre vision du monde mais certains faits saillants.
Bien sûr certaines expériences oubliées peuvent être le vrai moteur de nos existences et c'est un peu l'objet de la psychanalyse.
Mais je veux dire qu'il existe une trame de nos existences, des faits significatifs et que ce n'est pas toute l'expérience qui constitue notre vision du monde, car cette totalité serait dénuée de sens.
C'est bien la question du sens qui me semble être prépondérante.
Nous naissons au sens autant que nous naissons dans la nature.
Et ce sens n'est pas éparpillé dans chacune de nos vies singulières, comme si chaque expérience unique provoquait une sensibilité artistique unique.
Au contraire nous sommes d'abord et le plus souvent conditionné par le on (voir l'analyse de Heidegger), ce qui signifie que nous pensons comme on pense, que l'on évalue comme on doit évaluer, qu'on utilise des choses comme on doit les utiliser etc.
La culture qui médiatise le monde pour nous est d'abord celle du On, des idées reçues, de la morale un peu simplette et de la parole qui n'engage à rien.
C'est le sens commun.
On est donc loin de la singularité et de l'originalité.
Bien sûr ce n'est pas une fatalité, juste un état premier, dont on peut s'extirper, afin de retrouver le langage authentique de nos vies.


Hors ligne Alan Tréard

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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #55 le: 27 avril 2024 à 11:05:55 »
Grégor,


Tu présentes l'artiste comme étant un individu qui s'éloignerait du sens commun.

En quelque sorte, ce serait celui qui vit une expérience hors du commun qui s'en inspire pour œuvrer.

Dans un tel cas, je ne vois pas comment on pourrait distinguer l’œuvre de l'auteur, étant donné que son œuvre serait le résultat de cette expérience individuelle.

J'emploie le conditionnel, bien sûr, car nul doute qu'un détail aurait pu m'échapper et me porter à l'erreur.


Il y a tant de possibilités de commettre des erreurs, que je n'ose plus m'avancer dans quelque formule que ce soit.
Mon carnet de bord avec un projet de fantasy.

Hors ligne SablOrOr

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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #56 le: 27 avril 2024 à 14:14:31 »
Bonjour !

Si je reviens au texte de départ, voici ce que j’ai à dire:

-Sur le titre : «Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre»
Étant donné que tu précises clairement dès le 1er paragraphe que tu ne veux pas souligner un «mépris de classe» à travers lui, mais plutôt faire montre d’une distinction entre la personne et le personnage que certains sont dans la vie (pour eux-mêmes ou pour les autres)…je ne vois pas pourquoi ton message a suscité tant de ‘remontrances’ et d’indignation dans ce fil de discussion. Le sais-tu toi-même Grégor ? ;-) Peut-être pas tout à fait puisque tu demandes ‘jugement’ ou/et appréciation de ton écrit...
(oui, je fais la question et la réponse afin que tu m’ignores encore un peu …cela ne me déplait pas car j’ai ainsi davantage de libre expression, sans même passer par la case mépris))
- Sur le valet de chambre, non éponyme, dois-je le préciser.
Je le trouve bien peu audacieux, de mon humble point de vue, de ne jamais vouloir associer son employeur à un grand homme artiste ou vice versa (car il s’agit du vrai thème n’est-ce pas ? : Qu’est-ce que l’art et comment le reconnaître ?....ha zut, je m’ai gourée ?).

- Sur le ‘travail’ : Pourquoi donc, déjà, dissocier ce valet entre son rôle (son travail, son œuvre) et son être (son quotidien) ?
De surcroit, il côtoie au quotidien son maaaîîître…donc doit-il pouvoir/vouloir le comprendre dans tous les aspects de son être ? À moins que sa curiosité ne soit biaisée par une lassitude, en ce cas il devrait se révolter contre ce maaaîîître si ennuyeux, ou même s’en détacher pour connaître une plus grande liberté. Comment cela il ne peut pas à cause de sa condition financière ? Ah, oui c’est vrai qu’il n’en a pas l’énergie, puisque ce maître machiavélique ne se préoccupe pas de lui en laisser le temps ni l’énergie…
Bref, la poule et l’œuf que ces deux-là. Tout deux engoncés dans leur condition. La faute à pas d’bol, ou la faute à personne…au choix.

- Une fois qu’on a lu ça….que fait-on ?
Perso, je dirais déjà, Grégor, que ton introduction est magistrale car elle invite à réfléchir sur un titre illustrateur de plusieurs questions philosophiques non encore prononcées. Dans ton explication elles n’apparaissent pas clairement non plus. C’est fortiche. (Donc oui, de mon côté, c’est plus sifflements d’encouragement à poursuivre, que railleries outrées).

- Précision questionnante : Si le valet ne juge son maître que par sa vie quotidienne et ne juge pas simultanément l’œuvre de son maître, cela démontre-t-il que le maître sépare lui-même son quotidien de son oeuvre ? Si oui, comment fait-il ? Si non comment est-ce que cela survient ?

