Préambule : je ne suis pas encore satisfaite du début mais je me lance ! C'est un début de roman qui s'inspire assez librement de l'oeuvre Persuasion de Jane Austen, et ça parle en vrac de destins qui ne sont pas des lignes droites, de chemins inattendus, de rédemption, de ridicule, de Mandarin, de poésie et d'amour. Hâte d'avoir vos remarques et de pouvoir à la fin améliorer le texte, à la fois comprendre ce qui pourrait vous intéresser pour la suite Merci par avance pour vote temps !![/i][/b][/b][/b]
[UPDATE] Suite à vos premiers retours, ci-dessous le texte, réécrit sur la première partie, et continué sur 3/4 chapitres supplémentaires ! J'espère que cela vous plaira !
Chapitre I : La lumière et la fenêtre « Chuang qian ming yue guang
Yi shi di shang Shuang
Ju tou wang ming yue”
Li Bai, 699-762
Anna mordilla le bout de son stylo en contemplant la copie, agacée. L’élève n’avait clairement pas pris l’exercice de version au sérieux.
Le caractère à traduire, relativement complexe puisque doté de 16 traits, soit 3 de plus que la moyenne des nouveaux caractères, était composé de l’idée de fenêtre et de lumière qui, exprimées ensemble, devaient évoquer le « clair de lune ».
Aux yeux d’Anna, ces images faisaient la beauté de l’écriture chinoise… mais elles étaient aussi synonymes de calvaire pour les adolescents occidentaux qui se retrouvaient face à elle, armés seulement de quelques neurones engourdis et dérangés sans cesse par leurs hormones frétillantes. Au milieu de cet enfer, Anna faisait figure de bourreau.
En l’occurrence, l’élève avait eu une bonne intuition des différents éléments, mais les avaient mal agencés. Là où la phrase attendue était « La nuit était belle, baignée d’un clair de lune », il avait traduit « La nuit était belle, un voleur était passé par la fenêtre ».
Je souris. L’interprétation était mauvaise mais l’élève était créatif, il fallait lui accorder.
Faire une version fonctionnait comme un puzzle : une fois les mots traduits, encore restait-il à bien les assembler. Sur une autre copie, elle vit « la nuit était belle et la fenêtre était mystérieuse ».
Décidemment, qu’est-ce qu’ils avaient avec leur fenêtre !
Copier sur son voisin n’est pas nécessairement un mauvais calcul se dit-elle, encore faut-il choisir le bon.
Sur une dernière copie, on pouvait lire tout simplement « la fenêtre était belle et baignée par la nuit (comme c’est poétique) ». Tsss. Si l’élève avait espéré l’attendrir avec sa précision entre parenthèse c’était raté. Ça n’était pas poétique, ça n’avait simplement aucun sens !
Anna posa le stylo, éreintée par les gymnastiques mentales, farfelues et désespérées de ces élèves. Elle savait qu’elle prenait trop à cœur cet exercice de version, surtout qu’il s’agissait d’un devoir maison facultatif pour permettre aux élèves se perfectionner. Elle était d’ailleurs censée l’avoir corrigé il y a deux mois déjà mais, prise par le rythme scolaire, elle l’avait reportée à plus tard, et se voyait obligée d’envoyer les résultats par correspondance aux élèves, probablement déjà bien occupés à planter un parasol sur des plages plus accueillantes qu’une salle de classe. A la réflexion, elle pouvait s’estimer heureuse qu’autant d’élèves aient répondus à l’appel.
Mais ce poème lui parlait particulièrement et ce n’était pas pour rien qu’elle l’avait choisi. Il l’obsédait et dansait dans sa tête depuis des semaines.
Il finissait ainsi :
« Le devant du lit est éclairé par la brillance de la lune
On croirait du givre recouvrant le sol
Levant la tête, contempler la clarté de la lune
Baissant la tête, songer au pays natal »
Anna songeait à son pays natal elle aussi. On était début Juillet et les grandes vacances avaient commencé. Dans quelques heures, les dernières copies corrigées, elle rentrerait dans le sud-ouest pour passer l’été, là où elle avait grandi.
Anna avait prié pour que les vacances n’arrivent pas.
Chapitre II : Le chocolat, la généalogie basque et l’hédonisme
Après avoir botté en touche plusieurs années consécutives, Anna avait fini par céder à sa famille et promis de rentrer chez elle pour la totalité des deux mois libres que lui laissait son travail de professeur de mandarin. La perspective lui nouait les intestins.
Ils n’avaient jamais compris ses choix de vie. Ils étaient, comment dire ? Anna passa 5 longues minutes à réfléchir à un synonyme un peu plus acceptable, diplomatique que celui qu’elle avait en tête avant de renoncer et de conclure, comme à son habitude, qu’ils étaient « snobs ».
Ils étaient snobs. Snobinards même. Son père et ses deux sœurs Idoia et Maitena en particulier.
A Bayonne, sa famille était une sorte d’aristocratie locale, dont la fierté n’avait d’égale que le patriotisme régional. Elle se composait de son père et de ses deux sœurs aînées, et une trentaine de cousins et d’oncles et tantes venaient enrichir le tableau.
Les Etchart pouvaient en effet se targuer de faire partie des plus vieilles familles du Pays Basque. L’arbre généalogique était affiché dans l’entrée de la villa familiale, trônant sur le mur qui faisait face à la porte principale, encadré par deux escaliers qui se divisaient en arc de cercle pour se rejoindre par le haut, donnant sur le premier étage.
Son arrière-grand-père s’était lancé dans l’industrie du chocolat, et l’entreprise avait rapidement prospéré. Les produits étaient à présent non seulement commercialisés dans tout le pays, mais dans une bonne vingtaine d’autres. De plus, son père avait apporté sa patte personnelle et donné un nouvel élan à l’entreprise avec des produits dérivés autour du chocolat. Sa passion pour le merchandising était sans limite : des sacs, des mugs, des T-shirt… Tout y passait. Aucun partenariat local n’était dédaigné, ce qui donnait lieu à des alliances hétéroclites, en témoigne des planches de surf estampillée du Chocolat Xeliot qui ravissaient les touristes de la côte basque.
Ses deux sœurs aînées cultivaient la même passion et étaient essentiellement à l’image de leur père. Idoia, l’aînée, avait fait une école de commerce et était rapidement revenue au pays pour développer des « coffee shop » à base de chocolat chaud. Quant à Maïtena, elle avait fait une école de communication et gérait les relations presse de l’entreprise familiale.
Au chocolat et à l’esprit basque, la famille Etchart alliait une troisième source de fierté, et non des moindres : la beauté. Ils étaient fins, bronzés et musclé, et les années de dévoration de chocolat et autres mignardises n’avaient pas entamé leur capital beauté, entretenu avec vigueur et enthousiasme par des séances de musculation et de surf presque quotidienne.
Les passions de la famille Etchart se résumaient à cela : le chocolat, le Pays Basque et l’hédonisme.
Anna ferma les yeux. Sur ces trois points, elle avait conscience de s’être montrée décevante aux yeux de sa famille.
Premièrement, elle avait toujours été soupçonnée de ne pas aimer le chocolat. Pas assez du moins. Ni en barre, ni en gâteau, ni en chocolat chaud. Anna avait pourtant fait de son mieux, mais son père l’avait aperçue en train de boire du thé en catimini dans la cuisine du rez-de-chaussée trop de fois pour ne pas sentir l’offense qui était faite à ses produits. Le thé ! De l’eau, disait son père en tremblant de mépris.
