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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes courts (Modérateur: Claudius) » Cinq… cinquante millions (fantastique contemporain)

Auteur Sujet: Cinq… cinquante millions (fantastique contemporain)  (Lu 252 fois)

Hors ligne PierreSigma

  • Tabellion
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Cinq… cinquante millions (fantastique contemporain)
« le: 29 novembre 2022 à 11:37:25 »
Salut à tous !
Ce texte reprend ma précédente nouvelle, "Sony xperia à 1 euro" en y ajoutant une deuxième partie qui change assez radicalement le sens et la portée de celle-ci. Bien entendu, pas la peine d'avoir lu "Sony xperia à 1 euro", puisqu'il est repris au début.
Bonne lecture !
 
Cinq… cinquante millions

Michel fronça les sourcils, un soupçon de perplexité dans le regard. Il fourragea dans le tiroir de son bureau pour en extraire ses lunettes double foyer qu'il chaussa. Il relut le titre de l'email, tout en se grattant la moustache. "Sony Xperia a 1 euro seulement". Sacrée affaire là !

Il en émit un petit jappement de jubilation. Son corps trembla, et son ventre dépassa d'un marcel trop petit qui ne dissimulait plus assez ses bourrelets. Installé à la cool dans un fauteuil à roulettes, il faisait face à son ordinateur, au centre de la minuscule pièce qui lui servait de bureau. Le PC chauffait, ajoutait son grain de sel à la chaleur ambiante. On étouffait. Il prit une bouffée de trinitrine en spray, pour le cœur.

Michel détestait dépenser de l’argent en général, et encore moins lorsqu’il s’agissait de grosses sommes, plus de cent euros par exemple. Le week-end on pouvait le voir, béret enfoncé jusqu’aux oreilles, arpenter les allées improvisées de tous les vide-greniers aux alentours. S’il avait voulu, il serait arrivé à marchander trois chandeliers pour cinquante centimes au lieu des soixante-quinze habituels.

Son accès d’allégresse attira sa femme, Anna, dans la pièce. Michel sursauta de frayeur à la vue de son accoutrement. En télétravail depuis quelques semaines, elle accumulait les prouesses vestimentaires. Aujourd'hui elle portait une veste de tailleur en haut, car c'était la seule partie visible en visio. Au niveau de ses jambes dépassait la vieille chemise de nuit fétiche qui avait résisté tant bien que mal aux milliers de lavages.

Curieuse, Anna vint s’asseoir à côté de son mari. Son regard se posa alors par hasard sur la corbeille à papier. Elle s’exclama sur le ton du reproche :
— Tu parles de faire des économies, pourtant tu prends au moins deux ou trois feuilles d'essuie-tout à chaque fois et tu ne t'y mouches qu'un seul coup deda...
Elle s'interrompit, l'œil fixe en direction d'une feuille d'essuie toute froissée dans la corbeille. Le liquide épais, blanchâtre, qui en dépassait n'avait pas du tout l'apparence de la mucosité d'un nez malade.
Michel assistait de près à toute la scène. Il comprit en direct ce qui allait se passer. Des perles de sueur apparurent sur son front qui se plissa et montra tous les signes de l'inquiétude. Au ralenti, il vit le visage d'Anna prendre une expression sévère, fermée. Elle se tourna vers son mari pour le regarder bien en face. En même temps, son pouce et son index saisissaient un coin de la pièce à conviction. Elle la maintint assez éloignée d'elle cependant.
— C'est pour ça que ton historique est toujours vide alors que je te vois souvent sur l'ordinateur ?
— Kof kof J'ai une sacrée crève moi, dit-il avec une intonation soudaine de nez bouché.
— En plus tu me prends pour une débile…
— Non non lâcha-t-il en un souffle, tout en se jetant sur le mouchoir.
Il lui arracha des mains et y plongea le nez dedans en un geste rapide. Il se moucha abondamment –ou simula– devant le regard mi écœuré mi désabusé de sa femme. C'était vraiment poisseux. Michel eut du mal à retenir une moue de dégoût. Il balança le morceau d'essuie-tout dans la corbeille et fixa Anna d'un petit sourire, puis se prit une bouffée de trinitrine.
— Tu t'en ai mis un peu sur la joue, là. Fit-elle avec une grimace.
Nerveux, il s'essuya avec son marcel.
— Il faut qu'on parle, Michel.
Nooooooonnn, pensa-t-il.
— Je commence à me lasser de nous, poursuivit-elle. On ne fait plus rien au lit, tu n'as plus aucun égard pour moi.

