Le Monde de L'Écriture – Forum d'entraide littéraire

18 avril 2024 à 02:07:02
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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes courts (Modérateur: Claudius) » Les noirauds

Auteur Sujet: Les noirauds  (Lu 668 fois)

Hors ligne Helbert

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Les noirauds
« le: 29 juin 2020 à 02:01:07 »
Le texte suivant a été sélectionné dans un concours et fait partie du recueil de nouvelles, "Et soudain vint l'été", publié ce mois-ci au Cherche-Midi. Donc je ne cherche plus vraiment à l'améliorer, mais les commentaires et suggestions sont toujours bienvenus. Si ça va à l'encontre des règles d'ici de contribuer un texte déjà publié, je l'enlèverai...


Assise en tailleur sur le sofa, café dans une main, cigarette à l’autre, notre mère nous observait avec désintérêt abattre sans relâche des envahisseurs spatiaux. De plus en plus irritée par le bruit agressant, et peut-être aussi par notre passivité, elle finit par éteindre la télé d’autorité. Habillez-vous, les garçons, on va faire quelque chose. On va aller au lac. C’était le dernier week-end de l’année scolaire.
Dehors, la rue était calme, ou morne, dépendant de l’humeur, bref c’était un dimanche matin dans un quartier résidentiel populaire en France. On est tous deux montés à l’arrière de la Golf, portant le même tee-shirt vert, le même short rouge, le même slip de bain bleu marine par en dessous, les mêmes chaussures de tennis Adidas utilisées toute l’année et qui puaient de la même façon. Notre mère avait commencé à insister pour qu’on porte des vêtements différents : « Vous êtes des ados maintenant, il est temps de vous affirmer et de faire ressortir votre personnalité. » Mais on n’était pas pressés. Être les seuls jumeaux identiques de l’école, c’était justement notre personnalité.
Elle nous a d’abord amenés à la boutique de jeux vidéo du centre commercial, même si on savait qu’on ne pourrait pas se permettre d’acheter un jeu pour notre console Atari. Au moins, on pouvait toujours jouer avec les nouveaux jeux en démo, en tous cas jusqu’à ce qu’un autre garçon nous fasse sentir que c’était son tour, ou jusqu’à ce qu’on se fasse mettre dehors par les vendeurs. La console de démo était protégée par une boîte de plexiglas fermée à clé. Protégée des petits voleurs de notre espèce. Malgré ces excellentes stratégies antifilous, ils nous surveillaient du coin de l’œil.
On a joué à Kaboom et Freeway pendant presque une heure. Notre mère avait disparu, comme d’habitude. Quand elle est revenue nous chercher, elle n’a eu aucun mal à nous arracher à la boutique, car l’étape suivante était la cafétéria Flunch du centre commercial, ce qui arrivait peut-être tous les trois mois. C’était la fête, pour nous deux, d’avancer notre plateau le long du comptoir en choisissant ce qu’on voulait, avec quand même des limites strictes formulées à l’avance (une seule entrée, un seul plat, un seul dessert). On a mangé à peu près en silence. De quoi aurions-nous parlé ? On ne comprenait pas la vie de notre mère, elle ne s’intéressait pas à la nôtre. C’était équitable.
Elle avait besoin d’une nouvelle cartouche de gauloises, alors nous nous sommes arrêtés à une tabagie sur la route du lac. On est descendus de l’auto avec elle pour regarder les magazines. Le dernier numéro de Pif Gadget était sorti.
« Vous n’êtes pas un peu grands pour ça ? » commenta-t-elle, agacée, mais elle nous l’a acheté.
Le gadget avait l’air vraiment génial. C’était un genre de ballon dirigeable, en tous cas c’était l’impression que l’image de couverture voulait donner. C’était une sorte de ballon gonflable en toile très légère, de forme allongée, mesurant un mètre de long sur cinquante centimètres de large, et noir. L’idée était qu’une fois gonflé, dehors au soleil, l’air à l’intérieur se réchaufferait du fait de la couleur noire, et grâce à ça le ballon s’élèverait dans les airs. On l’empêcherait de s’envoler trop loin à l’aide d’une ficelle attachée à un petit anneau de plastique vers le milieu du ballon. Super chouette invention. On s’est mis d’accord pour bien faire attention à ne pas l’abîmer, on s’est même retenus de le déballer tout de suite dans l’auto. À la place, on a lu ensemble les pages de bédés du Pif. On ne mettait jamais la ceinture de sécurité, alors on pouvait s’asseoir côte à côte, penchés sur le magazine posé sur nos cuisses. Notre mère conduisait d’une main, fumait de l’autre, jetant ses cendres par la fenêtre.
