L'auteur est macédonien, dites : Jivko Tchingo ! Je précise, parce que perso quand je sais pas comment prononcer un mot, mon cerveau le contourne. Et ne l'imprime jamais. Il le laisse en-dehors de lui.
Alors qu'il faut que son nom vous rentre dans la tête !
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Ce livre fait partie de leur collection "Calques", c'est pour ça que vous trouvez cette couverture un peu délavée...
Si vous la déshabillez du calque, elle apparait vive et sans écritures. Vues en fin d'article ! Deux enfants, Lem et Isaac, vivent dans un orphelinat cerné de murs montant jusqu’au ciel. Ils tentent d’apercevoir à travers un trou du mur la Grande Eau, symbole pour eux de toutes les libertés. Nous sommes au lendemain d’une guerre, dans un établissement régi par quelque dictateur, sans autre espace laissé à l’imaginaire que ce trou, qui canalise espoirs, paroles et prières.
Lem nous raconte ce cauchemar éveillé, frénétiquement, comme s’il n’y avait pas de lendemain, comme si les adultes ne pouvaient les croire, comme si tout était trop irréel pour être vrai. Les enfants rêvent que la Grande Eau se rapproche, absorbe les étoiles, qu’elle les embrasse et les enveloppe comme une mère en recouvrant tout sur son passage. Mais peu à peu, les murs se recouvrent de lettres rouges, le ciel devient de flammes, le vent rouge emporte les étoiles, et la sécheresse menace.
"Le mur entourait l’orphelinat comme une couleuvre cachée. Énorme. Si elle t’enlace, elle te prend avec sa queue et il n’y a plus de fuite possible."
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"Je le jure, en ce triste instant de séparation, au moment même où je partais, je vis sur le fumier un jeune coq furieux à la crête trop rouge se jeter comme une bête sauvage sur une gentille petite poule qui grattait tranquillement dans le fumier ; en moins de deux, il lui sauta dessus, cela ne dura qu’une petite seconde, juste le temps d’un clin d’oeil, que je sois maudit, et elle n’eut même pas le temps de dire ouf ! Quelle belle chose, me dis-je, ils baisent, mais ce n’était pas un mot à moi, je le jure. J’ai hérité de cette habitude de mon grand-père Kostadinoski, que la terre lui soit légère, au fond s’il était vivant il aurait parlé ainsi, s’il était encore là, couché sous l’auvent, se réchauffant au soleil printanier, se débarrassant du grand gel dans sa poitrine."
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"Un peu plus tard, j’ai vu devant nous la plus belle, la plus mystérieuse image de ma vie. La Grande eau ! Énorme, splendide. Oh mon Dieu ! Elle nous accueillit avec les yeux d’une mère, avec un regard doux et clair. Je fus stupéfait à cet instant, je le jure.
Les enfants s’arrêtèrent comme sur un ordre.
– Elle arrive ! – crièrent-ils comme des oiseaux.
– Elle va venir, – dit une voix inconnue ; une femme toute vêtue de noir s’approchait lentement de nous. C’était la mère Vera Iakovleska.
Je vois encore cette eau. Le rêve de Keïten, notre rêve. Que je sois maudit, tout notre rêve. Nous aurions pu marcher encore autant de jours et encore autant de nuits près de cette eau, tout un siècle et sans cesse. Tout un siècle. La fatigue, le chemin difficile, la faim et la soif qui nous accompagnaient depuis des heures sur notre chemin vers l’orphelinat, avaient disparu à cet instant, comme si toute notre peine et tous nos malheurs avaient été absorbés par la bonne âme de la Grande eau. La neige, les montagnes, les villages brûlés, les vergers abandonnés, les champs désertés, tout restait lointain, seule la Grande eau vivait en nous. Elle était partout alentour, que je sois maudit, la Grande eau semblait nous attendre, nous. Je le jure, elle nous reconnut, elle nous reconnut à cet instant-là. Sa voix douce semblait nous dire :
– Allez mes petits, voici le chemin, marchez et tenez bon ! Et nous marchions, parole d’honneur de camarade, nous
marchions. Je le jure même sur la tête de la camarade Olivera Srezoska, nous marchions."
Plus d'infos sur l'auteur, la traductrice, l'illustratrice et l'accueil critique sur la
page du Nouvel Attila,
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un extrait de 14 pages sur le site de la traductrice Maria Béjanovska (dont sont issues la plupart des images de cet article).
Il fait partie de ces livres que j'ai achetés comme ça, un peu au pif, en farfouillant dans le catalogue d'Attila. Mais franchement je suis rarement déçu...
C'est un texte qu'on chevauche, c'est une mélancolie qu'on chevauche. Le lyrisme sombre du narrateur c'est comme le claquement des sabots qui nous accompagne, qui nous porte, avec ce qu'il a de rassurant, parce que répété, indéfiniment renouvelé. Et peut-être que son lyrisme le rassure lui aussi, dans cet univers atroce qu'il traverse, et que c'est pour ça qu'il choisit cette prose un peu incantatoire. Parfois au loin dans un col on croit voir le soleil percer, on se dit que peut-être... mais cette plaine s'étire. Il y a de petits passages bouleversants sur la figure de la mère, je me souviens, c'est vers la fin.
J'ai envie de le relire.
Le livre a remporté le prix Nocturne en 2014, c'est un prix qui a pour vocation à exhumer de grands textes oubliés. Il avait été publié une première fois, en 1990, sous une autre traduction aux éditions de l'Âge d'Homme.
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Giovanna Ranaldi illustre cette édition et ça fait un très beau dialogue.