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Le premier émiette des arcs-en-ciel.
Atome après atome, il déchiquette scrupuleusement la moindre couleur afin que, toutes, elles tiennent dans un mouchoir de poche. C’est simple ; il cherche un promontoire — un toit, le bord d’une falaise, la pointe d’un bateau, vide son fort intérieur de toute sensation étrangère, puis picore le phénomène lumineux du bout des doigts. On le regarde faire. Atone, alerte et concentré, il ne bouge pas un sourcil quand ses mains tâtent avec expertise l’image sous ses yeux. Une vocation ; celle de morceler les rayons camaïeux. Une fois cette première étape de la recette dispersée, des vermicelles multicolores s’entassent sur ses genoux. Il les range dans des fioles, en fait un élixir. Un élixir d’arc-en-ciel, réalisé à partir de granulés moulus. Premier ingrédient, première personne ; il en tremble presque. Il s’appelle Amo, on aura bientôt besoin de lui.
Le deuxième part en orbite à bord d’une navette-bus.
Il oublie toujours son nom alors il emprunte celui des navettes. Celle-ci décolle de Lumes, une planète dont le noyau est une ampoule et autour duquel se convulsionnent des chemins champêtres, substrats de paysages trop longtemps baignés dans du formol et lancés dans la stratosphère. La mégapole se loge à l’intérieur du noyau, adaptation humaine résultant de l’éloignement de la planète avec le soleil du système. La navette s’appelle Kwol-7395 ; le deuxième se nomme Kwol-7395 Lumes. Kwol-7395 Lumes a une silhouette atlastique et un oeil de cyclope. Qu’on ne s’y prenne guère ; c’est un songe-creux de pacotille, qui ne sait jamais où il va ni comment s’appellent les choses, un lève-tard qui roupille à bord des navettes. Il part en orbite pour chercher le deuxième ingrédient de la recette. Le personnel de bord le largue près d’un astéroïde dont on présume qu'il renferme un métal fort convoité. Le deuxième ingrédient, le platine, se trouve sur l’astéroïde Lucianotesi, à 46 années-lumière de Lumes. En dehors de ces airs perdus de crève-misère, Kwol-7395 sait comment fondre le platine une fois extrait du gros caillou. La navette ne repassera pas de sitôt. C’était un voyage low-cost ; il s’est préparé au risque de ne pas en revenir. Mais l’enjeu en vaut la peine. Il a reçu un sms de Amo, qu’il n’a encore jamais rencontré : il a le premier ingrédient. Son corps creux est prêt à endosser toutes les responsabilités pour obtenir le deuxième. La faire fondre. Kwol-7395 Lumes ne dispose que de quelques miettes de platine ; elles tiennent dans sa paume. Si quelqu’un voyait ce qu’il s’apprête à faire… Il les gobe. En espérant qu’elles ressortiront au bon moment.
La troisième cherche mais ne trouve pas.
Elle erre dans le sous-bois, pile-poil quand une bagnole indigo disparait entre les arbres. Tant mieux, qu’on ne la trouve pas. Elle est censée apporter le troisième ingrédient, de la cardamome, sauf qu’elle ne sait même pas ce que c’est. Puis, la forêt change à vitesse v v prime. Sur le tronc des arbres en verre dégouline une pluie visqueuse, une sorte de gouache qui sent le cramé et qui déborde des racines. Le sol est cousu de mille pièce de tissus de récup, qu’on dirait dénichés dans des brocantes. La gouache s’accommode mal du tissus et Lisa ne sait pas où trouver la cardamome. Même le ciel se solidifie : il disparait et s’assombrit à cause de la mouvance des planètes qui rapproche la sienne de celle de Lumes. Lumes qui brille d’un soleil d’intérieur. L’atmosphère s’assombrit orange ; une espèce de confiture à l’abricot commence à entraver la trajectoire des rayons. Pourvu que le premier ait eu le temps de récolter le premier ingrédient, se dit Lisa. Prise de panique à la vue des vagues de confitures, et sans doute à cause de la peinture gluante qui dégouline sur des arbres normalement transparents, elle se met à creuser le sol de se mains. Disparaitre sous terre… tant pis, elle ne trouvera pas la cardamome. Dommage. Les strates inférieures du sol s’adoucissent au fur et à mesure qu’elle creuse, comme si elle plongeait tête la première dans un pull d’hiver. Le plancher du sous-bois se révèle être un océan filandreux, un textile dans lequel elle s’immerge aisément. Lisa creuse de plus belle, avec l’ardeur de celle qui se persuade que sa tombe est douillette. Les dégoulis de gouache bleue marine se mélangent à la texture visqueuse de l’orage confiture ; bientôt elle étouffera. Dans une dernière respiration, Lisa sombre.
