Je n'avais pas sommeil. J'observais le contour des meubles dans la lumière bleutée que la pièce accueillait sans broncher: tout était blanc, et c'était peut-être là ce qui me gênait: étagères presque vides, murs et haut plafond. Seul le parquet semblait vouloir s'offusquer de cette absence de fantaisie, que même une touche de lumière bleutée ne suffisait pas à masquer.
Je regardais par la fenêtre. Une heure, deux heures sans doute s'écoulèrent, sans que rien ne se passe. Pas une seule voiture dans la petite rue principale du village ne vint troubler ce calme inquiétant.
Un bruit diffus mais régulier, sorte de tapotement sur le sol de l'étage du dessus, émergea progressivement. Je ne le remarquai d'abord pas, il sembla s'insérer au-dessous de l'agrégat de pensées accumulées dans ma tête. Mais au bout d'un moment, je le remarquai, consciente pourtant qu'il ne venait pas d'apparaître, qu'il avait ce petit air presque familier d'une musique d'arrière-fond qui s'est imposée à notre insu.
Je me demandai de quoi il pouvait s'agir. Le bruit vibrait avec la régularité d'un métronome, et se fit plus vif, avant de se stabiliser à nouveau. Il aurait suffi d'un second bruit, la vibration d'un appareil électrique ou le bourdonnement d'un flux lointain de véhicules sur un grand axe pour qu'on ne le remarque pas.
Un bruit beaucoup plus net me fit sursauter. On aurait dit que quelqu'un venait de sortir brutalement de son lit, l'intensité du son correspondait à celle d'un saut pieds joints sur le parquet. Il me sembla ensuite entendre des bavardages, petites messes basses d'arrière-salle, que des voix tout droit tirées d'un dessin animé portaient à mes oreilles.
Rapidement, les discussions gagnèrent en intensité, pour se transformer en une sorte de bouillon sonore. On aurait pu croire à une contestation. J'eus envie d'en avoir le coeur net.
Je quittait donc la pièce blanche, le regard rivé sur les lattes de bois du parquet qui tranchaient un peu avec cet univers aseptisé, et empruntai l'escalier qui menait à l'étage du dessus. A mesure que je montais, les voix se faisaient plus nettes, puisées tout droit d'un ballon d'hélium. Je m'approchai de la porte de la chambre située exactement au-dessus de la vienne, d'où cette étrange réunion semblait provenir.
- Assurance ! Assurance !
- Plus d'assurance. J'ai cherché partout, on devra faire sans. On se contentera d'entrain. Je ne sais pas où elle est passée, ça fait bientôt une heure qu'on cherche. On ne peut pas se permettre de perdre plus de temps !
- Entrain ? Mais tu es complètement fou ! "Veuillez croire à l'entrain de nos sentiments distingués", ça ne va pas marcher ! Il faut la retrouver.
- On pourrait faire différemment, aussi. On ne manque pas d'expressions. Elles sont trois. Donc allez, si toi, toi, toi et toi vous vous mettez côte à côte, ça fait "Veuillez croire à l'expression de notre respectueuse considération". On a besoin d"expression" plus haut déjà, mais elles sont trois !
- Répétition !
Une petite voix innocente et nasillarde semble sortir de nulle part.
- On m'appelle ?
- Mais non, idiote ! Retourne te coucher, on n'a pas besoin de toi cette nuit. "Expression" deux fois dans une lettre d'une demi-page, ça va pas le faire.
- Bon, calme-toi, s'il te plaît ! Sinon on s'arrange pour te caser dans une phrase, ça sera pas bien compliqué, et on finit nous-mêmes. Genre "L'utilisation de cette technique fait désormais autorité dans le domaine". Et voilà, c'est plié ! On n'a pas le temps de pinailler sur des répétitions !
- Mais euh, j'ai rien fait, moi. J'était juste en train de dormir, et vous me hurlez-dessus, là.
- Retourne te coucher ma chérie, on parlait pas de toi. Enfin si, on parlait de toi, mais peu importe.
- Je retourne me coucher moi aussi puisque c'est comme ça ! Débrouillez-vous sans autorité. On va bien rigoler quand on verra le résultat.
- C'est ça, allez.
Les voix se taisent quelques instants. L'envie d'entrouvrir la porte est grande, j'ai toujours eu le goût du risque, et je ne crois pas manquer d'assurance lorsque j'ai affaire à des inconnus. Mais j'ignore ce que je vais y trouver.
- Allez, on reprend. Je propose qu'on mettre la phrase proposée par rose avec "expression", et on termine l'avant-dernier paragraphe. On aura au moins un premier jet à peu près complet, et ensuite, si on a le temps, on fera des millimétrages.
- Y a juste un problème quand même, c'est qu'une des expressions a disparu aussi. ça veut dire qu'on n'en a plus que deux à disposition. Sauf qu'on est obligé de mettre "expression" déjà deux fois plus haut ; en objet il y a "Expression d'intérêt", et on a pas les troupes pour mettre autre chose à la place. Et ensuite, dans ce fichu paragraphe, il faut qu'on mentionne qu'elle a participé au concours "Expressions libres", donc ça va pas le faire. Ou alors faut retrouver une des frangines, mais elle a tendance à sortir se promener la nuit, on est pas sortis de l'auberge.
Je commence à trouver ce petit dialogue fort amusant. Il serait trop dommage de ne pas tenter d'entrer dans cette chambre.
- Bon, et ben dans ce cas il faut retrouver l'expression manquante, ou retrouver l'assurance. C'est pas facile, de la retrouver, quand on l'a perdue. Elle nous a déjà fait le coup la vilaine. Elle se rappelle jamais de rien. Amnésie à répétition !
- Mais euh, vous voulez que je dorme ou pas ? Et pis bon, euh, j'aime pas trop me coltiner l'amnésie, elle est pas très commode.
- Allez viens, ma petite. On va te caser quelque part, ce sera plus simple. "J'ai encadré de nombreuses répétitions d'élèves".
- ça veut rien dire, ton truc.
- C'est juste pour qu'elle nous foute la paix le temps de terminer cette lettre. Qu'est-ce qu'on disait déjà.
- Qu'il fallait trouver une solution pour les sentiments distingués, tout ça tout ça. Parce que bon, y en a qui se permettent de disparaître. Heureusement que les sentiments, ça bouge pas trop. Fin, quoique. Mais c'est quand même plus stable que l'assurance.
Je n'hésite plus, sûre de moi, je me décide à en savoir plus. Je n'ai jamais été craintive. J'entrouvre la porte. De petites formes noires se retournent.
- Eh bien, te voilà toi ! Où est-ce que t'étais partie ! C'est bon, on a retrouvé notre assurance.