J'ai rarement fait aussi débile
La nuit tombe sans faire de bruit. Les grillons s’éteignent et les lucioles s’allument. Gaston s’affaire avec deux silex qu’il frappe vigoureusement l’un contre l’autre, au-dessus du tas d’herbes sèches qu’il a amassées au centre d’un cercle de galets prélevés dans la rivière. Les étincelles furtives jaillissent avant de disparaître dans la brise tiède.
— Tiens, essaye avec ça, propose Marinette en tendant son briquet.
— T’avais un briquet ? Depuis le début ? Ça fait une demi-heure que je m’esquinte avec ces cailloux à la con !
Voilà, le foin s’embrase et bientôt les pommes de pin crépitent.
— Qu’est-ce qu’elle fout, Jeanine ? J’ai la dalle moi !
— Écoute Gaston, tu fais le feu, je prépare un abri et Jeanine s’occupe de la bouffe. C’est le plan, non ?
Accroupi, le vieux bonhomme jette un bout de bois dans les flammes et regarde la mamie, debout à côté de lui. Vue d’en dessous, avec la lumière qui danse, elle ressemble plus que jamais à une vieille sorcière.
— Tu ressembles plus que jamais à une vielle sorcière, avec cette lumière qui danse sous tes narines, qui fait vibrer tes rides et miroiter ta crinière blanche.
— Je sais. C’est pour ça qu’on m’aime. Ta bedaine est impressionnante, si près du feu. Une vraie montgolfière prête à s’envoler.
— Merci pour le compliment. C’est un travail de tous les jours, tu sais…
Une branche craque, un juron s’élève derrière le couple qui se retourne. C’est Jeanine.
— Quel trou paumé ! Pas simple la chasse avec toutes ces ronces. J’ai quand même ramené ça.
Jeanine pourrait être une sorte de géante, dans un conte de fées. Mais elle n’est qu’une ancêtre de près de deux mètres, avec une bestiole posée sur ses épaules. Elle lâche son fardeau qui atterrit aux pieds de Jeanine. La petite vieille se recule, la tête du chevreuil vient se plaquer contre la cuisse de Gaston.
— T’as réussit à buter un chevreuil !
— J’avais faim…
— Tiens, prends mon couteau. On mange les cuisseaux ce soir, on avisera pour la suite demain matin.
* * *
Le jour se lève et les premiers rayons du soleil dansent sur la rivière. Gaston et Marinette ronflent paisiblement, enlacés près du feu. Jeanine l’a rallumé avant l’aube. Le râble du chevreuil grille doucement tandis qu’elle tourne la broche, l’eau à la bouche. Le nez de Gaston frétille et il se redresse, bousculant Marinette qui pousse un râle de mécontentement.
— Chevreuil au petit déjeuner ? demande le vieux.
— J’ai pas trouvé de croissant, répond la géante.
Marinette se déplie en gémissant.
— C’est plus de mon âge, ces conneries. On a combien de temps ?
— Deux heures, je dirais, répond Jeanine. Le type est dans une cabane, un peu plus haut dans la montagne.
Gaston se gratouille le bidon.
— Il sera encore là ?
— Ce con aime faire la grasse matinée. C’est la seule chose que j’ai retenue lorsqu’il nous a séquestrés tous les trois au début du printemps. Jamais debout avant dix ou onze heures.
Marinette commence ses étirements, elle écartes les bras, se cabre, la tête rejetée en arrière : salutation au soleil. Elle enchaîne avec la salutation à la lune, salutation à la rivière et salutation aux galets et petits cailloux. Et un pet pour finir.
— C’est essentiel, le pet ? demande Jeanine.
— Oui, il faut étirer toutes les parties du corps.
* * *
Le chevreuil avalé, les trois vieux se mettent en marche. Marinette guide le groupe, en remontant le long du cours d’eau, sautant de pierres en pierres, agile comme une grenouille ankylosée. Gaston projette sa bedaine en avant à chaque bond. Jeanine se contente d’allonger ses immenses jambes d’un rocher à l’autre. Le soleil tape dur maintenant et le crâne cramoisi de Gaston brille de transpiration.
— T’aurais dû prendre un chapeau, dit Marinette.
— Quand on s’est enfuit, il y a deux jours, j’avais d’autre chose en tête que d’éviter les coups de soleil.