Le lac était en réalité un plan d’eau artificiel, creusé il y avait longtemps pour servir de réservoir. Ses parois étaient faites de rochers maintenus par des filets de câbles métalliques. Tout autour, de petites collines constituées de la terre et des gravats qui avaient été excavés, et sur lesquelles une végétation inégale poussait tant bien que mal. Un parking avait été installé sur un des côtés, et du sable déversé pour former une plage publique. On pouvait s’y baigner gratuitement, c’était l’intérêt principal pour nous et pour les autres familles sans le sou qui venaient ici le dimanche. Nous avons pris possession d’une table de pique-nique en y étalant nos serviettes. Mon frère et moi, on a enlevé nos vêtements pour se retrouver en slips de bain. Des hordes d’adolescents plus vieux que nous jouaient dans l’eau, lançaient des ballons, riaient trop fort, se regardaient, espéraient trouver une personne avec qui ils auraient envie de parler à l’écart. On percevait ces choses mais on ne comprenait pas bien encore comment tout cela fonctionnait. C’était intimidant. On est plutôt partis explorer les collines, emmenant avec nous notre ballon dirigeable encore plié dans son petit emballage plastique. Pas besoin de dire à notre mère où on allait. De toute façon, elle était déjà plongée dans un livre policier de la collection « Le Masque », son nouveau paquet de cigarettes entamé devant elle. Elle ne nous aurait pas entendus si on lui avait dit quelque chose.
On grimpait, on sautait, on se perdait, on soulevait de la poussière et on était bientôt couverts de crasse. C’était notre état naturel. Nous étions des enfants sauvages qui faisions semblant d’être civilisés le reste du temps. Dans une petite crique entre deux collines, on a trouvé le genre d’occasion qu’on aimait : des vêtements laissés sur une grosse pierre, appartenant à un couple venu ici pour se baigner à l’écart. Mon frère s’est placé devant les affaires, faisant semblant de regarder quelque chose au loin, pendant que je plongeai mes doigts rapides dans les poches des vêtements. Bingo ! Un billet de dix francs traînait dans une poche arrière de short. On est repartis l’air le plus innocent possible, le cœur battant un peu plus vite que la minute précédente. Les dix francs ont abouti dans mon slip de bain. Le soir ou le lendemain, on irait acheter quelque chose avec, après un long débat entre nous deux pour décider quoi exactement.
On est retournés en direction de la plage et on a grimpé la colline qui la surplombait. C’était le moment de gonfler notre dirigeable. On espérait un peu qu’il décollerait de plusieurs mètres et attirerait les regards admiratifs des gens sur la plage. On l’a déplié délicatement et on s’est mis à souffler dans la valve. Immédiatement, on a vu le problème principal : gonfler quelque chose d’aussi gros, ça nécessiterait beaucoup d’air. On s’est relayés. Nos gorges étaient sèches et poussiéreuses. Le soleil brûlait nos épaules. Enfin, on a terminé et on a rebouché le petit orifice. Ça ne flottait pas du tout. On s’est dit que c’était normal, qu’il fallait donner le temps au soleil de chauffer l’air à l’intérieur. Oui, sauf qu’il y avait une fuite quelque part, qui nous obligeait à régulièrement recommencer à souffler dans la valve pendant une minute. Un quart d’heure plus tard, ça ne décollait pas davantage. Maintenant, on était de mauvaise humeur. Ah, si seulement notre père était ici. Il aurait trouvé des solutions, lui. Il aurait pensé à amener une pompe. On aurait peut-être fait ça tous ensemble, tous les trois, tous les quatre même. Facile de rêver des êtres absents, hein. Mais il n’y avait pas de père et il n’y en aurait pas, il y avait juste notre mère qui aurait mieux aimé être ailleurs, qui aurait mieux aimé ne pas nous avoir sur les bras, nous, les deux petits noirauds aux ongles tout le temps sales, aux genoux tout le temps écorchés, si différents des deux enfants parfaits imprimés sur l’emballage du gadget, ces enfants souriants, propres, bien coiffés et qui faisaient flotter des ballons dirigeables sous l’œil bienveillant de leurs parents.
