En matière d’art, j'ai un principe qui est de considérer que, si tant de gens aiment des œuvres que je n'apprécie pas, c'est qu’il y a probablement plus de chances pour qu’ils aient raison et moi tort que l’inverse. Tant de personnes ne pouvant être tous des snobs ou tous des idiots, mon premier mouvement est de penser que c’est moi qui dois être un béotien.
De ce principe découle naturellement la volonté de tenter quelques raisonnables efforts pour aimer et, pourquoi pas, comprendre (mais on peut aimer sans comprendre, une œuvre d'art, une femme, ...) ce qui, jusqu’à présent, m'ennuyait ou même me faisait ricaner.
La croyance en ce principe n’est pas une preuve particulière de modestie et, beaucoup de mes amis vous le diront, cette qualité n’est pas plus développée chez moi que chez le premier imbécile venu. De plus, toute modestie mise à part, je crois pouvoir situer assez précisément et sans illusion mes limites intellectuelles.
Je me dois également de préciser que je n’applique pas ce principe de généreuse ouverture à tous les arts ni à tous les artistes.
En premier lieu, j’ai exclu du champ de mon possible la musique, la danse, la poésie et le théâtre. Non pas que je n’aime pas la musique, la danse, la poésie ou le théâtre, mais, dans ces domaines, mon choix est fait depuis longtemps, et trop d’expériences aventureuses se sont soldées par d’inoubliables soirées d’ennui. Pour le moment, et dans ces domaines culturels, je resterai encore un temps d’un conservatisme prudent en appliquant cet autre principe selon lequel « what you don’t know won’t hurt you », ce qui est une façon chic de dire que « ce que tu n'iras pas voir (ou entendre) ne te fera pas ch.... » .
Reste donc la littérature et la peinture, mais bien sûr, pas toute la littérature ni toute la peinture. En effet, et tout comme l’imbécile déjà cité, j'ai une idée personnelle et quasi définitive de ce qu'est le mauvais goût, et je ne souhaite pas évoluer sur ce sujet.
Ces préliminaires expliquent sans doute pourquoi je n'ai jusqu'à présent tenté réellement ces raisonnables efforts que sur un nombre restreint de sujets. Et là, j'ai connu quelques échecs. Parmi eux, par exemple, Montaigne et Saint Augustin, James Joyce et Umberto Eco, Francis Bacon et Andy Warhol.
Juste un mot sur Montaigne : la forme déjà me rebute, je n'arrive littéralement pas à saisir le sens de la phrase et je trouve que la ponctuation ne fait qu'ajouter à la confusion. Quand le sens apparait, soit qu'on me l'ait expliqué soit que j'ai accompli quelque effort personnel, je ne vois la plupart du temps qu'angélisme et banalité, égoïsme et autosatisfaction. Je sais que je suis dans l'erreur, que c'est choquant, indéfendable. Mais pour moi, c'est comme la cuisine japonaise: j'ai goûté et ça va comme ça.
Par contre, j'ai eu quelques réussites, dont Homère, Shakespeare, Flaubert, Virgile, Yourcenar, et, surtout, ma dernière découverte, Proust.
Ah! La Recherche! Tout le monde a lu ses trente premières pages, mais si peu les deux mille neuf cents dernières.
La Recherche, roman intense et distendu, habité de portraits cruels, drôles ou attendris de personnages à jamais disparus depuis cent ans, mais que l'on peut retrouver par surprise au croisement d'un diner pas trop intime et d'une humeur d'ethnologue.
Qui n'a pas rencontré de Cottard, de Basin, de Norpois, de Grand-Mère, de Françoise ? Qui n'a pas aimé puis détesté une Oriane de Guermantes ? Qui n'aurait pas voulu avoir pour ami un Swann ou un Saint Loup ? Qui n’a pas frôlé une Albertine ?
