Il y a un rêve récurent qui l’obsède. Elle traverse un couloir. Une femme de chambre marche devant elle. Celle-ci la guide jusqu’à une porte. Elle s’immobilise devant cette planche en bois, perdue dans ses pensées. Elle remarque la couleur bleue et les moulures dorées. Elle se tourne vers la servante qui a disparu, discrètement éclipsée dans l’ombre. Elle soupire. L’autre est partie sans un mot. Mais à quoi bon ? Les meubles ne parlent pas, qu’ils soient faits de bois ou de chair.
Elle regrette le cœur de pierre imposé par sa condition. Une nécessité, parait-il. Pour une dame, ce serait rabaisser son rang que prêter attention à la race inférieure : les majordomes, les valets, les femmes de chambre, les cuisiniers, les jardiniers. Tous bons à jeter dans la fosse où gargouille, se mêle et se multiplie la fange populaire.
Pourtant, à l’instant précis où sa paume rencontre la fraîcheur du panneau, elle frémit. La tiédeur silencieuse de la pièce l’enveloppe d’un frisson. Ses chevilles délicates tremblent en passant le seuil de la chambre.
Elle est là pour faire son devoir. C’est sa destinée. Toutes les années passées l’ont menée à ce présent dont elle craint ne plus vouloir. L’éducation soigneusement inculquée par ses précepteurs n’avait d’autre but que ce moment. Sa vie se joue ici, là, maintenant.
Mais un doute incontrôlable l’envahit. Elle avance lentement, frôle les tapis de la pointe des pieds. Elle n’ose poser un talon, par peur qu’on entende le claquement de ses chaussures sur le parquet. Elle observe le sol, les murs. Il y a des tapisseries et des tableaux, une cheminée et du marbre. Elle ferme les yeux, inspire profondément. Il y a une odeur de cuir et d’alcool. Ses doigts effleurent le dossier d’un fauteuil accolé à une table basse où un verre et une bouteille s’étalent sur un plateau d’argent. Paupières baissées, elle continue son exploration olfactive. Il y a une odeur d’herbe humide et de fleur, de vent et de fraîcheur.
Elle ouvre doucement les yeux pour croiser son propre regard. Un large miroir habillant le mur sur toute sa hauteur la scrute. Elle redresse les épaules pour faire face à ce trompe l’œil. Ce n’est rien de plus qu’une chimère, une image faussée de la réalité. La vérité est ailleurs.
Elle porte la main à sa tête. Ses boucles ne sont pas les siennes, trop blanches, trop parfaites. Un postiche. Ce teint poudreux, cette peau fardée à l’excès, tout est un mensonge. Il y a tromperie sur la marchandise. Sa mère lui a vanté la félicité, son père l’a enjointe à la Grandeur. Ils ont oublié le bonheur.
Elle tire une pointe du ruban rose pâle noué à ses cheveux. Il se dénoue et répand un voile sur ses épaules. Distraite par le reflet du miroir, elle délasse le corset qui enserre sa poitrine. Elle étouffe. L’air est chaud, humide. Sa robe glisse le long de ses hanches. Elle peut à nouveau respirer. Ses pieds foulent les broderies du tissu.
Il lui semble découvrir sa féminité pour la première fois. Dommage qu’il faille la perdre. Sous peu, quelqu’un entrera et son corps ne lui appartiendra plus. Il écrasera sa gorge jamais émoustillée d’un baiser. Il empoignera ses seins jamais caressés. Il foulera sa peau et il profanera son corps jusqu’à plus soif comme un cardinal ce signe dix fois par jour après avoir commis un péché.
Nue, elle laisse ses doigts vagabonder sur sa poitrine, son ventre, ses cuisses. Tant de bonheur qu’elle aurait pu connaître si elle avait su qu’il existât. Le bonheur n’est pas à tout le monde. Il n’appartient qu’aux plus démunis. Ceux qui n’ont ni titre, ni terre, ni gloire, ni richesse. Le peuple. Ceux qu’on lui a enseigné à mépriser. Elle ignorait qu’au-delà des personnes, ce qu’elle dédaignait réellement, c’était l’Amour.
Ce soir, il est trop tard. Sa beauté a été vendue et elle se doit d’honorer son contrat. Qu’importe si seuls les hommes, les pères, les frères sont aptes à signer les documents. Les femmes, les filles, les soeurs se doivent d’obéir.
Alors elle s’approche du lit, soulève les draps et glisse son corps dans une envolée de parfums fleuris. Elle voudrait s’y cacher, ensevelir sa tête sous un oreiller. Ainsi emballé dans une jolie boite en tissu, elle ne ressemblerait que davantage à un cadeau. Elle ne bouge plus et oublie de respirer. Un craquement du plancher l’avertit de l’arrivée imminente de son nouveau mari. Noces barbares.