Deuxièmement, Anna avait tourné le dos au pays. Son père l’avait encouragée à faire des études prestigieuses et s’attendait bien à ce qu’elle travaille les premières années à Paris, mais voilà 10 ans qu’elle avait quitté le nid familial et elle n’était toujours pas revenue ! Pire que ça, Anna avait choisi de se passionner pour une toute autre région que le Pays de Basque : la Chine. Tout avait pourtant bien commencé : une classe préparatoire prestigieuse, la meilleure école de commerce, son entrée dans un grand cabinet de conseil qui devait la préparer à revenir et reprendre le business familial… Mais non, Anna avait tout planté après deux ans de vie professionnelle pour se reconvertir et devenir professeur contractuelle en mandarin, dans l’incompréhension générale. Parfois, le soir, son père tremblait de fureur et maudissait le jour où il avait offert, pauvre naïf qu’il était, un kit de calligraphie à la petite Anna de 11 ans pour « qu’elle puisse exprimer sa créativité ». Elle venait alors de perdre sa mère.
Le troisième motif de rancœur, c’est qu’Anna s’était laissé aller ces dernières années. Loin sur soleil et de la mer, son corps avait muté et s’était considérablement ramolli. Pire encore, elle fréquentait des intellectuels mal fringués, binoclards et démodés ! La nature s’était pourtant montrée généreuse avec Anna. A 20 ans, sportive et surfeuse accomplie, les cheveux blondis par le soleil, le sourire constamment aux lèvres, elle faisait fureur à et ne manquait pas d’admirateurs.
Ne résistant pas à un peu d’autoflagellation, Anna se rendit dans la salle de bain et toisa le miroir. Elle n’aurait pas su dire à quel moment elle avait cessé d’être belle, cela s’était fait progressivement. Sa longue chevelure blonde dont elle était si fière s’était progressivement éteinte au fil des ans et du soleil parisien. « Soleil parisien », un autre mot pour cet amas de nuage jamais dégagé auquel Anna s’habituait mal. Il faut dire que, suite à une teinture malheureuse (bleu foncée, comme une poétesse chinoise qu’elle aimait), ils avaient tourné au vert et rien n’avait pu les ramener à leur couleur initiale. Le teint jadis couleur de miel était grisâtre, évoquant la couleur des immeubles haussmanniens en hiver, désertés par le soleil, ou le ciment frais.
En s’installant définitivement à Paris, elle avait voulu commencer une autre vie, et n’avait pas regardé en arrière. Troquant les joies du surf contre celles de la lecture et de l’analyse sémantique, son sport principal consistait à monter sur un escabeau et tendre le matin en gainant le corps pour attraper le livre convoité, au rayon « Asie » de la bibliothèque de son quartier. Anna ne regrettait globalement rien.
Ses anciens camarades de classe la reconnaîtraient-ils ? Sans doute pas, mais elle accordait assez peu d’importance aux hommes qu’ils étaient devenus. Elle accordait assez peu d’intérêt aux hommes en général. A une exception près. Wentworth.
Le fameux quatrième motif de déception. Les trois premiers auraient amplement suffi à faire d’Anna un paria au sein de sa famille sans que personne dans tout le pays n’y trouve rien à redire, mais cela n’était rien en comparaison avec le fait qu’Anna avait laissé un garçon que toute sa famille détestait la séduire, la détourner de ses études, de sa famille, pour finalement lui briser le cœur.
Wentworth. Tout en contemplant la lumière blafarde de la lampe jouer avec les formes de son visage dans le miroir, Anna pensa que les motifs de déception ne s’empilaient pas après tout, ils s’expliquaient les uns les autres.
Comment parler de la Chine sans parler de Wentworth. Comment parler de son besoin de s’éloigner sans penser à Wentworth. Et même son physique. Pouvait-elle tout mettre sur le compte de son nouveau mode de vie et de Paris ? Ces cheveux n’étaient peut-être pas si ternes, son teint non plus. Alors pourquoi portait-elle aussi mal les années ? Anna était suffisamment familière avec la pensée asiatique pour connaître les liens profonds qui unissent le corps et l’esprit. En se contemplant dans le miroir, Anna voyait simplement une femme dans la fin de sa vingtaine, qui ne s’était jamais remise d’un cœur brisé.
Bon, assez de ruminations déprimantes pour aujourd’hui. ! Gardons-en un peu pour Bayonne !
Anna secoua la tête en se forçant à ne pas y penser et connecta son portable à l’enceinte du salon pour mettre un peu de musique. Les paroles innocentes et joyeuses emplirent rapidement la pièce « changer les choses avec des bouquets de rose » …. Consultant ses messages, Anna s’arrêta sur celui de Sarah, une de ses collègues professeur. « Hey girl ! Je sais que tu dois psychoter à mort en ce moment et probablement te regarder dans la glace avec des grands yeux désespérés comme à ton habitude. Souviens-toi que tu n’as rien à leur prouver à ces gens-là ! Tu es de leur famille, mais cela ne leur donne aucun droit sur toi ! » Le Gif d’une petite fille en train de rouler les muscles d’un air victorieux arracha à Anna un air amusé. La confiance de Sarah était contagieuse.
Bon, se dit-elle, concentrons-nous. Plus que quelques relectures du programme de l’an prochain et elle pourrait partir sereine.
Une plus tard, Anna mettait ses affaires en ordre. Elle prit soin d’emporter le dernier roman de Mo Yan qu’elle voulait traduire personnellement, s’assura qu’elle avait bien les indispensables (chargeur, portable, porte-monnaie, clés) et partit pour le train.
Deux mois chez sa famille. Anna se força à expirer lentement. Deux mois chez sa famille. Ça allait passer vite. Deux mois chez sa famille, 10 ans pour s’en remettre avant d’être à nouveau traquenardée. Elle pouvait y arriver. Yolo. Let’s rock & roll babe.
***
Chapitre III : Michel & Augustin
« Tu me plaques comme une affiche au mur
J'porte plainte pour coups et blessures
J'étais à deux doigts
De finir fou de toi
Fou de toi »
BB Brunes
Anna tournicotait dans Paris depuis presque 20 minutes. La ligne du métro était bloquée et elle allait devoir trouver une alternative, ce qui relevait d’une aventure. Avec ses bagages, le vélo et la trottinette électriques n’étaient pas une option. Elle se dirigea vers un arrêt de bus le plus proche et identifia celui qui lui permettrait d’arriver à bon port. Restait à prier d’être épargnée par les bouchons et les foules de touristes.
Anna était encore à une petite centaine de mètre de l’arrêt lorsqu’elle vit le bus arriver au loin. Elle hâta le pas. Si elle le manquait, elle allait sérieusement être en retard. Il était à un feu rouge heureusement. Flûte. Le feu venait de passer au vert. Bon dieu, où il était ce maudit abribus ?
Anna se mit à trottiner puis franchement courir vers le bus sans plus songer à son élégance. Elle y était presque !
BAM.
Anna songea qu’elle avait parlé un peu vite en se sentant tournoyer violement. Des profusions de jaunes, rouges et bruns brouillaient sa vue et son esprit tandis qu’une douleur sourde et aigue à la fois partait de ses fesses pour se diffuser dans l’ensemble de ses membres.
Elle ouvrit les yeux et regarda l’obstacle contre lequel elle s’était cognée.
Bon dieu, c’était lui.
Anna se sentit trembler de tous ses membres. Elle eut tout à la fois des papillons au ventre et une violente envie de vomir. Se double mouvement se diffusa dans son corps entier, faisant dans un même temps contracter ses côtes et liquéfier ses genoux.
C’était lui.
Ou plutôt, c’était une représentation de lui sur deux mètres, affichée sur l’abribus.
Le bus allait partir, mais Anna ne se releva pas. Elle était hypnotisée par ce qu’elle voyait.
