[Beglous]

C’était un quai d’apparence désolé. Je compris cependant qu’il venait de se vider, quelques minutes auparavant les gens se tassaient pour prendre place dans l’embarcation. Je m’enquis auprès d’un petit stand vétuste.
- Un départ est encore prévu pour la foire ?
L’homme, à l’intérieur du stand assombri d'une plaque noirâtre de plexiglas, remua si légèrement la tête que je pensai l’halluciner.
- Pour quelle heure ?
J’avais haussé la voix, sans doute pour l’inciter à faire de même avec sa tête. Mais il leva imperceptiblement la main et pointa en direction du bout du quai.
- Maintenant ?
Je pense avoir presque hurler, ce n’était pas pour le brusquer, seulement au moment même où je posais la question le bruit d’une voiture plongeant dans l’eau se fit entendre et m'arrosa copieusement. L'embarcation venait d'arriver. Je voulus saluer l’homme du stand avant de partir mais il avait disparu derrière un nuage de fumée qui noircissait d’autant plus la plaque.

J’avais bien vu le panneau en arrivant : « attention, embarcation à bosses » agrémenté d’une image ressemblant grossièrement à un poisson, mais je fus tout de même surpris de m’installer sur une baleine bien vivante. On avait fixé des bancs et quelques strapontins sur son dos. Je ressentis comme une gêne à prendre cette place. Non pas que je privais quelqu’un d’autre, il n’y avait plus personne, ils avaient dû envoyer la baleine juste pour moi, seulement, je ressentais un peu de pitié pour la créature. Sa peau était tuméfiée aux endroits où les sièges avaient été installés. De toute évidence, ils étaient pris dans la chair. Je tendis la main et touchai une partie saine de son corps devant moi. C’était rugueux, je n'aurais su dire si je touchais de la matière vivante ou morte. Attendait-elle mon contact pour démarrer ? En tout cas, elle fendit la surface de sa queue et s’envola. Nous atteignîmes rapidement les premières couches de nuage et la baleine se mit à danser dans l’écume blanche. Quelques minutes plus tard, une immense banderole planait dans le ciel et sur laquelle était inscrit : « Bienvenue à la foire du haut des nuages ! ». L’affiche ressemblait à une large toile de cerf volant rose et piquetée de jaune vif. La baleine émit un son qui ressemblait à un dialecte tribal puis s’arrêta devant un trou qui me fit penser à la sortie d’un toboggan fermé. Je détachais ma ceinture de sécurité et parcourut le corps de la baleine pour atteindre l’entrée du trou. De plus près, cela ressemblait effectivement à une sortie de toboggan avec un encerclement en plastique vert. Je posai un pied, remerciai la baleine en émettant un son étrange qui se voulait similaire à celui qu’elle avait produit, probablement un raté de mon aptitude à l’imitation car elle repartit en silence, me laissant accroché à la bouche du toboggan, prêt pour une longue glissade vers la foire.

La descente fut rapide et l’atterrissage moins rude que ce je craignais. Je fus accueilli par un boucan grotesque de machines hoquetantes et par des signaux lumineux chaotiques. C’était l’image que je me faisais d’une salle de casino bondée, sauf que cela se passait en plein air. Les machines semblaient être les organisateurs et il n’était pas question de jouer avec ou de leur demander de l’argent. Au contraire, c'est elles qui n’arrêtaient pas de quémander. Dès mon arrivée, plusieurs se précipitèrent sur moi, certaines armées de bras rétractables. Je déclinais poliment au début mais quand je vis d’autres personnes les dissuader à coups de pied, je m’enfermai moi-même dans un "non" sec et ne pris plus la peine de les regarder pour leur répondre. Cependant, l’une d’entre elles attira mon attention tant son offre me frappa.
- Femmes à vendre, femmes à vendre, docile, bon prix, couleur changeable à charge, femmes à vendre, femmes à vendre, tout type, tout usage.
La machine berçait de ses multiples bras des caddies dans lesquels des femmes étaient pliées, déjà corvéables. La plupart étaient amorphes sauf l’une d’elle qui riait de bon cœur.
- Pourquoi riez-vous madame ?
La femme ne répondit rien mais la machine sauta sur l’occasion.
- La femme vous intéresse ? Bon prix ! Femme d’occasion, fiable et facile.
- Pardon ? Comment osez-vous parler ainsi d’un humain ? Quel est votre numéro d’identification ? Je vais porter plainte à la société !
Je m’avançai furieux vers la machine sans me soucier de ses diodes devenues rouges, lorsque je fus saisi par un bras et brutalement éloigné de la scène.

