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15 mai 2024 à 08:40:55
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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes courts (Modérateur: Claudius) » Le temps des voitures

Auteur Sujet: Le temps des voitures  (Lu 1331 fois)

Hors ligne LOF

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Le temps des voitures
« le: 28 avril 2022 à 18:45:01 »
                                                                          Le temps des voitures

J’habite dans ma maison ma maison est une voiture ce n’est pas une chanson quand on partait en vacances le matin déjà j’avais envie de gerber les yeux fixés sur la route droite sinueuse comme sinueuse comme je ne sais plus, froide voiture, ce n’est pas une chanson, sinueuse comme la vie,

ma voiture a quatre roues qui ne tournent plus, derrière une palissade, un terrain où personne ne rôde, sauf moi et ma voiture, froide voiture, une maison glacée sans couloir, aux murs comme des tôles sinueuses, des fenêtres avec des chiffons pour cacher la vie, des essuie-glaces des essuie-tout des essuie-mains parce que vivre dans une voiture exige d’être propre et ordonné, le coffre était plein de valises, sur le toit une cheminée de valises, la carrosserie brillait sous le soleil balnéaire, la carrosserie que le père astiquait parce que gerber je risquais dehors comme dedans, c’était une chanson,

l’hiver ma banquette maintenant est mon dortoir, ma banquette est une table, ma banquette est un canapé où je n’invite personne, j’introduis des caoutchoucs pour arrêter l’air qui s’infiltre partout, j’introduis des blocs de je ne sais quoi, je comble les trous de boîtes, conserves, emballages, plastique, je me réserve un mince filet d’air pour respirer, ne pas mourir, j’allume un transistor, le dernier d’une civilisation, j’écoute des chansons, père fumait souvent en voiture, levait la jupe de mère, sans ceinture à l’époque, racontait des blagues que je ne comprenais pas, la route filait droite bordée d’arbres au tronc badigeonné, parfois sous des voûtes de feuillages on roulait comme dans une cathédrale,

mon ciel est devenu bas, le capitonnage ici est pourri, lambeaux qui s’effritent dans mes assiettes en carton, dans mon thermos où stagne un café d’y il y a sept jours, je me lave par petits morceaux, cette nuit encore ils sont venus, l’Ondine Renault flottait dans l’azur printanier, ses courbes avaient celles d’une jument et ses yeux ronds regardaient les chemins de l’enfance, mère disait à père « Ralentis, ralentis, il y a un carrefour », je suçais des pastilles Vichy exécrables,

ils sont revenus cette nuit, mais j’ai fait le mort, ils sont revenus, la prochaine fois je leurs enverrais un coup de cric dans la gueule, puisque le cric ne sert plus à rien dans ma nouvelle maison-voiture, on me dit de prendre un chien, je réfléchis, est-ce que je suis assez aimable pour un chien ? en attendant je me blottis contre mes sacs, me frotte à eux pour avoir une chaleur de papier, dans la journée je pars en excursion, visite d’autres terrains, je ferme bien ma maison-voiture à clé avant d’excursionner, mais d’autres maisons-voitures comme la mienne sont introuvables, je ne trouve que des sans-logis, ils habitent dans des trous, sous des porches, des ponts ou des maisons d’un soir qui les foutent à la porte le matin venu,

moi j’ai ma voiture de quand j’étais riche, avant que je divorce, avant quand le travail existait, je suis propriétaire de ma maison en tôle et quand je rentre le soir il y a eu des voleurs, c’est normal puisque je suis propriétaire, aujourd’hui j’accroche une lampe à mon plafond de voiture pour bien racler le fond de mes pots de yaourt, il aimait tellement pêcher la truite, surtout l’été, les soirs d’orage, c’est là où ça mord le mieux, disait père, quand j’entends la pluie tomber sur ma voiture, j’éteins le transistor et je surveille les gouttes qui voudraient rentrer,

ce soir avant la nuit, ils sont encore venus, ils étaient trois et moi tout seul, trois contre un, c’est pas juste, j’ai mon cric sous la main mais quand même, faut dire que la nuit il neige fort et tout est gelé, je ne dors pas recroquevillé sur ma banquette, je murmure une chanson mais les paroles sont toutes gelées, quand père fumait la pipe ça réchauffait bien la voiture, mère disait « Ouvre la fenêtre un peu », et moi derrière mon envie de gerber se calmait,

ils tournent encore autour de ma voiture, discutent entre eux à voix basse, j’ai mis des rideaux partout pour calfeutrer mes fenêtres, avoir un peu d’intimité quoi, ma voiture comme ça est chic mais quand même ils tournent autour, si bien qu’un matin, à l’aube alors que je suis assoupi, ils ouvrent ma porte, me braquent une torche dans la gueule et me disent je ne sais pas quoi, j’entends le mot « café, café », mais ils veulent m’extirper de ma banquette, « nous sommes la maraude de jour » ils disent, ils sont trois, dont une fille, « on peut t’héberger au Centre » ils disent, ils ont aussi avec eux des sacs spéciaux, des vêtements spéciaux, des paroles spéciales du genre « doucher, te réchauffer, manger, chercher un logement»,

je ne comprends rien, ma voiture est ma maison, je pourrais leur foutre un coup de cric mais leur regard me retient, je leur explique qu’ils sont chez moi et que je peux les attaquer pour violation de domicile, je ne trouve plus les mots et aucune chanson ne veut sortir, sauf mes larmes, et mes mains qui s’accrochent à ma maison-voiture,

je suis d’une lourdeur qu’aucune aide ne peut soulever, des kilos de refus qui font que la maraude s’en va me disant « on reviendra, on reviendra monsieur », tandis que le jour se lève doucement et que père remplit la voiture attendant mère pour partir sur la nationale 10, il susurre une chanson que je ne comprends pas mais elle a un air de vacances

« Modifié: 29 avril 2022 à 15:30:52 par LOF »
Lof

Hors ligne Kwak'

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Re : Le temps des voitures
« Réponse #1 le: 28 avril 2022 à 19:14:46 »
Pfiou... rien à dire, si ce n'est merci.