« C’est de la merde.
– Oui, ça en est. De la merde puante de chez la maison Merde. »
Ça nous a fait rire. On était bêtes, on le savait. On a attrapé le ballon, on l’a entaillé avec des cailloux pointus puis on l’a déchiré comme des sadiques. Ça nous a calmés. Qu’est-ce qu’on faisait là ? On aurait dû être avec les autres jeunes, en bas, à se faire des amis, à apprendre à draguer. C’est pas juste le gadget qui était de la merde. Mais au moins, on était deux dans ce bateau.
Nous avons redescendu la colline par l’arrière, avant de faire un virage à gauche pour la contourner et revenir sur la plage. Notre mère n’était plus là et la Volkswagen non plus, mais elle avait laissé nos serviettes de bain sur la table de pique-nique. Quand nous sommes arrivés sur la plage, il y avait un attroupement d’une trentaine de personnes qui formaient un cercle autour de quelque chose. Un corps épais, masculin et mouillé, couché sur le dos. Quelqu’un s’était noyé, que des gens venaient de sortir de l’eau. Il n’y avait encore aucun pompier ou autre personnel d’urgence. Autour, les gens étaient silencieux, une marque instinctive de respect pour le décédé. D’autres étaient déjà en train de ranger leurs affaires pour retourner chez eux. Leur journée à la plage était un peu gâchée, mais ils allaient avoir quelque chose à raconter. D’autres encore continuaient de jouer un peu plus loin comme si de rien n’était. Pour ajouter encore davantage au grotesque de la situation, une femme venue voir de quoi il s’agissait s’est éloignée de quelques pas et s’est écroulée, évanouie, ce qui a aussitôt causé un second attroupement.
Plus tard, bien après que l’ambulance avait emmené le corps du noyé, que presque tout le monde était rentré chez soi, nous attendions toujours, assis par terre près du petit bâtiment en ciment qui abritait les toilettes à la turque. Nous avions faim, mais nous étions habitués. Ça devait faire dix fois que je décortiquais du regard une affiche défraîchie de François Mitterrand que quelqu’un avait collée ici aux élections de l’année précédente. Je pensais au type mort, qui ne s’attendait probablement pas à ne pas finir sa journée. On s’était trouvés cools avec notre ballon stupide, pendant que lui vivait ses dernières minutes. On ne se parlait pas, mais je suis sûr que mon frère avait des pensées du même genre. Soudainement, il a dit :
« Tu sais, je vais demander à l’oncle Raymond si je peux l’aider à sa station-service cet été. Je pourrais faire les pleins d’essence ou nettoyer les pare-brise, des trucs comme ça. Je sais qu’on est trop jeunes pour travailler, mais je crois qu’on a le droit quand c’est pour un membre de la famille. »
J’ai encaissé le coup. Clairement, il y avait réfléchi, et je n’étais pas inclus dans le plan. Mais il fallait bien que ça finisse par arriver.
« C’est une super bonne idée », j’ai répondu.
La perspective de passer les vacances seul avec ma mère à l’appartement me déprimait profondément. Il allait falloir que je réfléchisse fort à mon tour. Je me suis demandé à partir de quel âge on avait le droit de travailler dans des fermes et, aussi, comment on faisait pour chercher du travail, exactement.
Si ça ne fonctionnait pas de ce côté-là, il y aurait toujours la possibilité de passer à la vitesse supérieure dans ma carrière bourgeonnante de voleur.
Il allait bien falloir les meubler d’une façon ou d’une autre, ces longues journées d’été.
« Modifié: 29 juin 2020 à 02:02:54 par Helbert »