« Ce soir à la radio Oui. Fm en exclusivité, le plus français des entrepreneurs K. Wentworth nous livre tous ses secrets ! »
L’affiche montrait un homme à l’allure de prime abord angélique : les cheveux blonds qui encadraient son visage avec indocilité, les traits fins et la mâchoire dessinée. Le nez long et droit, les lèvres ciselées et prolongées par des fossettes donnant une impression perpétuelle de sourire. Anna suivi avec avidité les contours d’un visage et d’un buste qu’elle connaissait jadis par cœur.
C’était son regard qu’elle aimait le plus. D’un bleu si épais qu’il en semblait noir, les yeux de Wentworth contrastaient avec le reste de son allure presque féminine et révélaient une intensité peu commune, et un esprit énergique et en constante agitation qu’Anna aimait tant. Un homme toujours prêt à réfléchir sérieusement à une question qu’on lui posait et qui trouvait invariablement une solution. Un homme prêt à la bataille, résolument optimiste, à la force de travail démesurée, et qui ne pense jamais à la défaite. A l’époque, son père l’avait trouvé inconscient et arrogant, et prédit que Wentworth tomberait de haut. Ça n’avait pas été le cas.
« Il a l’air heureux », se dit Anna. « Plus que moi en tout cas ». C’est injuste. Déjà en grandeur nature cet homme m’hypnotise tel un poisson-lune, avaient-ils vraiment besoin de l’agrandir encore, fallait-il multiplier la douleur par mètres carré ?
« Hakuna Matata » se dit Anna. Ne pense à rien d’autre. Cet homme, tu ne le connais pas. Il a changé et toi aussi. Tu ne le connais plus. Et lui non plus, il ne te connait plus.
Elle se rappela sa fuite du Pays Basque dix ans plus tôt, fuyant cet homme avec la ferveur que d’autres mettraient à fuir une invasion d’Alien. L’idée était de s’éloigner de lui, pas de se rapprocher et encore moins de se coller la tête contre une version plastifiée de son torse ! Anna avait été terrorisée lorsqu’elle avait appris l’emménagement de Wentworth à Paris il y a quelques années, mais ils ne s’étaient jamais croisés et le mélange d’espoir et de frayeur lorsqu’elle croyait le deviner derrière une épaule s’était progressivement dissipé. Anna était une abonnée du 20e, sa vie oscillait entre Belleville et Gambetta, là où Wentworth semblait évoluer dans les sphères bourgeoises et « trendy » du 9ème (le « South Pi » comme on l’appelait).
Anna se remit péniblement en route, la tête encore douloureuse. Comme elle le craignait, elle rata son train et dû prendre celui d’après. Ça n’allait pas louper auprès de sa famille, qui avait prévu de la chercher à la gare. Elle parcouru le quai anxieusement et arriva toute fébrile à sa place.
Une fois lancé sur sa route, les roulements du train apaisèrent peu à peu Anna qui fut bientôt somnolente.
Autant elle pouvait se contrôler éveillée, autant le sommeil était son pire ennemi. Car, si Anna s’était souvent exhortée à ne plus penser à LUI, son inconscient n’en faisait hélas qu’à sa tête.
Convaincu qu’il créerait son entreprise et qu’il n’avait qu’à trouver l’inspiration, « la » bonne idée, Wentworth rêvait de partir en voyage et de faire le tour du monde à voile. Anna rêvait de partir en Chine. Mais voilà, sa famille avait en tête une prépa. C’était ce que feu sa mère avait jadis fait avant elle. Wentworth avait mal interprété ses réticences, songeant que les mœurs plutôt conservatrices de la famille et les conventions étaient en cause. Il avait fait l’impensable.
Il l’avait demandée en mariage.
Elle avait ri. Et refusé. Qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Elle n’y avait pas cru, tout simplement. Elle n’avait pas voulu y croire.
Tout en s’abandonnant à cet équilibre fragile entre le sommeil et l’éveil, Anna se souvenait avec acuité de l’éclat sombre qui avait envahi les yeux de Wentworth dix ans auparavant. De la dureté de sa voix lorsqu’il l’avait condamnée, l’accusant de trahison, affirmant qu’il ne la connaissait pas du tout en fin de compte.
Presque malgré elle, Anna laissa le souvenir affleurer sa conscience, d’abord timidement pour ensuite envahir tout entier son paysage mental, accompagné de ce coup de poing au cœur, si familier.
Les paroles échangées étaient devenues indistinctes et brumeuses avec le temps, mais elle se souvenait nettement de son espoir irraisonné qu’il comprendrait, que tout irait bien et qu’une solution serait trouvée. L’espoir s’en était allé amenuisant au fur et à mesure que les yeux de Wentworth s’emplissaient de cet éclat noir et qu’il prononçait des mots définitifs de séparation, et pourtant, malgré tout cela, elle avait espéré jusqu’au dernier instant.
Elle ferma les yeux une seconde en se remémorant ces derniers instants.
Il ne dit plus rien mais il est encore face à elle…. Il semble attendre un dernier mot d’elle, il est soudain hésitant, et elle retient son souffle. Il n’est pas encore tant pour le désespoir, leur avenir est encore un présent… il se détourne et part. il vient de partir. Il est parti. Il rompt, il vient de rompre, il a rompu. Il est parti mais elle le sent encore, son odeur, sa chaleur et ses mots sont partout. Ils remplissent la pièce et son cœur, figeant toute chose, et l’interdisant de le poursuivre. Puis, l’instant suspendu s’écroule lentement, les secondes lui retombent dessous comme des gouttes de pluie tomberaient sur son visage. Elle entend la voiture démarrer. Il est trop tard désormais. Maintenant, ce sera sans lui.
Sans lui.
10 ans après, il lui semble que ses deux mots mis ensembles continuaient de décrire sa vie. Une vie sans quelqu’un pour l’aimer, sans quelqu’un pour la comprendre ni la consoler, sans quelqu’un enfin pour lui donner le courage dont elle manquait si cruellement pour poursuivre ses rêves.
Elle avait pourtant fait de son mieux. Non ?
La voix de l’hôtesse de train la sortie brutalement de ses réflexions. « Excusez-moi mademoiselle, mais vous n’avez pas répondu à ma question. Pour seulement 2,70 € de plus, voulez-vous un cookie Michel & Augustin avec votre thé vert ? »
Chapitre IV: Bienvenue à What the fuck land
Comme prévu, sa famille l’attendait depuis deux heures à la gare lorsqu’Anna arrivait. Ils savaient pourtant qu’elle avait pris le train d’après. Ils vivaient à 5 minutes à pied, ils auraient pu rentrer tranquillement et revenir pour son arrivée mais non, pouvoir l’accuser de les avoir fait attendre deux heures à la gare était trop beau pour qu’ils passent à côté d’une telle occasion.
- Anounette !
Le surnom incongru éclata comme une bulle de savon dans le hall de la gare, faisant se retourner quelques passants. La famille la voyait toujours comme « la petite dernière » et elle n’avait jamais pu se défaire de ce surnom ridicule.
Anna se retourna. Ils étaient là tous les trois, la regardant avec un mélange de joie et dé réprobation. Son père, éternellement en tenue « chic décontractée » avec sa chemise légèrement entrouverte mais impeccablement repassée, son pantalon bleu océan et ceinture discrètement assortie aux chaussures. Idoia, rayonnante bien que vêtue d’une robe relativement étrange avec ses motifs chocolatés _ un goodies ? se demanda Anna.
Et Maitena. Goguenarde, perchée sur deux longs talons aiguille et les mains glissées dans son costume pour femme noir.
Les retrouvailles furent brèves et rondement menées, à l’exception de quelques maladresse « typiques d’Anounette ». Anna avait en effet violemment heurté le nez de son père en se détournant par mégarde après la seconde bise, oubliant la coutume.