Je l'ai lu, et relu, et rerelu... c'est superbe. C'est amené subtilement, avec beaucoup de poésie, pas de lourdeurs, et on rentre complètement dedans. Du grand LOF ^^

Hors ligne jonathan

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Re : Le temps des voitures
« Réponse #2 le: 28 avril 2022 à 19:19:09 »
Bonjour. J'ai bien aimé ton texte avec les flash back, réminiscence d'un enfance trop vite disparue. J'ai effectué, il y a quelques années, des maraudes nocturnes avec le 115 sur Bergerac. Entre les squats et les voitures-maisons, bien planquées dans un terrain vague, à l'abri des regards, nous avions du travail avec les collègues de la Croix-Rouge. Ton texte est criant de (triste) vérité. Les travailleurs pauvres sont une multitude en France et c'est une honte, un désintéressement total de la part des pouvoirs publics. J'espère que ce n'est pas autobiographique. À +
Sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur... [Pierre Augustin Caron de Beaumarchais]
Le silence est l'expression la plus parfaite du mépris... [G.B. Shaw]
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Hors ligne LOF

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Re : Le temps des voitures
« Réponse #3 le: 29 avril 2022 à 09:56:59 »

Merci vivement pour vos commentaires.
Non ce n'est pas autobiographique.
Mais c'est une situation qui me touche beaucoup personnellement.
Lof

Hors ligne Meilhac

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Re : Le temps des voitures
« Réponse #4 le: 29 avril 2022 à 10:28:09 »
génial comme d'hab'  :coeur: :coeur: :coeur:

je ne suis pas convaincu par le titre mais peu importe

merci et bravissimo

c'est ultra poétique

génial la pastille vichy

un côté agota krystof,

on sait pas où on est et on veut pas le savoir. on est ailleurs. on trippe  :coeur: :coeur: :coeur:

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Re : Le temps des voitures
« Réponse #5 le: 29 avril 2022 à 14:45:54 »
Un très beau texte, j'aime beaucoup les répétitions directes et plus lointaines. Les doubles sens.
Merci pour la lecture !
Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J'y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d'instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l'inévitable ; partout les éboulements du hasard. M.Your.

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Re : Le temps des voitures
« Réponse #6 le: 01 mai 2022 à 05:57:00 »
Coucou, quelques remarques en passant :

J’habite dans ma maison ma maison est une voiture ce n’est pas une chanson quand on partait en vacances le matin déjà j’avais envie de gerber les yeux fixés sur la route droite sinueuse comme sinueuse comme je ne sais plus, froide voiture, ce n’est pas une chanson, sinueuse comme la vie,
Je trouve que le "comme" que j'ai surligné est en trop et casse un peu le rythme

ma voiture a quatre roues qui ne tournent plus, derrière une palissade, un terrain où personne ne rôde, sauf moi et ma voiture, froide voiture, une maison glacée sans couloir, aux murs comme des tôles sinueuses,
Idem avec le "une" ici

des fenêtres avec des chiffons pour cacher la vie, des essuie-glaces des essuie-tout des essuie-mains parce que vivre dans une voiture exige d’être propre et ordonné,
il est bien ce passage !

l’hiver ma banquette maintenant est mon dortoir, ma banquette est une table, ma banquette est un canapé où je n’invite personne,
l'idée est chouette, mais je trouve que ça coince un peu là dans la formulation, je sais pas comment dire je pense que le leitmotiv choisi en "ma banquette est un.e qqch" fonctionne pas tout à fait, il faudrait peut-être en choisir un autre.

la route filait droite bordée d’arbres au tronc badigeonné, parfois sous des voûtes de feuillages on roulait comme dans une cathédrale,
une idée comme ça mais l'image de la cathédrale pourrait être un peu plus creusée ? là tu renvoie juste à la structure en voûte, mais c'est hyper évocateur je trouve un cathédrale (enfin ça porte pas mal de sens) mais je n'arrive pas trop à le raccrocher au sens ici
après le texte est assez sobre dans sa forme donc je suis pas forcément pour une métaphore grandiloquente non plus, mais je sais pas y a ptet un peu plus à évoquer ici ? (juste une piste si jamais quoi)

Globalement ça rend quand même vachement bien comme l'on dit mes prédécesseurs, le rythme est intéressant, y a quand même beaucoup de choses malgré la brièveté du texte, chapeau !

++
aucun : les artichauts n'ont aucun rapport avec le Père Noël. Ce ne sont pas des cadeaux et on ne peut pas faire de Père Noël en artichaut.

Milla

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Re : Le temps des voitures
« Réponse #7 le: 04 mai 2022 à 07:46:37 »
La lecture audio par Kwak est à écouter ici et rejoint de ce pas l'Audiothèque !  ^^

Hors ligne LOF

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Re : Le temps des voitures
« Réponse #8 le: 04 mai 2022 à 11:23:47 »
 Merci Kwak pour ta lecture audio. Je redécouvre mon texte. Les voix off sont bien vues. Sujet et forme trouvent ainsi leur
 unité et devient une petite création autonome par ton interprétation. Merci encore.   
Lof

 


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