Hors ligne Mascha

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Re : Les noirauds
« Réponse #1 le: 29 juin 2020 à 20:47:52 »
Comme j'ai adoré ma lecture! Ces enfances rebelles et le noyé qui semble en symboliser la fin; le cadre des années '80; tous les clins d’œil à la pop culture de l'époque (la collection Le Masque, Atari, etc); l'initiation au monde adulte qui passe par le travail (et un certain conformisme)... Bref, ça m'a passionnée. :coeur:

Hors ligne Helbert

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Re : Les noirauds
« Réponse #2 le: 30 juin 2020 à 20:11:45 »
Merci Mascha

Hors ligne jocelyne

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Re : Les noirauds
« Réponse #3 le: 14 juillet 2020 à 19:09:42 »
Le texte suivant a été sélectionné dans un concours et fait partie du recueil de nouvelles, "Et soudain vint l'été", publié ce mois-ci au Cherche-Midi. Donc je ne cherche plus vraiment à l'améliorer, mais les commentaires et suggestions sont toujours bienvenus. Si ça va à l'encontre des règles d'ici de contribuer un texte déjà publié, je l'enlèverai...


Assise en tailleur sur le sofa, café dans une main, cigarette à l’autre, notre mère nous observait avec désintérêt abattre sans relâche des envahisseurs spatiaux. De plus en plus irritée par le bruit agressant, et peut-être aussi par notre passivité, elle finit par éteindre la télé d’autorité. Habillez-vous, les garçons, on va faire quelque chose. On va aller au lac. C’était le dernier week-end de l’année scolaire.
Dehors, la rue était calme, ou morne, dépendant de l’humeur, bref c’était un dimanche matin dans un quartier résidentiel populaire en France. On est tous deux montés à l’arrière de la Golf, portant le même tee-shirt vert, le même short rouge, le même slip de bain bleu marine par en dessous, les mêmes chaussures de tennis Adidas utilisées toute l’année et qui puaient de la même façon. Notre mère avait commencé à insister pour qu’on porte des vêtements différents : « Vous êtes des ados maintenant, il est temps de vous affirmer et de faire ressortir votre personnalité. » Mais on n’était pas pressés. Être les seuls jumeaux identiques de l’école, c’était justement notre personnalité.
Elle nous a d’abord amenés à la boutique de jeux vidéo du centre commercial, même si on savait qu’on ne pourrait pas se permettre d’acheter un jeu pour notre console Atari. Au moins, on pouvait toujours jouer avec les nouveaux jeux en démo, en tous cas jusqu’à ce qu’un autre garçon nous fasse sentir que c’était son tour, ou jusqu’à ce qu’on se fasse mettre dehors par les vendeurs. La console de démo était protégée par une boîte de plexiglas fermée à clé. Protégée des petits voleurs de notre espèce. Malgré ces excellentes stratégies antifilous, ils nous surveillaient du coin de l’œil.
On a joué à Kaboom et Freeway pendant presque une heure. Notre mère avait disparu, comme d’habitude. Quand elle est revenue nous chercher, elle n’a eu aucun mal à nous arracher à la boutique, car l’étape suivante était la cafétéria Flunch du centre commercial, ce qui arrivait peut-être tous les trois mois. C’était la fête, pour nous deux, d’avancer notre plateau le long du comptoir en choisissant ce qu’on voulait, avec quand même des limites strictes formulées à l’avance (une seule entrée, un seul plat, un seul dessert). On a mangé à peu près en silence. De quoi aurions-nous parlé ? On ne comprenait pas la vie de notre mère, elle ne s’intéressait pas à la nôtre. C’était équitable.
Elle avait besoin d’une nouvelle cartouche de gauloises, alors nous nous sommes arrêtés à une tabagie sur la route du lac. On est descendus de l’auto avec elle pour regarder les magazines. Le dernier numéro de Pif Gadget était sorti.
« Vous n’êtes pas un peu grands pour ça ? » commenta-t-elle, agacée, mais elle nous l’a acheté.