Ils prirent la voiture pour gagner rapidement la maison familiale. En arrivant, Anna eut un choc. Elle avait oublié comme elle aimait cette maison. La maison n’avait pas changé, rien perdu de sa splendeur. Juchée sur une petite colline, dominant les visiteurs avec sa forme en U, ses murs d’un bleu pastel se confondaient avec le ciel et adoucissaient le caractère imposant de la bâtisse. Elle y avait été heureuse jadis.
« La cuisinière nous a préparé un magnifique gibier avec sauce chocolat, notre dernière recette qui fait fureur dans les restaurants ! » lui dit avec enthousiasme Maitena.
La première heure du dîner se déroula plutôt bien. A l’exception des quelques remarques habituelles : « Tu es sûre de te resservir ? Je te trouve l’air un peu pâteuse ma chérie… Typique de Paris, vous vous gavez de sushis, de malbouffe et décollez jamais de votre canapé ! ».
Anna se prit à se détendre. Son père et ses sœurs étaient intarissables sur l’entreprise, et somme toute assez heureux de la voir.
« Alors Anounette, quoi de neuf » ? Demanda son père, interrompant ses pensées. Nous y voilà.
« Comme tu le sais, c’est la fin de l’année scolaire pour mes élèves, et nous avons réussi à finir le programme ! C’est dur pour eux mais ils s’accrochent, certains se sont déjà mis aux devoirs d’été ! »
- Super… c’est tout ?
Anna pris une inspiration.
« Puisque tu le demandes … je travaille sur une traduction ! Un écrivain chinois du coup… je l’ai découvert récemment, c’était un vrai coup de cœur.
Blanc dans la pièce.
Anna reprit courageusement. « C’est un poète issu du centre de la Chine et non des côtes, ce qui est assez rare ! C’est dingue le contraste, on a l’impression de remonter le temps en même temps qu’on s’éloigne de la côte, c’est vraiment un autre monde… mais aussi très beau, et la façon dont il parle de son chez soi est vraiment … »
Elle s’emballait malgré elle et s’obligea à s’arrêter.
- « Et… tu penses que ça va intéresser qui ? » Demande son père, incrédule.
Laisse couler… pensa-t-elle. Elle ne résista pas longtemps.
« Je pense que les français aimeraient beaucoup le point de vue de Xiao. Il parle de ses peines de cœur, comme la plupart des poètes, mais il y mêle une calme acceptation, un sentiment d’harmonie avec le rythme du monde qui nous est complètement étranger en Europe »
« C’est bien beau tout ça, mais en quoi cela va-t-il t’aider à payer tes factures » ? Dit son père en haussant brutalement la voix.
Anna se tendit légèrement. Était-il au courant ?
« Je ne vois pas ce que tu veux dire », répondit-elle placidement, croisant discrètement les doigts derrière son dos. Une habitude qu’elle avait prise plus jeune, car elle détestait mentir.
« Tu sais très bien ce que je veux dire. Nous avons de la famille dans l’administration, tu te souviens ? Une tante m’a dit que tu n’étais que remplaçante/contractuelle comme professeur de Mandarin, que les places de titulaires étaient peu nombreuses, et que tu n’avais rien trouvé pour la rentrée. Les écoles ont du mal à faire confiance à une professeur qui n’a pas une once d’origine asiatique. Quelle idée aussi d’avoir choisi un tel métier ? Tu n’aurais pas pu être professeur de math plutôt ? Ou mieux, beaucoup mieux, mille fois mieux, Responsable Marketing, comme c’était prévu ? Pourquoi te mettre dans une telle difficulté ? » s’énerva son père.
Anna se redressa. « Il est vrai que je n’ai pas choisi ce métier par facilité Papa. Je l’ai choisi parce qu’il me plaît. Il est vrai aussi que je n’ai pas encore trouvé de remplacement pour la rentrée. Mais il me reste deux mois pour trouver une place, ou décrocher des contrats de traduction. »
- « Et comment paye-tu ton loyer ?
Les doigts d’Anna se croisèrent un peu plus fermement.
- « Mon propriétaire est compréhensif, et j’ai des économies ».
- « Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire. Selon ta tante, tu pourrais très bien être expulsée dès la rentrée ! Et au cas où tu te ferais des idées, je suis en très bonne santé, ne compte-donc pas sur ton héritage !
- « Je vais me débrouiller Papa, je trouve toujours. »
- « Ecoute ma fille, il n’y a pas 36 solutions. Sois-tu trouves une façon de gagner de l’argent cet été, soit tu reviens travailler dans l’entreprise et tu reprends ta place dans la maison que tu n’aurais jamais dû quitter, point barre ! »
Un silence régna.
Anna baissa la tête. Typique de son père, protecteur et paternaliste comme on n’en faisait plus depuis le 19ème siècle. Elle n’en arriverait pas là.
- « En tout cas, piailla Maitena avec une jouissance non dissimulée, je suis pour ma part ravie que tu n’aies rien à faire. Notre stagiaire est partie il y a peu et le coffee shop de la place centrale aurait bien besoin d’une assistante Community Manager !
Pitié, pas Community Manager. Anna n’avait aucun problème pour reconnaître qu’elle était introvertie, et préférait les petits cercles restreints aux larges bandes. Elle n’avait pas non plus de difficulté à admettre sa légère technophobie et sa préférence pour les choses anciennes, tels que des caractères chinois pré-maoïstes par exemples. Alors l’animation de communauté digitale, non merci.
Cette nuit-là, elle dormit mal. Elle se réveilla une fois, puis une seconde. A la troisième, il était 4:50 du matin. Plutôt que de s’entêter dans une bataille perdue d’avance avec son sommeil, Anna décida de renouer avec une ancienne habitude. Elle traversa le couloir discrètement et délaissa les grandes portes pour chercher l’armoire qu’elle avait en tête. Où était-elle ? Là. Ses vêtements de surfs avaient à peine pris la poussière et semblaient l’attendre. Sa planche, mais aussi ses ailerons, pads, wax et leashs.
Elle emprunta la porte de derrière et prit petit chemin de sable qu’elle connaissait par cœur, éclairée par la seule lumière de la nuit. La demeure familiale n’était séparée de la mer que par une fine forêt de pin, que le chemin traversait. Chaque pas où elle sentait son talon s’enfoncer dans le sable lui remémorait un souvenir. Les embruns chargés d’odeurs qu’exhalaient l’océan et qui traversaient les feuillages pour l’entourer, … elle avait oublié combien elle aimait cela. Elle l’avait délibérément oublié.
Tout en se coulant naturellement dans le sillage de la route qu’elle voyait à peine, mais dont elle redevinait instinctivement chaque courbure, elle songea à la fable de La Fontaine sur le philosophe Scythe, qui, voulant imiter le sage qui « de ses arbres à fruit retranchait l'inutile », rentre chez lui et pêche par excès en retranchant « les branches les plus belles », si bien que « Tout languit et tout meurt. »
Elle finit à voix haute, pour le plaisir de sentir ces mots savants rouler sur sa langue tout en finissant son chemin.
« Ce Scythe exprime bien
Un indiscret stoïcien ;
Celui-ci retranche de l'âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu'aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort :
Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort. »
Débouchant sur les dunes de sable, Anna s’arrêta abruptement, saisie d’émotion face à la vue qui s’offrait à elle.
Elle se tenait face à une immensité sombre, percée d’étoiles blanches et brillantes, minuscules et vertigineuses à la fois qui venaient s’entremêler et se refléter dans la mer. Celle-ci, unité liquide à la furie mollement domestiquée, venait sauvagement pousser contre les rebords sableux comme pour les couvrir à jamais, avant se retirer en un éclair pour mieux revenir, plus haut, plus loin. Incessamment.
C’était beau, sauvage, et c’était un écho parfait à ce qu’Anna ressentait.
Oui, elle était bien comme ce philosophe Scythe qui, voulant retrancher l’inutile, avait ôté délibérément les plus belles branches de son passé et oublié. « Jeter le bébé avec l’eau du bain », aurait reformulé plus prosaïquement son amie Sarah.