- Approfondissements de la question: (car la question est si vaste que l’étude nécessite des chiffrages et des explorations poussées)
Combien de maîtres (on va dire en France pour faciliter la recherche) ne font pas le distinguo eux-mêmes (on va dire, allez, depuis le XXe siècle) entre leur quotidien et leur œuvre ?
Combien de valets ne le font pas non plus ?
Est-ce qu’un seul (maître ou valet) suffirait, pour en débattre ?

- Sur l’affirmation de ta thèse : « Je ne comprends pas que l’on ne sache pas séparer l’œuvre d’un artiste » C’est pourtant très clair. C’est parce qu’on ne l’a pas appris !
Même pas besoin d’évoquer Homère dont on ne sait pas s’il a existé. Et puis, s’il n’a pas existé, nos louanges sur son œuvre sont adressées aux nues…et Dieu sait si elles sont éparses et dilatées

- Sur le fait de récompenser les œuvres / ou / et / ou pas du tout les artistes:
Tout travail mérite salaire, personne n’a dit le contraire.
Toutefois, pour ajuster les salaires cela demeure toujours compliqué. Même en ôtant la différenciation du genre, il reste trop de paramètres à considérer pour aligner une grille équitable. M’enfin, je pense qu’il faut récompenser l’aspect ‘mérite’ en observant certains aspects de la ‘morale’, puisque l’art sert à l’humain et qu’il est question du jugement de son impact sur l’humain.
Ensuite, comment récompenser un artiste jugé-meurtrier par exemple, ou un artiste-violeur ? On peut encore aimer son œuvre passée mais ne plus avoir envie de la reconnaître, c’est de ce côté-là que je me range aussi.
En somme grâce à ma conscience, mon jugement et mon appréciation de l’art peuvent changer.
Rien de plus normal, ma conscience me permet d’utiliser ma compréhension, d’affiner mes connaissances, d’évoluer dans mon comportement comme dans mon appréciation de l’artiste et de son art. Ce qui me laisse penser que je pourrais aussi changer (évoluer) sur ce point…

- D’ailleurs, après la conscience, on a quoi ? Comment apprend-on au-delà (et est-ce vers l’infini) ?
Ce sujet m’est insoluble pour l’heure. Il ne peut se dissoudre entre mes neurones pressés pour former une unique et brève réponse. Je dirais donc ‘prout’.

- Grégor, j’aime la conclusion de ton 1er message, la proposition de ta méthode, sur le sujet actuel, qui « consiste à reconsidérer les œuvres d’esprit en elle-même et à choisir toujours le chemin de lecture le plus difficile ».
Il s’agit donc de repérer la facilité, de savoir y échapper en s’éloignant de nos ressentis premiers, de chercher ce qui nous fait grandir, ce qui est bon pour nous, même à travers l’adversité car cela nous fait évoluer …
Ainsi pourra-t-on se défendre et défendre nos valeurs avec plus de force.
Merci Grégor de m’avoir permis de mettre en mots mes idées, même peu impactantes sur mon évolution personnelle, cela ne me fut pas si facile.
Bonne suite...
SOo
"Aimer quelqu'un c'est le lire". Christian Bobin.

Hors ligne Grégor

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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #57 le: 27 avril 2024 à 20:08:44 »
Alan comme j’ai essayé de le dire dans mon message, l’expérience est vaste, il est bien des fils d’interprétation d’une expérience. Quand un artiste œuvre il va chercher à privilégier certains de ces fils et je crois que l’un de ses rôles est d’avoir un point de vue singulier qui échappe à la dictature du On. Cependant les clichés et les idées reçues ne sont pas un phénomène entièrement négatif, ils permettent notamment de se sentir en sécurité, confortables les uns avec les autres. Le On qui permet à chacun de se substituer à n’importe qui est aussi très pratique dans la vie de tous les jours.

Sabloror,
Reconnaître l’art est bien difficile et pourtant en tant que spectateur d’une œuvre qui nous plaît, on a le sentiment que cette œuvre a une vraie valeur, comme si l’on pouvait le démontrer objectivement mais justement on ne le peut pas. C’est sans doute la raison pour laquelle les œuvres artistiques sont susceptibles d’être entachées par la vie de leurs auteurs. Ce n’est pas comme un théorème qui est vrai quelle que soit la vie de celui qui l’a découvert.
Mais le danger est de penser que tout ce qui n’est pas objectivable est dénué de vérité. Or, c’est là le cœur de mon combat philosophique : rendre leur place aux domaines non objectivables et leur rendre leur vérité.

« Modifié: 28 avril 2024 à 17:40:36 par Grégor »

Hors ligne Alan Tréard

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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #58 le: 28 avril 2024 à 11:17:14 »
Bonjour Grégor,


Soit, alors on s'en arrêterait à cette image de l'artiste s'éloignant du commun des mortels.

L'artiste serait en quelque sorte un outsider, un marginal qui revendique sa marginalité.

Je me demande donc comment ferait cette « dictature du on » pour exister si elle s'intéresse à l'artiste malgré sa marginalité. Ne rejette-t-on pas la désobéissance pour vivre en dictature ? Comment expliquer cet engouement populaire d'une dictature pour des œuvres révolutionnaires ?

