Bigre, une heure, c'est bien court !
L’obscurité. Totale, comme il n’en existe qu’au cœur de la nuit, au cœur de la tombe.
Lucie tente de comprendre, l’esprit en charpie, le corps douloureux, les yeux grands ouverts dans le noir absolu. Il y a quelques minutes - quelques heures ? quelques jours ? -, elle sortait du lycée accompagnée de Léa, insouciante comme on l’est à 15 ans, qu’il fait doux en plein hiver et que la fureur du monde disparaît derrière le rire de sa meilleure amie.
Elles s’étaient séparées à deux cents mètres de chez Lucie, elles se retrouveraient dans la soirée sur WhatsApp une fois les devoirs expédiés.
Lucie revoit la camionnette garée au travers du trottoir devant la grille du voisin, elle se souvient l’avoir contournée, surprise de découvrir la portière latérale grande ouverte, puis un mouvement, un choc, et l’obscurité.
L’obscurité. Totale, comme il n’en existe qu’au cœur de la nuit, au cœur de la tombe.
Lucie tente de se redresser, réalise que ses poignets sont étroitement serrés dans son dos, ses chevilles entravées. Elle tombe à genoux, sent à travers son jean des dalles de pierre froides et disjointes. Elle essaye de nouveau de se lever et s’étale de tout son long, sa tête heurte un mur qui pue le salpêtre. Elle crie, ou plutôt elle gémit, sa gorge est à vif, comme son dos, ses bras, ses jambes, elle n’est sortie de l’inconscience que parce que cette douleur avait besoin de s’exprimer. Lucie a mal, elle est aveugle, elle est sous le choc – pas assez, cependant, pour ne pas comprendre qu’elle est attachée et enfermée dans une cave. Elle pousse de nouveau un cri étranglé, que la noirceur de la pièce absorbe comme du coton calciné.
Le temps passe, même si rien ne permet d’en mesurer l’écoulement. Lucie a rampé dans la pièce, c’est bien une cave de quelques mètres carrés au sol de pierre humide, aux murs nus, percés d’une unique porte métallique, acier glacé, parfum de rouille.
C’est difficile de penser à la mort, quand on a quinze ans, alors Lucie pense à Léa, parce que c’est son dernier contact avec la vie. Elle revoit son amie, ses mimiques, la manière dont elle chante fort et faux les tubes de Dua Lipa, ses plans foireux avec des garçons « trop beaux » et ses ongles rongés. Elle repense à ces séances de cinéma auxquelles elles assistaient en mentant sur leur âge. A ce jour où elles avaient séché les cours et s’étaient introduites dans les jardins du voisinage pour faire provision de fraises trop mûres et de tomates trop vertes, qu’elles avaient partagées en se jurant d’être toujours là l’une pour l’autre. Elle pense à Léa.
L’obscurité. Totale, comme il n’en existe qu’au cœur de la nuit, au cœur de la tombe.
Et pourtant…
Un trait de lumière. Des bruits sourds. Des cris, des jappements, l’écho de pas précipités, une voix étouffée qui lance des ordres, et la porte métallique qui s’ouvre brutalement, Lucie aveuglée mais désormais de lumière, « La gamine est là, je répète, elle est là et elle est consciente, on l’évacue, prévenez le toubib. »
Une couverture sur ses épaules, une voix bourrue qui lui murmure des paroles rassurantes, ses mains et ses pieds libérés, des bras qui la soutiennent. Un escalier gravi avec peine, toujours plus de lumière, c’est celle du jour maintenant, Lucie y baigne son visage tuméfié, ça y est, elle est dehors, dans le jardin pelé d’un pavillon à l’abandon. Des voitures de police, une ambulance vers laquelle on l’emmène, et tranchant parmi les adultes en uniforme, une lycéenne aux cheveux en bataille qui regarde Lucie et lui sourit – et c’est encore un peu plus de lumière.
« Tu pourras remercier ta copine », commente le policier qui s’installe avec elle dans l’ambulance. « Elle a flairé l’embrouille quand elle a vu passer la camionnette, elle l’a prise en photo, a appelé le commissariat, nous a donné la plaque d’immatriculation. C’est grâce à elle qu’on a coincé ce type, et surtout qu’on t’a retrouvée. »
Lucie sourit. Elle s’abandonne à l’effet du sédatif administré par l’infirmier. Dans la torpeur qui l’envahit, lui reviennent le goût des fraises et des tomates et la promesse faite il y a des années. « Je serai là pour toi, toujours ». Le serment des jardins.