Bon. Ce n’était pas tout de contempler. Les vagues semblaient parfaites, la marée optimale, et les étoiles suffisamment brillantes pour offrir à Anna la visibilité dont elle avait besoin. C’était une nuit idéale pour le surf. Elle prit sa planche et, sans réfléchir, se jeta dans l’eau, laissant son corps se souvenir progressivement de l’eau et des mouvements à accomplir. Ce fut instantané. Elle prit les vagues, se sentant voler. Chaque vague qu’elle surfait l’allégeait un peu plus. Elle croyait s’envoler. Il lui semblait être seule, mais en sortant des flots, elle vit une silhouette masculine se découper au milieu des vagues, sur le côté est. Un frisson l’a parcouru sans que le vent n’y soit pour quelque chose. Allons donc ! Tous les hommes du Pays-Bas n’étaient pas Wentworth.
Ils prirent les vagues chacun de leur côté, en prenant soin de ne pas empiété sur l’espace de l’autre, ce qui convenait parfaitement à Anna. Elle n’avait pas envie de dire bonjour, il lui semblait que toute parole aurait été criminelle dans le silence solennel de cette nuit.
A l’aube, lorsqu’elle rentra dans la demeure familiale, l’esprit clair, Anna avait pris deux résolutions.
La première, c’était d’arrêter définitivement de penser à Wentworth, ou plutôt de ne pas laisser le souvenir qu’elle avait de lui influencer son comportement. Elle n’avait que trop longtemps laissé son souvenir prendre toute la place, et empêché de faire des choses qu’elle aimait, comme par exemple revenir au pays, et faire du surf. Elle seule était responsable de ce pouvoir qu’il avait sur elle. C’était ce que La Boétie appelait « la servitude volontaire » : il n’avait d’influence sur son comportement que parce qu’elle lui en donnait. De combien d’autres choses s’était-elle privée parce qu’elles lui rappelaient Wentworth ? Il était temps qu’elle l’accepte pour ce qu’il était : un fantôme. Il appartenait au passé, il était loin. Si leur chemin avait été amené à se croiser, cela aurait été le cas.
La deuxième, c’était de tout faire pour ne pas avoir à réemménager chez son père. Anna comptait peu de possessions dans la vie, mais elle ne comptait pas lâcher sa dignité et son indépendance aussi facilement. Plutôt faire la plonge dans un Kebab ou coursier Uber Eats. Plutôt emménager sur le canapé d’un ami. Recourir aux aides sociales. Partir dans un pays pauvre où ses quelques centaines d’euros lui permettraient de venir plus longtemps. La prostitution peut-être ? Bon, voilà qu’elle s’emballait encore. Dès le lendemain, elle mettrait des affiches de cours de mandarin dans le quartier, ainsi que sur les réseaux sociaux locaux.
Chapitre V: “La lettre”
Le lendemain matin, tandis qu’Anna mettait la table pour un petit déjeuner dans la cuisine, sa Maitena déboulait et posait triomphalement une lettre sur une pile d’assiette.
- Une lettre pour toi ! Dit-elle triomphalement
- Une lettre ? fronça son autre sœur depuis son fauteuil, sans lever les yeux de son portable. Comme c’est étrange ! tout le monde sait que tu n’habites plus ici.
Anna prit l’enveloppe, soudain saisie d’un pressentiment.
Le cachet de l’enveloppe lui rappelait furieusement le logo des emails qu’elle avait reçu ces derniers mois et mis directement dans les spams.
« Réunion d’anciens élèves – Promo 2010 »
Fêtons tous ensemble nos réussites, cédons au plaisir de se retrouver et de se remémorer les bons moments ! Partageons les succès et ceux à venir ! »
Beurk.
- Tu l’as reçu aussi ? S’exclama sa sœur. Je pensais que c’était juste ma promo mais j’ai l’impression qu’ils font carrément une réunion d’anciens élèves des années 2010-12 ! Quels rats quand même… on aurait mérité plusieurs soirées dédiées, mais bon, j’imagine que c’est mieux que rien, ça sera l’occasion de revoir tout le monde ! … Enfin. Tu viens ? Et avant que tu répondes, je te préviens que je n’accepterai aucun refus !
- En ce cas, je viens.
Anna fut tout aussi surprise que sa sœur lorsque ces mots franchissent sa bouche. Mais après tout, pourquoi pas ? Wentworth n’était pas là, l’affiche en témoignait (et, même si elle ne se l’avouait pas complètement, Anna vérifiait toujours discrètement la localisation de Wentworth via le compte Instagram de son entreprise. Celui-ci était quelque part à Chambord en train de nouer des partenariats avec de hautes instances culturelles). Et c’était en parfait accord avec sa résolution de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Il était temps pour elle de renouer avec ses anciens camarades de lycée et d’aller de l’avant.
Les jours qui passèrent furent étonnamment calmes. Sa famille était moins pénible que prévue, affairée en ville, ce qui permettait à Anna de jouir tranquillement de la terrasse. Bordées de larges vases de porcelaines bleues et blanches d’où s’échappaient de sveltes orangers, les larges palettes dont elle était composée laissaient filtrer la lumière sur l’herbe sous-jacente. Un large parasol blanc à frange était planté au centre, recouvrant une grande table, mais Anna ne l’utilisait pas. A la place, elle avait sorti une chaise et une petite table en fer forgée qu’elle mettait à la bordure, d’où elle avait une meilleure vue sur le jardin. Elle n’était munie que d’un livre, un grand carton à dessin, un bloc note et un stylo.
Savourant le contact du soleil sur sa peau, légèrement étouffant mais bienvenu, Anna était plongée dans la traduction de son auteur chinois et constatait une fois de plus la supériorité du travail papier sur l’ordinateur : pas besoin de régler la luminosité, pas besoin de s’inquiéter pour la batterie, ni pour la surchauffe. Pas de reflets malvenus du soleil ! Son bloc-notes était tout terrain.
L’auteur qu’elle essayait de traduire parlait justement de son rapport à la technologie. Originaire du centre de la Chine, il avait suivi ses parents sur les côtes dans l’espoir d’une vie meilleure et s’était vu refouler aux portes des grandes villes, assigné à un statut qui n’était guère mieux que celui de migrant étranger. Il n’avait pas eu le loisir d’aller à l’école, et devait à sa seule intelligence et la force de sa mère d’avoir appris les lettres. Sa réussite d’écrivain tenait selon lui au fait « d’avoir rencontré les bonnes personnes au bon moment ». Lorsque Yao avait finalement pu franchir les portes de la capitale et s’installer dans un quartier confortable, il avait été traumatisé par ce qu’il avait vu. Le bruit, la foule, le métal, la vitesse, l’équipement, la connectivité…Il était retourné rapidement dans les petits villages du centre, de son plein gré cette fois.
Elle avait malgré tout son portable avec elle, entorse à ses principes dont elle était obligée de convenir, puisque celui-ci venait de se mettre à sonner du fond de sa poche. Anna posa à contre cœur son carnet pour lui substituer l’odieuse machine.
- Allo ? Dit-elle placidement
- Oui, bonjour, êtes-vous Anna Etchart ? répondit une voix féminine et sûre à l’autre bout du fil
La voix reprit : je m’appelle Madame Castel et j’ai vu l’annonce que vous avez postée dans le café. Il se trouve que j’ai un garçon passionné par l’Asie, les mangas plus précisément…
- Fort bien madame, toutefois les mangas sont généralement écrits en japonais. Je ne peux qu’enseigner le mandarin.
- Il n’y a pas vraiment de cours de japonais dans cette ville vous savez ! Je pense que mon garçon apprécierait un peu d’ouverture sur l’Asie, pour le sortir du sud-ouest voyez-vous !
