Raymond, quatre-vingt-quatre ans, se ressert une troisième Suze avec un grand sourire édenté. Sa main blanche tremble d'excitation, et la quantité de liquide ambré qu'il verse à côté de son verre est à la hauteur de son émotion. Il a enfilé son plus vieux costume, celui en velours vert, tellement élimé que des fils font des franges dans le col et aux coudes. Et il a sur la tête un chapeau de paille usé, froissé, hirsute qui lui donne un air d'épouvantail.
On sonne. Ça doit être les autres. Il quitte son salon, se hâte lentement dans le couloir qui mène à l'entrée, souffre de son arthrose en appuyant sur la poignée et ouvre la porte. Explosion de joie. Ils ont mis le paquet, les salauds ! Yolande, quatre-vingt-six ans, s'est vêtue de bas résille et d'une nuisette pour le moins transparente laissant deviner une poitrine lourde et fripée qui lui descend jusqu'aux plis du bas ventre. Elle n'a pas mis sa perruque, et ses cheveux éparses font ressembler son crâne à un poulet mal déplumé. Raymond l'embrasse, exprimant en crachotant sa bonne humeur et ses sentiments lubriques. Emile, lui, à quatre-vingt-trois ans, est le cadet de la bande. Il porte un vieux pyjama à la couleur aussi incertaine et douteuse que l'origine des taches qui le constellent, notamment au niveau de la protubérance qui tend le vêtement en dessous de son ventre proéminent. "Je m'suis mis trois viagra", explique-t-il. Les trois amis rient en entrant chez Raymond. " Une 'tite Suze ? " articule ce dernier. "Ah ouais ! La route a été longue ! ", lui répond Yolande en posant délicatement ses fesses sur l'un des fauteuils vert bouteille. Yolande a pris l'ascenseur depuis le deuxième étage où elle habite depuis près de quarante ans. Elle est passée prendre Emile au quatrième, chez qui ils ont trinqué à deux reprises (deux Suze). Puis ils ont repris l'ascenseur pour le troisième, chez Raymond.
Après quelques verres avalés entre blagues, commentaires et rires, Emile lance :" Alors ? On s'y colle ? ". Yolande se lève presque d'un bond en criant "Allez ! En route, mauvaise troupe ! ".
Les trois octogénaires avancent joyeusement jusqu'au palier puis entrent dans l'ascenseur. Emile appuie sur le cinq. La porte se referme en grinçant. Pendant le court trajet, la cabine s'emplit d'odeurs de gentiane, de pot au feu, de naphtaline et de joie de vivre. Ils sont tous les trois au comble de l'excitation. Arrivés à destination, ils s'imposent un silence fragile, contenant à grand peine leurs fous rires, et sonnent chez les Martin, le jeune couple qui a aménagé quatre ans plus tôt. La petite Lila, cinq ans, ouvre la porte. " TRIQUE OR TRITTE ! " lancent les vieux garnements. " Hiiiii ! Mamaaaaan ! Y a des monstres pas beau qui font trop peur ! " hurle-t-elle, effrayée, courant se réfugier auprès de ses parents. "C'est pas vrai… ils ont remis ça ! Gérald, donne-leur des carambars, qu'ils nous foutent la paix ! ". Le dénommé Gérald se présente quelques secondes plus tard, avec un air consterné et une poignée de caramels durs qu'il donne aux trois vieux en leur demandant " Vous en avez pas marre, de vos conneries ? ". " Non" répond Yolande avec insolence, puis tous lui tournent le dos sans un merci et se dirigent vers l'ascenseur en riant aux larmes, se tapant les fesses et imitant Gérald, qui referme la porte en haussant les épaules.
- On s'est bien marré, hein ?
- Ouais ! Vivement l'année prochaine !
- Ouais… vivement l'année prochaine…