Tu m'étonnes ! Auparavant, jamais il n'aurait admis accorder de l'importance à l'apparence physique, d'ailleurs lui-même n'en avait pas les moyens. Mais là, en quelques mois, Anna avait changé du tout au tout. De belle quadra pulpeuse elle s'était rabougrie, affaissée sur elle-même. Des poches avaient commencé à apparaître sous ses yeux. Venaient s'ajouter de récentes rides sur le front et un nez de plus en plus crochu. Ces jours-ci elle paraissait carrément voûtée. Une verrue de plus et elle aurait complété à la perfection l'archétype de la sorcière Disney.
Elle poursuivit :
— Tu t'en fous on dirait. Jamais un cadeau, jamais la moindre attention…
Cadeau, mais oui… Michel se redressa, pris un air sérieux :
— Tu me juges vraiment mal… J'étais justement en train de te faire une surprise. Non mais comment tu me vois ? Ça me fait de la peine…
— Commences pas ton cinéma Michel.
— Non mais je te jure, j'étais en train de t'acheter un cadeau sur le net…
— Mais bien sûr… son air renfrogné commença à s'apaiser. Et c'est quoi ?
— Un nouveau smartphone. Oui oui parfaitement, et pas de la merde hein, de la marque, un sony.

Il s'était redressé, la prenait de haut maintenant.
— Ha bon ? C'est pas mal ça…
— Oui oui, ça fait plusieurs fois que tu me dis que ton haut-parleur déconne, ben là je voulais te faire plaisir.
— Tu me disais que c'est trop cher, qu'il faut attendre que le forfait soit renouvelé pour deux ans, gnia gnia gnia…

Michel inclina légèrement la tête sur le côté, ses yeux prirent une expression à la fois charmeuse et bienveillante. Il déclara, solennel :
— J'y pense souvent, je me demande, "comment je pourrais m'y prendre pour faire plaisir à ma            belle ?" Quand je n'arrive pas à dormir, je cherche des idées pour te rendre heureuse.
Ça faisait des années qu'il dormait comme un bébé.

Le smartphone d'Anna émit une notification saccadée, signe, en effet, d'une faiblesse du haut-parleur.
— Tu vois, il faut vraiment que j'en change, dit-elle tout en extirpant son téléphone de la poche de son tailleur.
Elle regarda l'écran : il s'agissait d'une notification Tinder. Ça avait matché. Avec qui ? Surement un mort de faim vu sa tête boursouflée et racornie. Elle jeta un œil furtif vers Michel. "C'est bon, il n'a rien calculé" se dit-elle. Elle se leva pour quitter la pièce, les yeux rivés sur son appareil.
— Je te laisse alors…
— Ok ma chérie, tu verras, je te le garantis, tu ne seras pas déçue.

Il se retourna vers l'écran, un petit sourire machiavélique aux lèvres. "Quelle quiche, heureusement que je la surpasse largement niveau jugeote" Il sortit sa carte bancaire, et ouvrit le mail " Sony Xperia à 1 euro seulement" puis s’interrompit un instant. "Au fait ça fait bien 3-4 jours que je suis pas allé faire un tour sur le compte".

Il joignit le geste à la parole et cliqua sur le raccourci menant au site internet de sa banque. Il composa les différents codes et numéros de compte qu'il connaissait par cœur. Comme à l'accoutumée, la page mis de longues secondes à s'afficher car, malgré l'insistance d'Anna pour changer l'ordinateur, l'appareil n'était rien de moins qu'une vieillerie tournant sous windows xp.
Le site répondit enfin et afficha le solde du compte. Michel en émit un nouveau jappement. Son faciès se figea en une expression d'incrédulité mêlée de surprise.
"cinquante…" Sans quitter l'écran du regard une seule seconde, le regard fixe, la bouche bée, il re fourragea dans son tiroir afin d'en extirper sa paire de lunettes. Bien entendu il fit chou blanc puisqu'il les avait déjà sur le nez.
"cinquante millions…" un filet de bave s'écoula de la commissure de ses lèvres. Son corps restait bloqué dans une immobilité parfaite.
— Cinq… cinquante mi… millions d'euros, bafouilla-t-il.

Oui, son compte avait bel et bien été crédité de 50 millions d'euros. Expéditeur à l'origine du virement ? Un certain "quatrième cercle".
— Qu'est-ce que tu dis ? questionna Anna depuis la pièce voisine.
— N…non rien de spécial, tout va bien ma biche, annonça-t-il sur le ton le plus faux cul de l'univers connu.
Il saisit son spray de trinitrine et l'actionna avec nervosité.

Cinquante millions d'euros !!!