Le gadget avait l’air vraiment génial. C’était un genre de ballon dirigeable, en tous cas c’était l’impression que l’image de couverture voulait donner. C’était une sorte de ballon gonflable en toile très légère, de forme allongée, mesurant un mètre de long sur cinquante centimètres de large, et noir. L’idée était qu’une fois gonflé, dehors au soleil, l’air à l’intérieur se réchaufferait du fait de la couleur noire, et grâce à ça le ballon s’élèverait dans les airs. On l’empêcherait de s’envoler trop loin à l’aide d’une ficelle attachée à un petit anneau de plastique vers le milieu du ballon. Super chouette invention. On s’est mis d’accord pour bien faire attention à ne pas l’abîmer, on s’est même retenus de le déballer tout de suite dans l’auto. À la place, on a lu ensemble les pages de bédés du Pif. On ne mettait jamais la ceinture de sécurité, alors on pouvait s’asseoir côte à côte, penchés sur le magazine posé sur nos cuisses. Notre mère conduisait d’une main, fumait de l’autre, jetant ses cendres par la fenêtre.
Le lac était en réalité un plan d’eau artificiel, creusé il y avait longtemps pour servir de réservoir. Ses parois étaient faites de rochers maintenus par des filets de câbles métalliques. Tout autour, de petites collines constituées de la terre et des gravats qui avaient été excavés, et sur lesquelles une végétation inégale poussait tant bien que mal. Un parking avait été installé sur un des côtés, et du sable déversé pour former une plage publique. On pouvait s’y baigner gratuitement, c’était l’intérêt principal pour nous et pour les autres familles sans le sou qui venaient ici le dimanche. Nous avons pris possession d’une table de pique-nique en y étalant nos serviettes. Mon frère et moi, on a enlevé nos vêtements pour se retrouver en slips de bain. Des hordes d’adolescents plus vieux que nous jouaient dans l’eau, lançaient des ballons, riaient trop fort, se regardaient, espéraient trouver une personne avec qui ils auraient envie de parler à l’écart. On percevait ces choses mais on ne comprenait pas bien encore comment tout cela fonctionnait. C’était intimidant. On est plutôt partis explorer les collines, emmenant avec nous notre ballon dirigeable encore plié dans son petit emballage plastique. Pas besoin de dire à notre mère où on allait. De toute façon, elle était déjà plongée dans un livre policier de la collection « Le Masque », son nouveau paquet de cigarettes entamé devant elle. Elle ne nous aurait pas entendus si on lui avait dit quelque chose.
On grimpait, on sautait, on se perdait, on soulevait de la poussière et on était bientôt couverts de crasse. C’était notre état naturel. Nous étions des enfants sauvages qui faisions semblant d’être civilisés le reste du temps. Dans une petite crique entre deux collines, on a trouvé le genre d’occasion qu’on aimait : des vêtements laissés sur une grosse pierre, appartenant à un couple venu ici pour se baigner à l’écart. Mon frère s’est placé devant les affaires, faisant semblant de regarder quelque chose au loin, pendant que je plongeai mes doigts rapides dans les poches des vêtements. Bingo ! Un billet de dix francs traînait dans une poche arrière de short. On est repartis l’air le plus innocent possible, le cœur battant un peu plus vite que la minute précédente. Les dix francs ont abouti dans mon slip de bain. Le soir ou le lendemain, on irait acheter quelque chose avec, après un long débat entre nous deux pour décider quoi exactement.
On est retournés en direction de la plage et on a grimpé la colline qui la surplombait. C’était le moment de gonfler notre dirigeable. On espérait un peu qu’il décollerait de plusieurs mètres et attirerait les regards admiratifs des gens sur la plage. On l’a déplié délicatement et on s’est mis à souffler dans la valve. Immédiatement, on a vu le problème principal : gonfler quelque chose d’aussi gros, ça nécessiterait beaucoup d’air. On s’est relayés. Nos gorges étaient sèches et poussiéreuses. Le soleil brûlait nos épaules. Enfin, on a terminé et on a rebouché le petit orifice. Ça ne flottait pas du tout. On s’est dit que c’était normal, qu’il fallait donner le temps au soleil de chauffer l’air à l’intérieur. Oui, sauf qu’il y avait une fuite quelque part, qui nous obligeait à régulièrement recommencer à souffler dans la valve pendant une minute. Un quart d’heure plus tard, ça ne décollait pas davantage. Maintenant, on était de mauvaise humeur. Ah, si seulement notre père était ici. Il aurait trouvé des solutions, lui. Il aurait pensé à amener une pompe. On aurait peut-être fait ça tous ensemble, tous les trois, tous les quatre même. Facile de rêver des êtres absents, hein. Mais il n’y avait pas de père et il n’y en aurait pas, il y avait juste notre mère qui aurait mieux aimé être ailleurs, qui aurait mieux aimé ne pas nous avoir sur les bras, nous, les deux petits noirauds aux ongles tout le temps sales, aux genoux tout le temps écorchés, si différents des deux enfants parfaits imprimés sur l’emballage du gadget, ces enfants souriants, propres, bien coiffés et qui faisaient flotter des ballons dirigeables sous l’œil bienveillant de leurs parents.