Anna voyait très bien. Elle-même aurait adorée qu’on lui dise cela au lycée, à l’époque où elle avait commencé à s’intéresser à la Chine. A la place, elle avait dû apprendre en autodidacte pendant une dizaine d’années, avant de pouvoir s’offrir des cours du soir en parallèle de sa vie de consultante à Paris, pour finalement passer son diplôme.
- Je vous remercie de l’intérêt que vous portez, je pense pouvoir vous être utile.
La voix reprit : seriez-vous disponible cet après-midi pour une rencontre ?
Enthousiasmée à l’idée de pouvoir enseigner, Anna oublia sa traduction et le déjeuner qui approchait : « et pourquoi pas maintenant ? »
Les deux femmes s’accordèrent sur un café à domicile. Anna hésita à s’habiller un peu plus formellement, et se contenta finalement de compléter sa tenue par un gilet fleuri rose et blanc et deux perles bleues, discrètes, à ses oreilles. Elle alla à la remise chercher un vélo. Il y en avait bien une dizaine, car son père aimait à en acheter des neufs presque chaque année sans toutefois se résoudre à jeter les anciens. Elle en choisit un qu’elle n’aurait pas peur de salir ou d’abîmer, et qui lui semblait cependant suffisamment robuste pour son séjour.
Elle prit tranquillement la suite de petites rues qui menaient jusqu’au domicile de Madame Castel, reconnaissant de pars et là des odeurs, des sons et des couleurs de terre et de pins. Elle arriva sans encombre devant les grilles, et, après quelques minutes perplexes face à l’absence d’interphone, comprit que la porte était ouverte et entra. A demeure était dans le même style que celle de la famille d’Anna, bien que de taille nettement plus modeste. Elle compensait par une petit je-ne-sais-quoi de chaleur et de convivialité : des pelles, des cerceaux et des mini-tracteurs éparpillés deçà et delà sur la pelouse, tantôt disparaissant tantôt supplantant de grandes gerbes de tulipes jaunes et rouges, une ribambelle de petits parasols.
Une femme mince et élancée vêtue d’un tailleur blanc vint à sa rencontre. « Madame Etchart, quel plaisir de vous recevoir ! Merci d’être venue aussi vite ! » Anna en resta coite de surprise : et bien, si je m’attendais à ça !
Un ange passa.
« Tu es superbe !!
Il apparut rapidement aux deux jeunes femmes qu’elles se connaissaient. Le quiproquo tenait à ce que Maité s’était mariée et avait changé de prénom ce qui avait empêché Anna de reconnaître son nom au téléphone. De son côté, Maité ne s’attendait pas du tout au retour d’Anna et n’aurait jamais pensé la revoir dans la région, en professeur de Mandarin qui plus est.
- Et, souligna Maité avec pudeur, il faut admettre que tu as bien changée.
Après un moment de doute, elle ajouta d’une voix plate :
- « En tout cas, tes cheveux te vont très bien ».
Anna accueilli ce non-compliment avec un grand sourire qui eut vite fait de rasséréner Maité. Elles se rappelèrent leur amitié de l’époque pendant la totalité du café, puis du déjeuner que Maité lui proposa avec enthousiasme.
A l’époque du lycée, Maité rêvait de nouveaux horizons, tout comme Anna. Elles partageaient tout : leur passion pour le surf, les garçons, les plaisirs de la vie en somme. Et surtout, elles rêvaient toutes les deux de faire le tour du monde.
Après son bac, Maité avait fait des études de tourisme mais n’avait finalement presque jamais voyagé hors de France. « Je me suis rendue compte que ce n’était pas mieux ailleurs, et que tout ce dont j’avais besoin était ici », dit-elle les yeux plissés de plaisir.
Elle s’était donc spécialisée dans le patrimoine culturel de la région, et organisait à présent des visites de châteaux. En parallèle, elle avait épousé un grand gaillard rencontré dans ses études de tourisme, qui s’était ensuite reconverti dans la restauration et tenait à un restaurant à côté.
- « Il est allé voir des fournisseurs dans la région pour quelques jours, mais j’espère que vous nous laisserez-vous inviter à dîner à son retour. Il serait terriblement déçu d’avoir manqué une occasion de dîner avec une Etchart ! Ton père est vraiment un héros dans la région tu sais, nous sommes tous très fiers de ses produits, d’ailleurs mon mari les utilise fidèlement dans son restaurant depuis des années ! ».
La discussion s’orienta ensuite autour d’Anna et de son parcours. « Nous étions tous persuadés que tu prendrais la tête de l’entreprise familiale », confia Maité, et puis la rumeur nous est parvenue il y a quelques années que tu avais fait un burn-out et que tu ne te sentais pas à la hauteur de l’entreprise ! »
Elle prit un ton désolé :
- « Je peux comprendre que ça soit beaucoup de responsabilités. C’est bien dommage, mais si tu ne t’en sentais pas à la hauteur, tu as bien fait de changer de voie ».
Si Maité avait espéré par ces piques provoquer Anna à la confidence, ce fut sans succès. Celle-ci répondu avec calme :
- « Mes années de conseil m’ont beaucoup appris, notamment ce qui était essentiel et ce qui ne l’était pas. Je suis heureuse aujourd’hui d’avoir trouvé un métier qui me correspond, et que mes sœurs puissent s’épanouir également au sein de l’entreprise familiale ».
Maité reprit.
- « On dit autre chose… on dit que si tu n’es pas revenue plus tôt, c’est que tu avais des souvenir douloureux ici… on dit que tu es mal remise d’une peine de cœur. En revanche, personne ne connaît l’identité du mystérieux bourreau ! »
Là encore, la pauvre Maité fit choux blancs. Une autre chose que j’avais oublié sur cette ville, songea silencieusement Anna, c’est à quel point les gens aiment parler de leurs voisins. Je suis partie depuis 10 ans, et ils trouvent malgré tout le moyen de m’impliquer dans leurs ragots !
- « Les gens vont être dingues quand ils vont apprendre que tu es revenue. Une véritable fille prodigue !! Il faudra que tu nous racontes tout au bal, tu viens évidemment ? »
-
Anna rassura son amie : elle viendrait, elle ne manquerait pas de la saluer, et soulignerait auprès de tout le monde que Maité avait été la première amie qu’elle retrouvait pour l’occasion.
‾ « J’ai hâte de savoir ce que tout le monde est devenue », se réjouit-elle. Franck, Thomas, Julia, Bastien… il est vrai que j’ai perdu de vue beaucoup d’amis ! »
‾ Il n’y a pas que tes amis qui sont intéressants… D’autres personnes du lycée ont carrément changé de vie, certaines sont devenus des stars !! Tiens, tu connais Wentworth ?? Il était une classe au-dessus de nous, c’est un entrepreneur hyper célèbre maintenant ! Et beau à tomber je ne te dis pas… »
Maité nota avec satisfaction qu’elle avait enfin réussi à éveiller l’intérêt d’Anna. « W…Wentworth ? Reprit-elle faiblement. Oui je vois, c’était un camarade de cours optionnel justement. Mais je crois qu’il est à Paris, retenu, il avait répondu non sur la liste d’invitée.
Elle s’arrêta tout de suite. C’était une maladresse. Heureusement sa compagne sembla trouver ce genre de stalking tout à fait naturel et ne releva pas.
« Mais si !!! Apparemment il tenait vraiment à venir, il a même modifié les plans de l’entreprise et décidé d’organiser un séminaire d’entreprise ici pour être sûr de son agenda… »
Ok. En termes de stalking, elle n’avait pas à faire à une débutante. Ça se tenait mieux.