La nuit qui suivit, après deux heures d'un sommeil plus que léger, il s'éveilla en sursaut et commença à fixer le plafond. Il n'avait pas mangé grand-chose à souper, et Anna s'en serait presque inquiétée si elle n'avait pas les yeux continuellement rivés sur son maudit smartphone. Bien entendu, il ne lui avait pas dit un mot au sujet de l'évènement. C'est lui qui gérait les finances dans le couple.
La masse flasque qui lui servait de cervelle demeurait en ébullition tel un verre de coca dans lequel on aurait plongé un mentos. Il n'avait pas joué au loto récemment, n'avait pas de vieil oncle de derrière les fagots qui aurait pu le désigner comme héritier… Il avait fait des recherches sur le "quatrième cercle", mais n'était tombé que sur des cours de maths en ligne.
Incapable de tenir en place il se leva, l'air résolu, et vint s'installer devant son pc.
Première des choses : se connecter sur le site de la banque....
Cela prit des plombes, comme d'habitude.
Oui c'est bon, l'argent est encore là.
Deuxième chose : aller sur le site failles-juridiques.fr

******

Plusieurs jours s'écoulèrent. Michel se rendait sur le site de sa banque tous les matins avec son petit café. Il n'en revenait pas. Il avait besoin de voir tous ces millions toujours présents sur le compte pour ne serait-ce que commencer à accepter leur réalité. La confirmation que la somme se voyait encore placée dans la colonne "crédits" le mettait de bonne humeur pour la journée. Un petit tour sur le site "failles-juridiques.fr" l'avait informé que, en cas d'erreur de la banque, celle-ci disposait d'un délai de cinq ans pour récupérer l'indu. Au-delà, c'était jackpot pour Michel.

Mais le problème, c'est qu'il avait du mal à penser à autre chose. Comment vivre cinq ans avec une telle incertitude ? Allaient-ils disparaître demain, le laissant débiteur des divers achats extravagants que n'aurait pas manqué de faire Anna, une fois au courant ? Il s'interdit donc d'en parler à quiconque, ni à sa femme, ni à la banque. Personne.

Au bout de deux semaines il arrêta le café du matin : celui-ci lui provoquait de tenaces palpitations. Même au repos, il gardait son spray à la trinitrine près de lui et l'utilisait plus qu'avant. Désormais il jetait un coup d'œil à son compte toutes les heures. Cela le rassurait, calmait son cœur et lui confirmait qu'il n'avait pas sombré dans la folie. Par bonheur la somme était toujours présente.

Un jour, Anna vint l'interpeller alors qu'il était encore installé devant son ordinateur :
— Je n'ai toujours pas reçu mon smartphone.
— Quoi ? Quel smartphone ?
— Et bien celui que tu m'as commandé, le sony.
— Ha oui, ben c'est qu'une question de temps, ça va pas tarder t'inquiète.
Tu parles, le mail s'était révélé être une arnaque et désormais sa boite de réception se voyait envahie de spams en tout genre " agrandissez votre pénis", "rétrécissez votre tour de taille", "prenez une semaine chez Mamon & vacances", etc.

Quatre mois après, Michel décida de ne plus dormir. En effet, cela faisait bien dix jours d'affilée qu'un cauchemar le réveillait en sursaut, plusieurs fois par nuit : on le forçait à cambrioler une banque, il y arrivait mais en sortant dans la rue il se faisait descendre par un flic. Parfois Anna prenait la place du brigadier, d'autres fois la fin différait : il planquait l'argent, ce qui lui permettait de s'enfuir, mais passait un temps fou à tenter de le récupérer sans jamais y parvenir. Quand il se réveillait il sentait son cœur battre à tout rompre et mettait bien une demi-heure à se tranquilliser. Bien entendu, il n'avait aucune idée de la symbolique derrière tout ça.
Au lieu de passer sa nuit au lit à fixer le plafond, il s'installait devant son PC, prenait une bouffée de trinitrine et vérifiait son compte. Au bout d'un moment, il ne faisait que rafraîchir la page en appuyant sur F5. Une fois toutes les minutes c'était plus pratique pour ne pas avoir à s'identifier à nouveau.

Sa barbe hirsute – il ne se rasait plus depuis un baille – lui grattait les joues. Une forte odeur de transpiration embaumait son bureau et, fait inquiétant, Michel ne se masturbait plus. Sa corbeille à papier demeurait tristement vide. De toute façon ça mettait trente ans à charger, et pendant ce temps il perdait sa connexion sur le site de la banque.
— Tu as vu ? Les Dufour ont une nouvelle voiture, commenta Anna un jour, alors qu'elle finissait de se pomponner depuis la salle de bain.
— Ouais ouais, répondit-il d'un ton détaché, absent.
Bien sûr qu'il avait remarqué, en face du siège de son PC se trouvait la fenêtre qui offrait un point de vue direct sur le garage des voisins. Les Dufour avaient une Audi.
Il prit une bouffée de trinitrine, pensif. Dans 4 ans, 6 mois et 12 jours, moi aussi j'achèterais une bagnole. Je prendrais une Mercedes ou une BM, ils seront verts.

