Elle est assise sur la dernière marche de l'escalier. Pensive. Les années ont plié son dos, ses jambes ont du mal à monter les marches. Pensive. Elle se repose, un moment, juste un moment pour reprendre son souffle. Après, elle montera son étage pour regagner ce petit meublé où elle vit aujourd'hui. Seule.
Son esprit n'est plus celui d'antan, mais elle n'a rien oublié : ses souvenirs l'accompagnent jour après jour. Peut-être seulement l'année ? Il y a si longtemps, si longtemps.
Elle se revoit assise sous l'olivier, un livre entre les mains par un beau soleil d'automne.
Absorbée par sa lecture, elle n'entendit pas les pas feutrés qui avançaient vers elle. Elle sursauta à l'appel de son prénom :
— Manuela !
Elle se retourna prestement, lâchant l'ouvrage, pour apercevoir dans un rayon de soleil, un garçon bien bâti, un gaillard du village qu'elle connaissait depuis toujours.
— Alberto ! Tu m'as fait peur ! Que viens-tu faire à cette heure tardive ?
Elle cachait sa joie, elle aimait ce garçon depuis toujours, mais il ne semblait pas partager ses sentiments. Il était charmant, la coqueluche de toutes les jeunes filles alentour. Il papillonnait de l'une à l'autre sans jamais s'attacher. Un coureur de jupons, comme on disait à l'époque.
— Je viens voir ton père, il n'est pas dans la maison. Sais-tu où je pourrais le trouver ?
— Il est au bout de l'oliveraie, tu le trouveras près de la cabane.
Alberto s'éclipsa aussi vite qu'il était arrivé, nonchalant, élégant. Elle le regarda s'éloigner. Il avait bien tenté de sortir avec elle, mais le connaissant et malgré ses sentiments, elle avait toujours refusé. Elle n'était pas une fille facile, et surtout, ne voulait pas souffrir.
Quelques minutes plus tard, ils revenaient tous les deux, remontant l'allée vers le jardin derrière la maison. Elle les suivit du regard et, laissant échapper un soupir, se replongea dans sa lecture.
Le soir au dîner, elle trouva son père bien silencieux, lui qui d'ordinaire parlait haut et fort, il ne disait mot. Elle n'avait que lui, sa mère était partie il y a des années, pour d'autres contrées ou pour un autre homme, ne supportant plus la vie rude d'un paysan Catalan. Son père était un homme bien, il l'avait élevée dans la dignité et avec beaucoup d'amour. Elle ne posa pas de question, elle était sûre qu'il finirait par parler.
Le lendemain, après sa journée dans la propriété, elle s'apprêtait à préparer le dîner quand on frappa à la porte.
— Bonjour Manuela, c'est moi Alberto. Ton père est-il là ?
Elle fut surprise de cette nouvelle visite en deux jours, il était rare qu'il vienne aussi souvent.
— Non, répondit-elle, il est sorti au village voir Joseph pour préparer la récolte des olives et voir au moulin quand il pourra presser son huile. Tu peux revenir plus tard si tu veux.
Il remercia et repartit sans aucune autre explication.
Manuela était réservée, bien élevée et elle n'osa pas encore une fois poser des questions. Mais que trafiquaient-ils tous les deux ?
Son père rentra tard, il avait un peu bu ce soir-là, ce n'était pas dans ses habitudes.
Il avala sa soupe, son dîner et sans un mot, outre le bonsoir, regagna sa chambre, laissant sa fille très inquiète.
Le lendemain matin, Manuela n'en pouvant plus, apostropha son père assez vertement :
— Mais enfin, Papa ! Que se passe-t-il ? Alberto vient par deux fois, tu rentres tard après avoir un peu abusé de boissons ? ça ne va pas Papa ? Dis-moi, nous avons toujours tout partagé tous les deux : c'est grave ?
Son père la regarda et enfin trouva la force de parler.
— Je ne veux pas te perdre ma douce, tu es tout ce que j'ai, je ne veux pas que tu partes !
— Mais je n'ai pas l'intention de partir, Papa ! Qui t'a mis cette idée dans la tête ? Je resterai toujours près de toi. Rappelle-toi, je t'en ai fait le serment dans le jardin quand maman nous a quittés ! Tu m'as élevée avec amour et patience, tu m'as tout appris ! Quand tu seras vieux, c'est moi qui m'occuperai de toi, alors ne te remplis pas la tête avec de telles idées !
C'est alors qu'elle repensa au visiteur des jours derniers.
— C'est cet idiot d'Alberto qui t'a tourné les sangs ? Il t'a dit quoi ? Et puis, d'ailleurs, pourquoi il est venu deux fois ?
Son père la regarda d'un air surpris, sur le moment, il ne sut que répondre.
— Papa ! Parle ! Ne reste pas comme ça !
Après un moment de silence, il ouvrit enfin la bouche.
— Tu ne sais vraiment pas pourquoi il est venu ? Absolument pas ?
— Non ! Je ne sais pas ! dit-elle, énervée.
Il bredouilla enfin :
— Il est venu me demander... ta... main.
— Te demander quoi ?
— Ta main ! Ta main ! il est venue me demander de t'épouser !
Manuela n'en croyait pas ses oreilles ! Alberto, le dragueur impénitent, avec qui elle n'était jamais sortie, voulait la marier !
Elle ne savait plus que penser, pourquoi ne lui en avait-il pas parlé avant ? Pourquoi venir voir son père ?
Elle était animée d'une foule de sentiments contradictoires : la colère, la joie, la surprise, l'indécision...
En fin d'après-midi, elle décida d'aller parler à Alberto, l'impertinent. Lorsqu'il la vit apparaître dans le jardin, il s'empressa de sortir. Mal lui en prit, une énorme gifle faillit lui décrocher la mâchoire.
— Espèce de goujat ! Tu ne pouvais pas m'en parler avant ? Demander à mon père sans savoir si moi, je suis d'accord ! J'épouserai qui je voudrai, quand je voudrai !
Sans lui laisser le temps de répondre, elle rebroussa chemin, regrettant amèrement son geste et ses mots. Elle venait de perdre à jamais l'amour de sa vie par orgueil.
Elle rentra chez elle, rassura son père et la vie reprit son cours normal, tous deux toujours aussi complices.
Quelques jours plus tard, dans la boite aux lettres, un court message :
— Épouse-moi, tu es une jeune personne très sérieuse, une femme adorable et surtout, je t'aime depuis toujours.
Assise sur la dernière marche des escaliers, elle prend dans sa poche un bout de papier froissé, juste quelques mots d'un nommé Alberto.