Le reste de l’après-midi passa comme un brouillard pour Anna. Elle se souvient avoir été présentée à son nouvel élève, qui n’avait l’air que modérément ravi de se retrouver à apprendre « la langue des nouilles et des ramens » au lieu de celle des mangas. Excepté le moment où il s’amusa beaucoup à lui postillonner dessus pour s’entraîner au son « p » (qui se prononce entre le « pfff » et le « prrr », exercice aussi complexe que peu élégant).
Elle envoya dans un élan spontané un message simple à Sarah. « Wentworth est là. Je vais probablement le voir. »
Puis elle éteignit son portable dans un réflexe de panique et le planqua dans un coin de la maison. Elle n’était pas prête à en parler.
Ce soir-là, Anna ouvrit pour la première fois un manuel de Japonais.
Chapitre VI: « Malhabile et relativement insatisfaisant »
Pas prête. Pas prête du tout. Ni à en parler, ni encore moins à le revoir. Mais alors là vraiment pas. Elle n’était pas censée le revoir.
Elle avait passé une existence tranquille ces 10 dernières années. Pleine de remontrance et d’humiliation à plusieurs égards, avec sa famille notamment, mais elle s’en accommodait. Elle connaissait à présent son caractère calme, ses goûts pour l’étude de texte, les conversations entre quelques amis bien choisis autour d’une bonne bouteille, les musiques un poil mélancoliques. Elle savait qu’elle n’avait rien d’une héroïne de film, rien d’exceptionnel, et elle s’en accommodait.
Mais pourquoi fallait-il qu’elle ait à le revoir ? Pourquoi fallait-il lui rappeler cette autre vie qu’elle aurait pu mener, cette vie d’aventurière, si elle en avait eu le courage ? Si elle avait été celle qu’il attendait, cette fille intrépide et indomptable, sans peur, sans goût aucun pour le quotidien, bondissant d’aventures en aventures, capable de se marier comme l’on saute d’une falaise ?
Elle oscillait entre impatience et désespoir, crainte et fierté. Elle était ce qu’elle était, et avait ce qu’elle avait donné.
Mais la grande question qui l’occupait plus que tout était la suivante : avait-elle à rougir de sa vie ?
Lorsqu’à l’époque, elle avait argué la prudence contre l’aventure, c’était associé à un certain nombre de bénéfices. La stabilité financière etc. elle avait des rêves à accomplir, marcher dans le sillage de sa mère, elle allait reprendre le business familial.
Finalement, elle n’avait pas réussi. Ou plutôt, n’avait plus voulu réussir. A retardement, elle s’était rebellée. Sans tambour ni fracas, mais rebellé tout de même. Elle avait attendu sagement son heure, passé son diplôme, testé la vie d’entreprise… Chaque année, la vanité de son projet lui sautait aux yeux. Elle continuait de réfléchir. Puis, après plusieurs années, le pour et le contre soigneusement pesé, elle avait tourné le dos à sa famille et au statut pour poursuivre quelque chose d’incertain, qu’elle nommait mal encore. Elle n’était pas sûre que le métier de professeur soit complètement pour elle à vraie dire. Mais elle sentait confusément qu’elle était sur la voie.
Wentworth, lui, avait brillamment et incontestablement accompli ses rêves, ne marchant dans le sillage de personne et montant une entreprise à partir de rien.
L’avait-il su au moins, qu’elle avait finalement écouté son instinct, qu’elle s’était faite confiance comme il lui disait si souvent de le faire ? Avait-il été fier d’elle ? Ou n’avait-il vu qu’une autre demi-mesure dans tout ceci, une autre façon de ne pas se lancer dans la « vraie » aventure, le tour du monde qu’elle voulait vraiment faire ? Elle ne pouvait pas croire qu’il n’ait pas eu la curiosité de savoir ce qu’elle devenait.
Tout en maugréant qu’elle n’était pas prête, Anna défilait dans les rues avec des petits mouvements de bras aussi frénétiques que désordonnés, provoquant régulièrement la réprobation des passants, enfants comme grands-mères.
Une semaine pour se préparer, c’est bien trop peu. Se dit-elle, le regard dans le vide et complètement absent aux deux silhouettes qui s’agrandissaient peu à peu dans son champ de vision.
Bam.
Encore un choc, une douleur violente au front cette fois.
Suivi d’un sentiment de colère. Des douleurs intercostales. Des genoux dégoulinants, un cœur flageolant et une langue qui semble changée en pierre.
Les symptômes habituels.
Anna parvient à se souvenir difficilement des séances de relaxations chinoises qu’elle avait essayé de pratiquer.
Respirer longuement, lentement, et attendre quelques secondes. Ce n’est pas compliqué.
Elle prit donc le temps de respirer, au mépris de l’air dubitatif du grand renversé qui, déjà relevé, lui faisait face et la dominait de toute son ombre bleuté.
« Bonjour Wentworth, dit enfin Anna avec difficulté. C’est la deuxième fois que je me cogne à toi cette semaine. Bizarre non ? »
L’interaction fut courte, malhabile et relativement insatisfaisante.
Wentworth regarda d’abord ailleurs, pendant un moment qui dura une éternité aux yeux d’Anna. Celle-ci songea qu’il était plus grand que dans ses souvenirs, plus grand aussi que ce que l’affiche laissait deviner. Plus bronzé aussi. En habitant à Paris ? Mais comment faisait-il ? Il ne devait pas avoir les mêmes weekends… Il passa rapidement sur Anna, se tourna vers sa compagne, une belle brune de son âge environ vêtue d’une longue robe verte, puis à nouveau vers Anna, qui portait un jogging. Ses yeux n’exprimaient rien, mais ses coins de lèvres s’étirèrent progressivement en un sourire de politesse.
- « Bonjour… Anna c’est bien ça ? Quel plaisir de te voir. Je te présente Camélia, ma brillante associée ! Camélia, je te présente Anna, une vieille amie de lycée. Dieu que cela semble loin ! Je ne t’aurai pas reconnue ! Une autre vie, n’est-ce pas Anna ? »
Celle-ci rosit sous l’affront. Elle avait imaginé cinquante fois leurs retrouvailles, oscillant entre la rage froide, l’indifférence ou l’émotion mal contenue, mais le scénario où il la présentait nonchalamment comme une « vieille amie » avec une molle courtoisie n’en faisait pas partie.
Bon. S’il en était capable, elle aussi. Elle ferait sa conduite sienne. Elle réussit à se composer et à répondre aimablement à Camélia et Wentworth, avec des formules dont la banalité égalait la leur.
Wentworth semblait s’en satisfaire et prêt à partir, lorsque Camélia ajouta :
- De lycée ! Nous aurons donc le plaisir de vous voir au bal des anciens n’est-ce pas ? Wentworth a horreur des bals, le pauvre, il m’a presque supplié de l’accompagner, dit-elle d’un air mi moqueur mi tendre en le regardant.
Wentworth se figea légèrement.
Anna n’eut quelques instants pour peser le pour et le contre. Elle s’était promis de tourner la page. Voilà qui n’allait pas l’aider. Elle s’était également promis de ne pas agir en fonction de Wentworth. Ce bal, elle s’y était engagée.
Comme si cela se déroulait dans un rêve, comme si ce n’était pas elle, Anna répondit qu’elle en serait ravie, et qu’ils se reverraient au plaisir.
Sayonara, dit-elle en Japonais _ ce qui lui valut un froncement de sourcils de Wentworth.
Chapitre VII : « Bonjour, je voudrais ressembler à Peau d’Ane. Façon Catherine Deneuve, pas façon âne bien sûr »
Cette nuit-là, un peu avant les premières lueurs du jour Anna retourna sur les dunes de sable comme elle en avait pris l’habitude mais ne surfa pas. Elle regardait la lune, songeant à l’humiliation de la veille. « Une vielle amie », avait-il dit avec le ton affecté qu’emploient les acteurs pour évoquer quelqu’un qu’ils auraient croisés une fois, il y a une éternité. « Une vieille amie », disait-il laissant entendre qu’en réalité ils ne s’étaient jamais bien connus. Elle l’avait connu comme personne ne l’avait connu, elle en était certaine pourtant. Il y a des choses qu’on ne peut donner qu’une fois, dire qu’une fois. Il y a des confessions, des sentiments qui sitôt dits ne peuvent revenir à l’identique.
