Bonjour Tigrani,
Je me suis lancé dans cette nouvelle avec grand plaisir : il y a de la vie et de l'idée ; je trouve que tu ne manques pas d'inspiration !
Voici une découverte particulièrement intéressante, un album de sentiments dont les feuillets sentent l'application.
Cette nouvelle page de créativité est vraiment intéressante, tu y expérimentes des procédés – assez classiques aujourd'hui mais que tu maîtrises bien – qui donnent à cette histoire une véritable consistance.
Il y a une sorte de recherche que tu exiges de la part de ton lecteur pour recoller les morceaux, qui oblige à faire une certaine forme d'exercice intellectuel pour faire le lien entre toutes ces tranches de vie. Je pense avoir compris l'ensemble du récit (du moins dans ses grandes lignes) mais je n'en dis pas plus au cas où d'autres lectrices ou lecteurs voudraient s'y plonger, afin de ne pas gâcher le plaisir de la lecture.
Te connaissant, je crois savoir que tu peux être intéressée par quelques pistes de réécriture, je te fais donc le point sur quelques étapes que j'ai retenues de ma lecture.
Irena que les pièges du langage exaspérait eut néanmoins recourt à l'un d'eux : elle mentit.
exaspér
aientIrena choisit la même œuvre en tchèque et en français.
Elle cherche des correspondances entre sa langue maternelle et le texte étranger.
Elle compare : les systèmes des temps ne se ressemblent pas ; le français possède des ressources différentes pour dire le passé, l'avenir, et le champ des possibles.
Elle ne perd pas courage.
En déportation, elle a dû échanger avec des femmes dont la langue lui était parfaitement opaque.
Elle n'a plus peur de se confronter à l'inconnu.
J'ai trouvé cet effet de style à plusieurs reprises au cours de ma lecture. Ça ressemble un peu à une anaphore machinale qui donne un caractère mécanique au texte, donc ça fait plutôt bien son effet, mais je me suis quand même demandé si ce n'était pas un peu trop appuyé à la lecture, un peu trop forcé. Sur ce point, peut-être que d'autres lectures (points de vue différents) te permettraient de te faire un avis plus objectif : me concernant, ça ne m'a pas tout à fait convaincu sans pour autant être au point de me faire abandonner la lecture de ton texte.
Arrivée en France, Irena dut à nouveau faire ses preuves dans l'industrie.
Elle occupait des emplois pour lesquels son niveau de qualification était bien trop élevé.
Elle souffrait de découragement et d'ennui.
Un mot finit par lui venir en tête : "ponížení", l'humiliation, qui par ses sonorités évoque aussi la punition.
Elle se sentait étrangère à l'ouvrière accomplie qu'on avait jadis admirée.
Ici, particulièrement, ce suremploi de la troisième personne du singulier m'a donné le sentiment que le passage n'était pas suffisamment abouti, donc l'effet est un peu trop exploité. C'est l'opinion que je m'en suis fait.
Seul le théâtre de marionnettes teintait sa mémoire de couleurs, comme si un luxe spécial lui avait été accordé.
Pour la petite Irenka, Prague n'était à part cela qu'une ville en noir et blanc.
Noirs les statues penchées vers elle sur le pont Charles, le tramway rampant par les rues, et les façades à volutes.
Blancs les habits de sa mère à la maison, ses dentelles, ses cotonnades, ses étamines, ses soieries.
L'intimité avait cette candeur éclatante qui impressionnait ses yeux d'enfant.
Dès lors qu'elle passait le seuil de leur foyer, tout basculait dans une grisaille d'où émergeaient des formes obscures.
Dans ces environs du récit, il m'a été plus difficile de comprendre le pourquoi du comment. Recoller les morceaux me demandait beaucoup d'efforts à partir de ce passage à peu près jusqu'à la fin.
Voici pour mes impressions au fil de la lecture.
Je me suis fait une réflexion pendant la découverte du récit selon laquelle tu pourrais largement insister sur les indices de temps et de lieu (donner des noms de parcs, de places, de rues, de villes, de gares, etc. ; mais aussi des années précises et des durées). D'ailleurs cette lecture ne m'a absolument pas donné le sentiment que l'histoire était trop explicite : plus il y a de noms propres, plus ça m'encourage à la lecture à rechercher la signification des détails, des secrets et des confidences ; chaque nouvelle époque ne fait que stimuler mon désir de recherche.
Je pense que c'est à peu près tout ce que je pouvais proposer comme pistes de réécriture ; dans l'ensemble, cette nouvelle tient la route, il y a un début, un milieu et une fin. J'en garde un véritable plaisir de lecture, tu proposes un récit à la fois intriguant et émouvant.
J'ai le sentiment de découvrir des bribes de vie dont les photographies ne laissent entrevoir que quelques vagues souvenirs, c'est très mélancolique !
Je te remercie très chaleureusement pour cette lecture, ma chère Tigrani, et te prie de me solliciter si jamais tu souhaitais de nouvelles précisions sur ce que j'ai retenu de cette publication.