C’était un homme complètement gris, ce qui donnait à son regard une forme de dureté qui me laissa un instant sans voix.
- S’il vous plait, par ici, dit-il presque suppliant.
Je le suivis non sans jeter un regard en arrière. La femme riait toujours mais un caddie s’était renversé et une femme qui paraissait éteinte quelques minutes auparavant tentait une évasion. Un fil invisible semblait la relier à la machine et elle se renversa brutalement dans sa course. Nous prîmes un virage et je ne vis pas la suite. L’homme gris m’emmena dans un lieu dégagé dont le silence me fit l’effet d’un gant froid sur un front de fièvre. Des personnes étaient pourtant présentes. Je remarquai qu’elles étaient toutes ridées, comme l’homme gris à mes côtés. Il y avait une planche donnant sur du vide qui me fit penser au supplice des pirates. Un vertige me saisit et l’homme gris le ressentit car il me tapota l’épaule.
- Regardez, me dit-il en désignant une machine plus discrète que les précédentes.
C’était un long tube qui s’ouvrait et se fermait et dans lequel les personnes, chacune son tour, prenaient un parapluie. Soudain, une voix surgit de nulle part et clama : « C’est parti pour l’attraction l’envol des aînés ! Venez, venez nombreux voir le grand saut ! À mon signal, vous prendrez votre envol depuis la plateforme de décollage ! Attention… C’est parti ! »
Avec horreur, je vis les individus se lancer les uns après les autres depuis la planche vers le vide.
- Mais ils sont fous !
L’homme gris ne put me retenir, je courus vers le précipice. Ceux qui tombaient avaient ouvert leur parapluie et disparaissaient dans le corps brumeux des nuages. L’homme gris m’avait rejoint.
- Pourquoi font-ils ça les malheureux ?
- C’est moi qui ait gagné l’année précédente, me répondit-il avec un large sourire. C’est dommage qu’on ait pas beaucoup de public.
- C’est pour ça que vous m’avez fait venir ? Pour avoir du public ?
Il haussa les épaules.
- Vous êtes tout aussi fêlé mon pauvre papi, et tout gris par dessus le marché, bon pour la casse.
- Si j’étais vous, je choisirai la deux.
- La deux ? De quoi parlez-vous ?
- Des femmes pardi.
- Vous êtes ignoble. Je file d’ici.
- La sortie la plus directe c’est par là, dit-il en pointant le vide.
- Cynique en plus de ça !
Il haussa à nouveau les épaules puis s’éloigna et se mit à encourager ceux qui hésitaient à sauter.

Je voudrai rentrer, je voudrai rentrer.
- C’est par là, m’indiqua une petite machine volante sur laquelle était écrit « aide ton prochain ».
Elle montrait une cabine téléphonique. Je décrochai le combiné et entendit : « nom et date d’arrivée », je répondis un peu hébété, cet endroit me tapait sur le système. Une petite tonalité me fit patienter quelques instants puis la voix reprit : « accident de voiture. Mort en trois minutes et 19 secondes. » Je raccrochai.

[Opercule]

merci pour ce texte Beglous !
bien plus structuré et complet que ce que j’ai pu faire dans le même temps  pas mal

pour la phrase « C’était rugueux, je ne saurais dire si je touchais de la matière vivante ou morte.  », je crois que pour un texte au passé, on dirait je n’aurais su dire, c’est du conditionnel c’est ça ?

j’ai pas très bien compris le concept de la machine. Tu dis que c’est des organisateurs, puis que c’est genre des vendeurs à la sauvette ? ou des tenanciers d’échoppe ?

est-ce que le marché des femmes a un sens après la révélation de la chute ? ⬇

Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.

Aussi pourquoi le vieux n’en prend-il pas ?

Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.

[ZagZag]

j'avoue que je n'ai pas tout à fait compris la fin, mais j'aime beaucoup le début et le décollage en baleine
la chute est peut-être un peu facile :p

[Beglous]

Bonsoir tout deux,

Opercule,
Merci pour la concordance, je pense que tu dis juste, vais rectifier.
Bon, en fait comme souvent dans les sessions Tic-Tac, je bascule en mode automatique et me rattrape plus ou moins à un fil narratif. Donc c'est pas cohérent cohérent. Aussi suis-je incapable de répondre à tes questions, si ce n'est que pour moi les femmes sont bien des femmes, que tous les humains qui sont présents en ce lieu sont morts. Et je voulais partir sur une idée que les machines ne réclamaient pas de l'argent à proprement parler mais des bouts d'humanité, sauf que j'ai oublié en cours de route parce que je me suis laissée emportée.
Donc pas si structuré que ça en fait...

ZagZag,

la chute est peut-être un peu facile :p

Totalement XD

[Basic]

Bonjour Beglous,

un voyage en Délirie, ou en Suréalie.
d'étonnantes images... un brin de goujaterie et on serait chez Fellini.

Des bricoles qui m'ont questionné.

B

Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.

[Aponiwa]

Hello Beglous,

Sa peau était tuméfiée aux endroits où les sièges avaient été installés.

« Bienvenu à la foire du haut des nuages ! »

bienvenue?

Encore un texte bien barré!
Joli combo des trois images!!!
J'ai trouvé excellente cette vision du paradis. La fin est classique mais on s'est bien amusé : les robots, le toboggan, la baleine, tu enchaines tout très bien.
J'ai aimé!

[Cendres]

Merci pour ton texte

Il est surréaliste et des concepts m'ont échappé. C'est marrant l'idée d'une femme dans un caddie, comme si qu'on prend un paquet de patte.

[Beglous]

Merci à vous trois d'être passés ici

Je vais corriger les coquilles que vos yeux ont trouvé dans le fouillis de ce texte "bien barré" oui, c'est donc ça...

Et puis merci d'avoir apprécié le côté délirant et surréaliste, ça fait plaisir.

Un paquet de pattes, Cendres ? Bienvenue en Suréalie à toi aussi !