J'en reviens à me demander si c'est encore possible d'adopter toujours le même schéma de pensée pour toutes les œuvres d'art, ou s'il n'y a pas quelque part des classiques ou des cas particuliers.


Voici pour mon humble contribution aujourd'hui à cette humble discussion.

Il me semble qu'il y a encore matière à nuancer.
Mon carnet de bord avec un projet de fantasy.

Hors ligne Grégor

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Re : Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre
« Réponse #59 le: 28 avril 2024 à 17:36:58 »
La dictature du On par Heidegger :
"Le monde ambiant implique d'emblée la disposition et la préoccupation d'un monde "ambiant" public. En usant des transports en commun, ou des services d'information (des journaux par exemple), chacun est semblable à tout autre. Cet être commun (Mitsein) dissout complètement l'être là (Dasein) qui est mien dans le mode d'être d'autrui, en telle sorte que les autres n'en disparaissent que d'avantage en ce qu'ils ont de distincts et d'expressément particulier. Cette situation d'indifférence et d'indistinction permet au "On" de développer sa dictature caractéristique. Nous nous amusons, nous nous distrayons comme "On" s'amuse ; nous lisons, nous voyons, nous jugeons de la littérature, de l'art, comme "on" voit, comme "on" juge ; et même nous nous écartons des grandes foules comme "on" s'en écarte ; nous trouvons "scandaleux" ce que "on" trouve scandaleux. Le "on" qui n'est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu'il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode d'être. L'être en commun cherche à imposer tout ce qui est conforme à la moyenne. Le "on" demeure toujours dans la moyenne de ce qui est convenable, de ce qui est reçu et de ce qui ne l'est pas, de ce qui mérite l'assentiment et de ce qui ne le mérite pas. Le souci de la moyenne recèle une nouvelle tendance de l'être là, nous l'appelons le "nivellement" de toutes les possibilités d'être. Cependant, comme il suggère en toute occasion le jugement à énoncer et la décision à prendre, il retire à l'être là toute responsabilité concrète. Le "on" ne court aucun risque à permettre qu'en toute circonstance on ait recours à lui. On peut toujours dire "on" l'a voulu, mais on dira aussi bien que "personne" n'a rien voulu. La majeure partie de ce qui s'accomplit dans l'existence quotidienne s'accomplit sans le fait de personne, le "on" est donc celui qui, dans le quotidien "décharge" l'être là. En le déchargeant ainsi, le "on" complait à la tendance qui pousse l'être là à la facilité et à la frivolité. Cette complaisance lui permet de conserver, voire d'accroître un empire obstiné. Chacun est l'autre et personne n'est soi-même. »   

Être et Temps, Gallimard, p. 169-171.

Heidegger écrit aussi ceci : "Toute primauté est sourdement ravalée. Tout ce qui est original est terni du jour au lendemain comme archi-connu. Tout ce qui a été enlevé de haute lutte passe dans n'importe quelle main."

Ce qui signifie pour moi dans notre débat que les oeuvres peuvent être adulées pour de mauvaises raisons.
Par exemple la Joconde est admirée parce qu'on pense qu'il faut voir cette oeuvre et se faire photographier devant mais les motifs réellement esthétiques peuvent être totalement absents. On aime une oeuvre connue par vanité pour dire qu'on a du goût. Parce qu'on veut faire comme tout le monde ou comme ceux qui sont réputés avoir du goût font. Ce n'est pas tellement le message de l'artiste qui intéresse le public. On peut être très connu sans être reconnu. Voilà pourquoi de belles oeuvres peuvent passer pour bien connues et s'imposer comme références communes sans que l'on comprenne leur histoire et leur beauté réelle.
Je peux prendre l'exemple de la terre plate ou du système géocentrique. Aujourd'hui tout le monde trouve aberrant de défendre un tel système et pourtant les arguments en sa faveur ont longtemps été excellents et la différence était plus d'ordre esthétique (la beauté et la simplicité des équations physiques du système héliocentrique) que fondée empiriquement. Ceux qui aujourd'hui pensent que cette idée est évidente ne connaissent pas l'histoire des débats qui a amené à construire l'une des plus belles théories, à savoir, la théorie de la gravitation universelle.
Il en va de même dans tous les domaines, dès lors que l'on vulgarise une oeuvre, on simplifie le contexte de l'émergence de cette oeuvre et les présentateurs deviennent les rois de la foule qui ne pourrait pas comprendre pourquoi une telle oeuvre s'est imposée sans eux. C'est ce que constate Zarathoustra au tout début de son périple.
Il n'y a donc pas un rapport direct entre l'artiste et son public au moyen de son oeuvre mais ce rapport est biaisé par tout ce que l'on peut dire sur cette oeuvre. Je ne dis pas que cette rencontre est totalement impossible mais apprendre à lire une oeuvre est vraiment difficile et rares sont ceux qui ont le temps et l'énergie de le faire.

 


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