— Comme éviter les coups de feu ?
— Voilà, exactement.
Jeanine rigole.
— C’est pas un abruti d’espion Biélorusse qui vous ferait peur, quand même ?
Marinette s’arrête sur un gros rocher. Elle surplombe Jeanine, ce qui est plutôt rare.
— Attends, ma grande… Tu vas pas me dire que tu t’es pas un peu faite dessus, quand le Ruskof était pas loin de nous passer à la tenaille ? T’étais pas trop fière non plus quand il mettait ses fers à rougir, si ?
La grosse paluche de Jeanine balaye l’air devant son visage.
— J’ai toujours su que t’allais nous sortir de là. Heureusement que t’es coquette !
— Si j’avais pas eu ma lime à ongles, on serait en train de nourrir les mouches sous un sapin. Alors, on dit merci à Marinette.
— Merci Marinette.
— Merci Marinette.
— J’aime mieux ça !
La rivière s’est faite torrent, de jolies petites cascades dégringolent sur les blocs de granit moussus. Gaston s’émerveille :
— C’est mignon, ces jolies petites cascades qui dégringolent sur les blocs de granit moussus.
— Ouais, approuve Marinette. On le bute comment, le Ruskof ?
— Vu qu’on n’a pas trop de flingues, à peine à couteau à viande, je propose d’utiliser les éléments naturels.
— Comme pour le chevreuil ?
— Comme pour le chevreuil.
La pente se fait plus raide, les vieux tirent la langue et aperçoivent enfin la cabane au toit de lauzes nichée entre les sapins. Ils s’approchent sans bruit. Un choucas s’envole et tournoie dans le ciel avant de disparaître. Jeanine regarde la position du soleil.
— Il doit pas être neuf heures, chuchote-t-elle. Il dort encore, notre lapin. On l’enfume ?
— On l’enfume, confirme Marinette.
Gaston commence à ramasser des brassées de fougères. Marinette des pommes de pains et Jeanine du petit bois sec. À pas de loup, tous les trois disposent les produits offerts par la forêt devant la porte et la fenêtre de la petite cabane. Ils amassent. Ils empilent. De gros tas. Lorsque leurs préparatifs sont terminés, Jeanine mouille son doigt, prend la direction du vent et grimpe sur la cabane de lauze, telle une panthère géante. La petite Marinette fait rouler un gros cailloux jusqu’au pied du mur de pierres sèches. Avec l’aide de Gaston, elle soulève l’enclume de granit le plus haut possible et Jeanine s’en saisit.
— Allez hop ! On allume, souffle-t-elle.
Devant la fenêtre et devant la porte, les brindilles crépitent sous les fougères humides. Une fumée âcre et épaisse monte en volutes opaques. Bientôt, la cabane entière baigne dans cette purée de pois irrespirable. Debout sur le toit, Jeanine profite du spectacle, une petite brise emmène la fumée vers l’est et la géante peut respirer sans encombre.
Des cris s’élèvent à l’intérieur de la petite baraque ; des cris en Ruskof, bien sûr. Quelques coups de feu éclatent et la porte est bientôt transpercée de jolis petits trous ronds. L’espion Biélorusse défonce la porte qui reste coincée sur le tas de branchages et de fougères. Son flingue dépasse, il hurle quelques menaces incompréhensibles avant de faire sa dernière erreur : il sort la tête de la cabane.
Alors, Jeanine laisse tomber sur son crâne la lourde masse de granit, l’enclume de l’enfer, le marteau de Thor, bref, un truc beaucoup trop lourd et trop dur pour une tête d’œuf Biélorusse. Le crâne se fend, la cervelle gicle, le type est un peu mort.
* * *
Un verre de vodka frelatée à la main, les trois vieux fêtent leur succès. Bien sûr, pas de microfilms à récupérer, pas de code secret pour sauver l’occident, pas de plan d’une quelconque arme secrète à ôter des mains de dangereux psychopathes. Non, juste le plaisir du travail bien fait. Faudrait voir à pas trop les chatouiller Jeanine, Gaston et Marinette. La semaine prochaine, direction l’Égypte. Il paraît que de drôles de scorpions rodent par là-bas. Et puis, un peu de chaleur, ça peut pas faire de mal. Y en a marre, de l’arthrose.