***
Recroquevillée dans un endroit proche du noyau de la terre, Lisa palpe la cardamome. Elle tient dans sa main ; empaquetées dans un bout de tissus rapiécés, quelques noisettes de gélatine abricot, bleuies de peinture, se renfrognent elles aussi sur elles-mêmes. Le cardamome est conscient d’être le troisième ingrédient. Lisa espère que les deux autres auront trouvé les leurs.
***
— On doit pouvoir la retrouver, murmure Amo.
Le premier a bien calé son élixir dans une poche de son veston, et s’enquière continuellement de la présence du petit flacon contre son coeur. Il s’est téléporté auprès de Kwol-7395 Lumes en buvant du jus de pommes. C’est comme ça qu’on se téléporte dans la galaxie d’O. Un liquide sucré coule à travers la gorge, il emplit les entrailles creuses des gens qui y habitent, et les voilà qui ruissellent là ils veulent aller. Même procédé suivant lequel on fond un arc-en-ciel en élixir.
— Elle est près du noyau de la terre, dans les strates en tissus. Tu reprends un verre et on y va ?
Il a senti la platine se liquéfier dans ses entrailles. Cela revient à chialer des pierres à l’intérieur du corps. Il était seul dans l’espace, après son voyage low-cost, pour cette raison : souffrir piteusement loin en orbite. Le résultat est sorti de son unique oeil : il a mis un tupperware contre sa joue et le platine fondu a dégouliné jusque dans le récipient. L’enjeu en valait la peine.
— Allons-y, souffle Amo. J’espère qu’elle a le cardamome.
***
Il faut demander gentiment à Lisa de se déplier. Enroulée autour de son petit paquet, elle refusait d’admettre que le sous-bois s’est engouffré sur lui-même et qu’une partie de sa maison natale est partie. « T’inquiète pas, on a réuni tous les ingrédients pour mettre fin à tout ça ». Elle se décroqueville et leur donne le petit paquet. La confiture aux abricots aux accents de peinture marine, c’est tout ce qu’il reste de chez elle. Tous les trois se trouvent dans les toilettes du bout du monde, un endroit où personne ne va. Les murs se tapissent d’édredon, une matière qui retient extrêmement bien les mauvaises odeurs des pisseux qui viennent se perdre si loin dans les profondeurs. Amo, Kwol-7395 Lumes et Lisa se retrouvent ainsi planqués autour d’un lavabo bouché, cerclé d’odeurs nauséabondes d’inconnus venus marquer le territoire jusqu’ici.
— On a pas le droit à l’erreur, dit Amo.
— J’ai pleuré durement pour avoir du platine liquide, fait Kwol-7395.
— Je ne sais pas si je pourrai rentrer chez moi, le cardamome, c’est tout ce qu’il me reste, peine Lisa.
Le premier sort l’élixir de sa poche ; le second a les mains qui tremblent sur son tupperware ; la troisième tient mollement son paquet.
— Bien, continue Amo. On a les trois liquides. On doit faire un jus de pomme d’un genre particulier. Vous confirmez que c’est votre but dans l’existence, d’en arriver là ?
— Oui, répondent Kwol-7395 et Lisa en coeur.
— C’est pas l’endroit le plus glorieux pour mourir, vous le saviez.
« Qu’importe », pensent-ils à trois. On se dit que le mieux est de tout mélanger dans le récipient de Kwol, qui est le plus grand contenant. Amo verse l’arc-en-ciel moulu et Lisa défait son petit paquet pour que le cardamome dégouline auprès des deux autres.
— T’as pris une cuillère ? demande Amo à Kwol.
— Yep.
Il sort une cuillère en plastique de sa poche et touille les ingrédients dans le bol. Amo achève d’y mélanger la fin de son propre jus de pomme, afin que l’ensemble ait tout de même une saveur sucrée. Leur coeur bat, plus fort que prévu.
— Pas de regret ? poursuit le premier, qui a du mal à croire qu'il en est enfin là.
« Non », pensent les deux autres, et Amo les entend. Le mélange des trois ingrédients s’appelle « Jus de pomme d’hiver », contrairement au jus de pomme qui sert aux téléportations. Ces trois liquides, extrêmement difficiles à obtenir, sont rarement mélangés ensemble. Ils offrent, à ceux qui les cuisinent, la possibilité de suicider en douceur. L’inventeur de la recette affirmait qu’il était ainsi possible de mourir de la même façon qu’on appuie sur un interrupteur ou refait son lit : banalement. Nombreux des aspirants suicidés passent le restant de leurs jours à rassembler les liquides, ce qui leur donne un but en soi.
Amo, Kwol-7395 Lumes et Lisa trinquent ensemble pour la première et la dernière fois, en se disant que la mort a bon goût, même dans les toilettes du bout de l’univers.