La Recherche, étude pointilliste d’une société extraordinairement inégalitaire mais totalement assumée et acceptée par les personnages mis en scène, quelles que soient leurs places sociales dans le roman.
Comment, aujourd’hui, ne pas être surpris, amusé et parfois choqué par les incommensurables fossés qui séparaient alors le grand monde de la bourgeoisie et la bourgeoisie du peuple, Charlus de Cottard, et Cottard d’André…
La Recherche, exposition de peintures de scènes immobiles ou animées, si romantiques, si fleuries et pourtant si précises et si réelles que l’on peut en entendre le fond sonore ou en sentir le parfum, si parfaites que l'on se demande pourquoi on n’a jamais rien lu de tel.
Comment mieux faire apparaitre le jeu d’un rayon du soleil sur le fer forgé d’un balcon ou les gerbes d’une fontaine au loin dans un jardin ?
La Recherche possède également une caractéristique rarement appréciée de notre temps où règnent les twitts, les texto et les mails. C’est celle d’avoir du temps, d’être interminable. Ce qui chez d’autres auteurs serait un grave défaut, est, chez le petit Marcel, une qualité majeure. Quand on est bien dans un roman, qu’y a-t-il de plus confortable et de plus rassurant que de ne pas en voir le bout : Chouette ! Encore mille deux cent cinquante-trois pages !
La Recherche présente pourtant un défaut : lorsque vous en sortirez, tout ébloui, vous mettrez beaucoup de temps à ré-accommoder votre vue sur le reste de la littérature.
L’homme élégant et la femme du monde ne lisent pas Proust. Ils le relisent.
Le vieillard cacochyme aussi, mais lui, il croit que c’est la première fois.
Vous voulez savoir pourquoi il faut relire Proust ? Eh bien, je vais vous le dire. Mais pour que vous en soyez vraiment convaincus, je vais le faire par le truchement de quelques spécialistes.
D’abord, relire pour le plaisir :
C’est peu dire que le plaisir proustien par excellence n’est pas celui de la lecture, mais celui de la relecture.
Laurence des Cars, présidente du musée d’Orsay
Ensuite parce qu’à chaque relecture, on s’intéresse à des choses différentes :
Bonheur de lire Proust : d’une lecture à l’autre, on ne saute jamais les mêmes passages.
Roland Barthes
Et aussi, parce que la première fois qu’on entre dans la Recherche, il est rare qu'on aille au bout :
Je crois que Proust est plutôt un livre de relecture que de lecture. Il faut l’avoir lu d’abord tout entier, s’y être perdu, l’avoir peut-être détesté à certains moments, l’avoir rejeté, l’avoir repris, puis, après, on prend Proust, on l’ouvre, on commence à lire une phrase, et on suit et généralement on va jusqu’au bout ; en tout cas pour moi c’est l’expérience que je fais chaque fois.
Jean Giono - Interview - 1965
Et enfin, parce que pour lire Proust, il faut avoir lu. Ce n'est pas moi qui le dis :
(…) Parce que pour lire Proust, il faut avoir lu, et c’est une nouvelle défaite qu’il faut accepter pour le lecteur. Il est impossible, à la première lecture, de déceler toutes les références poétiques, philosophiques, théâtrales ou picturales qui sont disséminées tout au long de ces plusieurs milliers de pages. Platon, Montaigne, Corneille, Racine, Saint-Simon, Chateaubriand, Hugo, Balzac, Dostoievski sont présents derrière chaque syllabe et c’est sûrement pour cela que la littérature critique autour de Proust n’est pas prête d’en venir à bout ;
Julien Leclercq - Le Nouveau Cénacle
Donc, lisez et relisez Proust ! La phrase qui suit par exemple, celle qui conclut le fameux épisode de la Madeleine. Mais attention, danger ! Sa lecture répétée sans précaution peut provoquer un grave choc esthétique ; surtout si l'on prononce les mots à mi-voix. Essayez :
Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.
Marcel Proust - Du côté de chez Swann