Elle ne savait à vrai dire ce qui était plus problématique dans l’expression : le mot « amie » qui démentait leur histoire, ou celui de « vieille ». Il l’avait vue, et le premier qualificatif qu’il avait usé pour la définir était le mot vieille !
Elle ne pouvait pas vraiment lui reprocher ceci dit, elle se sentait vieille. Tout comme la femme du poème chinois qu’elle avait fait traduire à ses élèves, Anna s’était toujours identifiée à la lune plus qu’au soleil. Mais, hélas, la nuit noire dans laquelle elle brillait auparavant de mille feux de douceurs avait passée, et progressivement palie. Elle ressemblait à la lune dans ce moment où le jour vient à poindre : la lune n’a plus sa place dans le ciel, ne sert plus aucune fonction puisqu’elle ne brille plus, elle devrait disparaitre et pourtant elle tarde, s’efface mollement pour ne devenir qu’un aplat de couleur, ni ombre ni lumière, sans transparence ni opacité réelle. Voilà, une lune à 5h du matin qui s’efface doucement. Voilà comme se sentait Anna à l’aube de ses 27 ans.
Le lendemain, Anna se mit en quête d’une robe, se maudissant d’avoir apportée si peu d’affaires. Elle était sûre d’avoir quelques vêtements dans la maison, vestige d’une époque passée, qui pourraient faire l’affaire … Mais après quelques heures de recherche et une consultation rapide avec ses sœurs, elle dût s’avouer vaincue. Tout avait été jeté, selon Maitena en gloussant.
Qu’à cela ne tienne. L’après-midi, Anna fit la moitié des boutiques de vêtement de la ville pour trouver une robe appropriée. Non, pas une robe, la robe. Une robe à la peau d’âne, couleur de lune, de soleil ou de temps, qui saurait effacer les années et lui montrer que c’était bien elle !
Dans la troisième boutique de son repérage, elle trouva une petite robe noire toute simple, qui conviendrait aussi bien aux cours particulières qu’au bal. Dans la cinquième boutique, elle trouva La Robe. Une robe sage, aux manches longues et à la longueur respectable, mais d’un jaune lunaire et doux qui faisait briller son teint, avec un joli dos nu dans le dos mettant en avant les petites taches de rousseur qu’elle avait toujours sur les épaules. Elle n’était pas encore Catherine Deneuve, mais presque !
L’idée d’impressionner Wentworth était réellement tentante, et Anna se berça quelques instants. Elle aurait pu payer la robe, il lui restait assez sur son compte, mais ça n’était pas raisonnable. Et Anna, sauf exceptions majeures, était une femme éminemment raisonnable. Elle reposa la robe dans les mains de la vendeuse déconfite. Elle allait se rabattre sur la petite robe noire toute simple. « Less is more ce dit-elle sans conviction. Elle aurait aimé montrer qui elle était, d’un coup d’œil. Une idée lui vint. Elle dit au revoir avec un grand sourire et parti d’un pas rapide et joyeux : le marché ne fermait pas avant 13h !
« Anna, quel est ce bruit épouvantable ??? On ne s’y entend plus dans cette baraque et dieu sait quelle est grande !! » Maitena entra à la volée dans le petit salon où Anna s’était installée. Celle-ci pris un air innocent pour lui demandait ce qui la dérangeait.
« Bon sang, cette maudite machine à coudre…déjà à l’époque tu nous rendais cinglé avec ça mais là c’est le pompon ! de la couture ? Ne me dis pas que tu te fais une robe pour le bal ? Tu n’en es pas là quand même ? ce n’est plus de notre âge la bidouille, là on ne rigole plus ! »
Anna dit en souriant : « j’en avais envie ! Regarde un peu le tissu que j’ai trouvé ! « Bleu marine, en soi et avec de jolis ornements dorés, comme des soleils… Pour un petit effet kimono ! Dans mes souvenirs on trouve toutes sortes de tissu au marché et je n’ai pas été déçue ! »
Elle pouffa de rire en voyant l’air incrédule et semi-dégouté qu’afficha Maitena avant de sortir de la pièce.
Maitena se tenait debout, incrédule. Anne, tu vas avoir l’air bizarre avec cette robe… tu le sais non ? Tu peux être mignonne quand tu t’arranges… Mais là les gens vont jazzer !
Sans tenir compte de sa remarque, Anna lui demanda d’un air concentré : il est vrai que j’ai du mal avec les finitions… ça fait longtemps que je n’avais pas fait ça ! Tu saurais m’aider sur le col Mao ? Tu as toujours été une as de la précision ?
Maitena s’assis en bougonnant et s’exécuta après force cajoleries. Anna se sentait étrangement bien, comme ramenée 10 ans en arrière.
2 heures plus tard, elle se tenait debout devant le miroir, avec des escarpins bleus, la robe bleue au col Mao arrivant juste au-dessus du genou, et nouée d’un joli foulard blanc au centre. Elle avait remonté ses cheveux et glissé quelques épingles bleues dans son chignon pour harmoniser. Il faudrait ne pas trop en faire sur le maquillage bien sûr… Mais son cœur gonflait de fierté. Aucun rapport avec Wentworth se dit-elle ! Je veux juste signaler discrètement ce que je suis, et montrer que j’en suis fière ! Blonde, sinophile et fière de l’être.
La nuit précédent l’évènement, Anna dormit tant bien que mal.
Chapitre VIII : « Se faire écrabouiller les orteils, et tendre l’autre joue (ou plutôt l’autre pied) »
24 heures après, Anna pleurait de chaudes larmes d’humiliations sous le visage pâle de la lune. Comment en était-elle arrivée là ? Avait-elle si peur d’amour-propre ? Jamais elle n’aurait dû venir à ce bal ! Jamais elle n’aurait dû revenir ! Pourquoi avait-elle tenté ainsi le diable alors qu’elle se remettait progressivement ? A Paris, elle était sur un fil, fragile équilibre, dansant sur une cordelette, mais les blessures cicatrisaient malgré tout, le temps était son ami.
Une seule soirée avait suffi à défaire tous les fragiles bandages et pansements dont Anna s’était entourée toutes ces années, toutes ses cicatrices se rouvraient.
Elle n’aurait pas dû venir. Elle s’était leurrée. Elle se remémora la scène.
Wentworth était la première chose qu’elle avait vu en entrant dans la grande pièce. La seule peut-être. La veille, elle avait été trop choquée de le recroiser pour l’analyser, pour saisir pleinement ce qui se passait. Elle était trop près.
Là, dans l’anonymat de la foule, elle pouvait mieux à loisir le contempler à distance. Il brillait comme un soleil. Elle le buvait des yeux comme s’il était fait d’eau.
Qu’il était beau. Qu’elle était fière de lui !
De son côté, elle avait tenté de revoir les autres, ses anciens « amis », qu’elle avait plus ou moins perdue de vue. Ceux auxquels elle s’était le plus attachée n’étaient pas là : partis au bout du monde en voyage, Parisiens eux aussi… Ne restaient essentiellement que ceux qui n’avaient jamais quitté la ville et s’étaient établis ici. Ils n’avaient que peu changés, et semblaient parler encore des mêmes choses. « Qui a quitté qui, et de qui était-ce la faute…Qui a acheté un nouveau bateau, qui a trouvé une bonne école de surf pour les enfants… »
[To be continued]