« C’est de la merde.
– Oui, ça en est. De la merde puante de chez la maison Merde. »
Ça nous a fait rire. On était bêtes, on le savait. On a attrapé le ballon, on l’a entaillé avec des cailloux pointus puis on l’a déchiré comme des sadiques. Ça nous a calmés. Qu’est-ce qu’on faisait là ? On aurait dû être avec les autres jeunes, en bas, à se faire des amis, à apprendre à draguer. C’est pas juste le gadget qui était de la merde. Mais au moins, on était deux dans ce bateau.
Nous avons redescendu la colline par l’arrière, avant de faire un virage à gauche pour la contourner et revenir sur la plage. Notre mère n’était plus là et la Volkswagen non plus, mais elle avait laissé nos serviettes de bain sur la table de pique-nique. Quand nous sommes arrivés sur la plage, il y avait un attroupement d’une trentaine de personnes qui formaient un cercle autour de quelque chose. Un corps épais, masculin et mouillé, couché sur le dos. Quelqu’un s’était noyé, que des gens venaient de sortir de l’eau. Il n’y avait encore aucun pompier ou autre personnel d’urgence. Autour, les gens étaient silencieux, une marque instinctive de respect pour le décédé. D’autres étaient déjà en train de ranger leurs affaires pour retourner chez eux. Leur journée à la plage était un peu gâchée, mais ils allaient avoir quelque chose à raconter. D’autres encore continuaient de jouer un peu plus loin comme si de rien n’était. Pour ajouter encore davantage au grotesque de la situation, une femme venue voir de quoi il s’agissait s’est éloignée de quelques pas et s’est écroulée, évanouie, ce qui a aussitôt causé un second attroupement.
Plus tard, bien après que l’ambulance avait emmené le corps du noyé, que presque tout le monde était rentré chez soi, nous attendions toujours, assis par terre près du petit bâtiment en ciment qui abritait les toilettes à la turque. Nous avions faim, mais nous étions habitués. Ça devait faire dix fois que je décortiquais du regard une affiche défraîchie de François Mitterrand que quelqu’un avait collée ici aux élections de l’année précédente. Je pensais au type mort, qui ne s’attendait probablement pas à ne pas finir sa journée. On s’était trouvés cools avec notre ballon stupide, pendant que lui vivait ses dernières minutes. On ne se parlait pas, mais je suis sûr que mon frère avait des pensées du même genre. Soudainement, il a dit :
« Tu sais, je vais demander à l’oncle Raymond si je peux l’aider à sa station-service cet été. Je pourrais faire les pleins d’essence ou nettoyer les pare-brise, des trucs comme ça. Je sais qu’on est trop jeunes pour travailler, mais je crois qu’on a le droit quand c’est pour un membre de la famille. »
J’ai encaissé le coup. Clairement, il y avait réfléchi, et je n’étais pas inclus dans le plan. Mais il fallait bien que ça finisse par arriver.
« C’est une super bonne idée », j’ai répondu.
La perspective de passer les vacances seul avec ma mère à l’appartement me déprimait profondément. Il allait falloir que je réfléchisse fort à mon tour. Je me suis demandé à partir de quel âge on avait le droit de travailler dans des fermes et, aussi, comment on faisait pour chercher du travail, exactement.
Si ça ne fonctionnait pas de ce côté-là, il y aurait toujours la possibilité de passer à la vitesse supérieure dans ma carrière bourgeonnante de voleur.
Il allait bien falloir les meubler d’une façon ou d’une autre, ces longues journées d’été.

Hors ligne jocelyne

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Re : Les noirauds
« Réponse #4 le: 14 juillet 2020 à 19:12:37 »
Bonjour Helbert

J'ai bien aimé ce texte un peu triste.
En particulier des passages.Mais sur tablette je ne sais pas comment faire.

 


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