À force de tourner en boucle, tout son plan était clair dans sa tête. Après avoir ramené une BM, il réaliserait son autre rêve le plus cher : installer un terrain de pétanque dans son jardin, même si ça faisait des mois qu'il n'avait pas respiré l'air de l'extérieur. Un joli, avec de petites fondations, des bordures en planches de bois brut et un sol de fin gravier damé avec soin. Les Dufour, toujours eux, l'avaient installé l'année dernière, ils lui avaient piqué l'idée sans vergogne. Michel se maudissait de leur en avoir fait part au détour d'un apéro. Une fois en place ils l'avaient même invité à le tester. Mais non, il prétextait toujours une excuse quelconque pour s'esquiver, préférant le sol bosselé de son arrière court. Question de dignité.

Huit mois après le virement, la touche F5 rendit l'âme. C'est donc le clic gauche de la souris qui fut mis à contribution. Pas question d'acheter un nouveau clavier avant que les 5 ans ne soient passés. Juste l'alimentation, le loyer et les factures de base mais rien d'autre. D'ailleurs Anna avait pris le relais dans la gestion des courses, son mari trop occupé à surveiller le compte. Elle endossa ces responsabilités sans rechigner, et d'ailleurs jamais elle ne demanda à Michel des explications au sujet de son changement de vie. Jamais une remarque désobligeante concernant les journées que celui-ci passait devant son PC. Jamais une remarque non plus sur le fait que son mari la délaissait, et sur la mystérieuse fixette qu'il entretenait. Elle semblait être devenue compréhensive.

Ce mois-là il consentit à s'acheter de nouvelles pantoufles, cinq euros à la friperie d'Emmaüs.

Un matin, douze mois après le jour béni du virement, Michel s'installa devant son PC. Il venait d'avoir eu un "incident". En effet, il vieillissait prématurément à tel point que, par moment, un petit pet discret pouvait s'avérer finalement plus liquide que gazeux. Il venait de se nettoyer sur son bidet.

Comme souvent dans son minuscule bureau, l'environnement chaud, l'humidité de l'air, la température élevée du PC ajoutaient à son inconfort. De façon automatique il cliqua sur le site de sa banque, entra ses identifiants de tête sans même regarder le clavier et valida.

Les cinquante millions avaient disparu.

Une détresse incommensurable le tétanisa sur place. Au début il ne paniqua pas. Avec des gestes précautionneux il bougea sa souris, parcouru l'historique du compte. Son apparente mesure contrastait avec l'intérieur de son corps. Le cœur battait fort, de plus en plus fort même, et de façon irrégulière. Nulle trace des cinquante millions, nulle trace de cinquante millions crédités il y a un an, nulle trace de cinquante millions débité le jour même. Rien.
Les lèvres de Michel commencèrent à bleuir. Il avait oublié d'inspirer depuis quelques secondes, comme si le choc avait anéanti son réflexe respiratoire. Quand l'air parvint enfin à sa poitrine, il y senti une douleur intense, irradiant vers son bras gauche. Il se projeta en arrière et chercha désespérément son spray. Là par contre il commençait à s'agiter, paniqué, tâtonnant sur son bureau, dans sa poche, regardant par terre. Impossible de mettre la main sur ce maudit spray. Sa tête se mit à tourner violement, sa vision se troubla.
En une ultime et douloureuse inspiration il se redressa pour bomber le torse, puis tomba d'un coup, la tête la première sur son clavier.

— Tu ne chercherais pas ça par hasard ? Demanda la belle Anna, derrière lui. Elle brandissait le spray de trinitrine.

Pas de réponse. Elle lui tata le pouls au niveau de la carotide. Inexistant.

— Bien bien, laissa-t-elle échapper avec un soupir de soulagement.

Elle sortit son portable tout neuf et se rendit sur tinder. Elle se portait de mieux en mieux ces temps-ci. Bien sûr, en plein délire obsessionnel, Michel n'avait jamais remarqué. Mais inexplicablement, petit à petit, son teint avait changé, elle se tenait plus droite et les poches sous ses yeux s'estompaient. Elle se sentait fraîche, en pleine forme, vingt ans de moins. Même son nez semblait moins crochu.
Plusieurs profils défilèrent avant de stopper devant Robert, 45 ans, brocanteur.

— Pas mal celui-là.


 


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