cette dette oubliée
l'histoire de Bab Ier
l'agresseur avait vociféré des crachats, postillonnés à la manière d'un fou, et Bab, stupéfait, n'avait réagi qu'en une béatitude apeurée, pétrifié par l'incohérence et le manque de justification de l'attaque gueulée ainsi, pleine d'insultes... tout ce qu'il retint de ce qui précéda l'agression, ce furent les paroles menaçantes pendant les deux secondes auparavant :
-... je te maudis toi et ta famille sur quatre générations ! meurs !
j'ai pas réfléchi, à l'instant décisif ne comptait pour moi que mon ami ; alors je me suis jeté entre lui et l'arme ; dégoulinant de sang, je me suis effondré dans ses bras, et j'ai subi sa réaction à lui, toute aussi instinctive et réflexe que la mienne l'avait été ; j'ai senti qu'il avait peur de me perdre, parce qu'il m'a parlé comme à un condamné, directement, pour sécuriser la morale entre nous :
- j'ai une dette éternelle envers toi bordel, dis-moi tout-de-suite ce que je dois faire, avant qu'il soit trop tard
à ce moment la raison m'a un peu repris, et j'ai bafouillé :
- j'avoue que celle-là, je sais pas encore comment te la faire payer... mais c'est pas parce que je sais pas comment effacer cette ardoise qu'elle doit prendre le dessus ! ok mon pote ?
- heu...
l'histoire de Bab IIème
j'avais traîné dans la rue pour la manche, toujours aussi déprimé et énervé, les gens me renvoyaient mon non-sourire mais je n'en souffrais plus depuis bien longtemps ; aux services sociaux ils m'avaient encore emmerdé avec leur psychologue, qui me répétait à chaque fois que je reproduisais les humeurs négatives de mon père... et alors, enfoiré ? mon père a vu sa vie détruite par la violence d'un abruti, blessé à vie, handicapé, ça a usé ma mère jusqu'au suicide, il a perdu son travail et j'ai grandi dans la misère à cause de ça ! j'en ai rien à foutre que ce monde soit rigolard, moi j'pense autrement et c'est pas ton petit espoir illusoire sur la notion de bonheur qui va me faire changer de comportement ; tous des enfoirés, j'vois pas pourquoi j'serais sympa avec eux ! alors je rentre chez mon collocataire et je me pose dans son canapé ; quand il rentre du boulot, il est épuisé... il me dit comme ça :
- j'ai trop la flemme de cuisiner...
moi aussi ; y'a des fruits dans la corbeille, quelques boîtes peu savoureuses, mais plus de restes ; après quelques instants, il se résigne, sans que j'ai à rajouter que mes allocations sont déjà dépensées et que j'ai que trois pièces pour participer
- ok, je commande un truc... faut bien qu'elles servent à quelque chose, les heures sup' que mon boss me fait endosser
j'ai envie de l'aider à s'extraire du système qui l'oppresse :
- tu devrais lui dire que c'est de l'exploitation, rebelle-toi Bab, il est inhumain avec toi
je le vois soupirer, incapable de se libérer de ses propres barrières ; c'est une coïncidence drôle, car au moment où il me dit qu'il n'ira pas chez sa copine ce soir, je reçois un texto d'une fille que j'avais amenée ici quelques semaines auparavant : "je suis enceinte"
l'histoire de Bab IIIème
- Bab, s'il-te-plait, va t'occuper de l'huissier, j'ai pas que ça à faire que de vérifier que tout est conforme dans le château
je garde la suite pour moi ; tous les efforts, tous les sacrifices pour en arriver là, je suis parti d'une misère totale, et j'ai tout construit, tout acquis par mon travail, j'ai tué ma vie pour la gagner, et le moindre repos n'est jamais suffisant pour m'apaiser ; quand on était gamins, Bab et moi on partageait tout du rien de nos misères, mais lui est resté dans son trou, il ne s'est pas assez battu, et c'est d'un pincement au coeur que je l'ai sauvé en lui proposant d'être le majordome de mon château ; un ami suppliant, je m'étais senti coincé ; et il est resté le même, écrasé, soumis, en pleine acceptation de ce que moi j'avais refusé ; je machouille donc une sympathie un peu amère :
- c'est très héroïque de ta part, merci, vraiment, ça m'ôte une épine du pied
pendant que je me dirige vers le salon dans l'intention de jouer un peu de clavecin, il remonte les couloirs jusqu'à la porte d'entrée afin d'accueillir le représentant du système ; je me perds dans des introspections sur ma douleur existentielle... ce système qui a toujours été mon ennemi, je l'ai retourné contre lui et lorsque je songe à ce qu'il est le terrain de ma réussite, je me trouve bien sale, je maudis ces impératifs contre lesquels je ne peux rien, je me dégoûte à m'être résigné à l'utiliser pour mes propres bénéfices personnels ; ces bénéfices que je dois pourtant uniquement à moi-même, des sacrifices oui, de l'abnégation, de la résilience, de l'effort, et tant de choses que j'aurais fuies si je n'y avais été obligé pour me sortir de ma misère... je m'installe devant l'instrument et entame une gamme mineure pour me chauffer les doigts ; puis des arpèges ; le bruit des cordes me fait oublier...
l'histoire de Bab IVème
je manquais de copains à l'école, et j'ai grandi avec Bab comme s'il était mon frère ; et pourtant, la fortune de mon père me pesait même entre nous... alors j'ai tout fait pour qu'on soit plus proches que ce que la vie nous avait placés côte-à-côte, je l'appelais "mon ami", "mon frère", et puis on a grandi et c'était "mon associé" qui passait le mieux entre nous ; on a monté un projet à deux, mais quoi que je fasse, toujours en lui je sentais cette retenue, le fait dont je n'étais pas responsable, moi l'enfant du château et lui l'enfant du majordome ; je l'ai placé au-dessus, au-dessous, à côté, dans son coin ou ailleurs, mais à chaque fois, l'empreinte demeurait, nos personnages restaient toujours sous les masques que nous développions pour nous égaliser ; j'ai bien vu que notre enfance, cette histoire, était écrite quelque part et que si l'on peut falsifier les récits, hélas on ne peut falsifier les faits ; lui comme moi craignions pour l'avenir et la suite... il est venu me voir un jour, la mine grave
- qu'y a-t-il Bab ? on dirait que tu vas à un enterrement
- c'est un peu ça, et un peu l'inverse aussi : je vais être papa, et je crois pour moi venu le temps de prendre un nouveau départ ; tu sauras te démerder sans moi, j'ai tjrs été un peu un gadget accessoire pour la boîte ; je pars demain à l'autre bout du monde, c'est pas un coup de tête mais je n'ose t'en parler que maintenant que tout est joué ; au revoir partenaire, peut-être que nos destinées se recroiseront un jour...
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